Amé­na­ge­ments tran­si­toires, entre es­poir et bri­co­lage

Les aménagements temporaires ou transitoires mangent-ils les ressources du «vrai» projet, à grands coups de palettes et de bacs à plantes? Ou préfigurent-ils vraiment le devenir d’espaces publics construits avec les habitants ? Retour sur une tentative vieille de dix ans et ses effets sur le projet définitif réalisé.

Date de publication
18-02-2022
Valérie Hoffmeyer
journaliste, architecte paysagiste et correspondante régulière pour Tracés.

Printemps 2012. Les mini-chantiers poursuivent leur histoire au cœur du quartier de la Concorde, le seul qui, à Genève, dispose d’un plan directeur de quartier (PDQ) issu d’une démarche participative. Ces mini-chantiers1, autrement dit des aménagements temporaires fabriqués avec les habitants et / ou les usagers, fédèrent alors comme rarement les associations, mais aussi l’État de Genève via plusieurs de ses services (l’urbanisme, la nature et le paysage), les deux communes concernées (Genève et Vernier) et des mandataires (architectes-paysagistes : Paysage n’co et entreprise de jardin: Canopée). Après une première étape en 2011, qui a notamment permis de réhabiliter du mobilier urbain abandonné, le programme de cette deuxième édition, lancée au printemps 2012, est plus ambitieux. Comme le premier, il est élaboré par tous les acteurs, après des visites de terrain : il est décidé de pérenniser l’utilisation d’un chalet ancien en atelier de réparation de vélos intégrant des jeunes du quartier, de développer un sport encore peu connu, le beach volley, et son infrastructure – un bac à sable géant et des gradins –, d’installer une pergola pour remplacer du stationnement, de révéler la qualité d’un espace planté de grands arbres au cœur d’une parcelle visée par un projet immobilier. En d’autres termes, d’intégrer les désirs des habitants dans le développement urbain par des opérations concrètes, bon marché et inspirantes.

Montrer «le champ des possibles»

«Dans l’ensemble, témoigne Olowine Rogg, alors en charge de coordonner les associations d’habitants et d’usagers, les minichantiers ont atteint leur but. Je suis même étonnée de voir à quel point ce fut le cas, par rapport à d’autres projets sur lesquels j’ai eu depuis l’occasion de travailler. Les étoiles étaient alignées: les bonnes personnes dans chaque service, qui agissaient de concert, une nouvelle loi (sur la biodiversité, ndlr) qui a permis de mobiliser des financements, environ 100 000 francs en tout.»

La suite? Dix ans plus tard, on constate que l’atelier vélo de Cayla a pris son envol et existe toujours, dans un chalet rénové, que le beach volley a trouvé sa place dans le parc voisin, que le stationnement ne s’est pas réinstallé sur son ancien site et que l’espace entre les anciens immeubles de logements a été maintenu lors de la démolition-reconstruction. «Ces mini-chantiers ont permis de montrer le champ des possibles, formule Olowine Rogg, mandatée à l’époque comme habitante active au sein d’un forum de quartier et qui s’est depuis professionnalisée, via un master en urbanisme. Avec quelques palettes, des échafaudages, une guirlande lumineuse, des bacs plantés, on n’a pas si mal réussi, analyse-t-elle. C’est sur ce dernier point que je serais plus réservée avec le recul: il nous est arrivé de jeter des plantes en fin de saison, qui souffraient en bac. Le respect du vivant a fait du chemin: aujourd’hui on les mettrait en pleine terre. On ne traite plus le végétal comme n’importe quel matériau.»

Exactement comme avant?

Inaugurées sous une pluie battante en début d’été 2012, ces installations attirent nombre d’élu·es et d’acteurs publics, tou·tes à l’œuvre dans le cadre du Grand projet de Châtelaine. Un développement d’une tout autre échelle puisqu’il prévoit un gain de 4500 logements et 2500 emplois à l’horizon 2030. Nicole Surchat Vial, architecte-urbaniste alors directrice de l’Office de l’urbanisme, se souvient de ce succès, ample eu égard à la modestie des aménagements. «Il y avait une vision commune réjouissante.» Elle se montre moins enthousiaste sur la trace laissée dix ans plus tard en particulier le long de ce qui devait devenir «l’axe vert Henri-Golay». «À la place du beach volley et de la traversée piétonne sécurisée proposée en 2012, une barre a été construite, dont le rez est sans relation avec la rue. Plus loin sur l’avenue Henri-Golay, il y a eu le concours d’architecture pour construire des logements à la place des deux petits immeubles pour le compte d’une institution à but social, la fondation Emile-Dupont. J’étais dans le jury. En dépit d’une architecture réussie, du bureau Jaccaud Spicher, qui a permis de maintenir une partie de l’ouverture centrale avec ses arbres, les aménagements ne sont pas à la hauteur de ce qui avait été identifié par les mini-chantiers: la grande clairière où jouer à la pétanque dans une ambiance de guinguette a cédé la place à des remblais et du mobilier assez ordinaires. Côté rue, proposée comme un espace piéton généreux lors du concours avec deux barres pliées élargissant celui-ci, le stationnement a repris sa place exactement comme avant. Pour le moment, la rue n’a pas gagné en qualité, malgré son régime en zone 30.»

Consolider le temporaire: le pire

Y a-t-il eu rupture entre les potentiels révélés par les mini-chantiers et la réalisation définitive? Olowine Rogg précise que des études sont en cours pour requalifier les espaces autour des immeubles et la rue. Et de rappeler qu’à Genève, le temps est très long entre les premières études et la réalisation. L’idée de désigner des «gardien·nes du projet» au long cours apparaît comme d’autant plus pertinente pour porter les acquis des phases préalables jusqu’à l’aménagement définitif. L’exemple d’Alexandre Chemetoff à Nantes, mandaté pendant dix ans par la Ville pour suivre la transformation de l’espace non-bâti de sa presqu’île, au fil des opérations immobilières, reste dans les mémoires. «Bien sûr, cela serait très utile, commente Nicole Surchat Vial, mais ce type de maîtrise urbaine est difficile à transposer dans les procédures locales : le cadre administratif manque pour assurer un tel suivi, qui serait confié à un seul mandataire.» Une manière de faire qui porte aussi le risque de consolider le temporaire: «Le pire qui puisse arriver, estime Christophe Ponceau, architecte-paysagiste et ancien commissaire de Lausanne Jardins édition 2014. Il faut une vraie capacité projectuelle pour passer du provisoire au définitif, qui puisse s’appuyer sur les tests sans en être prisonnier», souligne-t-il en substance.

Et les usagers et habitants, concernés au premier chef par le devenir de leur cadre de vie, a fortiori lorsqu’ils ont été sollicités dans des démarches préalables, pourraient-ils assurer ou participer à cette maîtrise d’œuvre? «Une forme de professionnalisation serait nécessaire, car les processus de projet sont complexes, relève Nicole Surchat Vial. Je pense surtout qu’il faut être très honnête avec les gens quand on fait ce type d’aménagement avec eux: ce sont avant tout des tests. Il ne faut surtout pas laisser croire que c’est ainsi, avec des palettes et ce qu’il faut bien appeler du bricolage, que l’on fait de l’espace public. De même que les pré-plantations ou le pré-verdissement ne suffisent pas à faire du paysage.»

Le végétal n’est pas mobile

Très sollicité en ce moment, Vincent Compagnon, patron des Pépinières genevoises à Bernex, se montre lui aussi réservé face à la montée des projets temporaires impliquant des arbres. «Franchement, c’est un peu du décor: on amène des arbres en bac dans des lieux ingrats, souvent très minéraux, on les laisse quelques mois et ils ne résistent pas bien, faute de soins appropriés. En général, je ne les récupère pas, sauf si j’ai un contrat d’entretien avec un suivi de l’arrosage : en été, c’est tous les jours! Des allers-retours qui ont un coût, en particulier quand le site est difficile d’accès. Si l’arrosage n’est pas professionnel, les risques que les arbres périclitent sont élevés. » Et les pépinières urbaines, qui voient des arbres plantés temporairement sur des sites en transformation, à des fins d’acclimatation à leur futur lieu de vie définitif? Elles ont le vent en poupe dans nombre de grands projets, à Lausanne ou à Genève notamment. « Même si les arbres sont plantés dans un sol aussi préparé que possible, avec goutte-à-goutte pour l’arrosage, je doute que les arbres ainsi élevés soient repris lors du vrai projet. Les garanties que la pépinière doit offrir ne peuvent pas être réunies dans des conditions de culture aussi différentes, à savoir en milieu urbain ou périurbain. Cela peut marcher durant deux ou trois ans, maximum. Vient ensuite la nécessité de transplanter les arbres, avec leurs racines. Où les replanter pour la suite de leur croissance? Que faire des trous laissés par les arbres déplacés? Il faut bien sûr les combler sans attendre, pour des questions de sécurité, ce qu’on ne fait pas forcément tout de suite sur nos terrains. Il faut être conscient que c’est une gestion de pépinière professionnelle transposée dans l’espace public.»

«Le végétal n’est pas mobile, on ne peut pas planter toute l’année et n’importe où, rappelle Christophe Ponceau, qui est aussi enseignant en paysage à l’HEPIA à Genève. Il faut le dire une fois pour toutes et arrêter ces installations éphémères, à l’image de ces murs végétaux montés le temps d’un défilé de mode et jetés le lendemain. Ce ne sont pas des jardins, tout comme la tour Il Bosco Verticale de Stefano Boeri à Milan n’est pas une forêt. Les architectes-paysagistes doivent se faire mieux entendre, notamment des architectes, et rappeler quelles sont les conditions nécessaires au vivant, peu compatibles avec l’éphémère. » Quid des installations de Lausanne Jardins, dont il a été co-commissaire en 2015 avec le designer Adrien Rovero? «Elles proposent une réflexion sur la ville et sa transformation, c’est très différent du festival de Chaumont-sur-Loire par exemple, qui fabrique des ‹ jardins-objets › éphémères avec du végétal. De plus, la manifestation lausannoise bénéficie de l’appui de la Ville, qui récupère les plantes, les terres, etc.» Mais il reste compliqué de pérenniser des projets conçus pour ne pas durer. «L’esthétique d’un projet à 30 000 francs ne résiste pas au temps qui passe. Un bricolage en palettes, aussi pertinent soit-il, ne suffit jamais à faire un jardin.»

Christophe Ponceau veut pourtant croire au potentiel social du transitoire, lorsque celui-ci perdure avant, pendant et après un chantier de construction ou de rénovation. Il cite le cas de l’ancienne caserne d’Exelmans2 dans le très chic 16e arrondissement de Paris, où un verger et un grand potager participatif qu’il a contribué à mettre en place (avec son associée Mélanie Drevet) feront vivre le site pendant le chantier de réhabilitation du bâtiment. «Des migrants vivent sur place actuellement et sont restés pendant les travaux. Des associations reprendront ensuite la gestion du site d’hébergement. Le jardin est alimenté par les déchets organiques du quartier, ce cycle de la matière crée un nouveau lien social, qui rassemble les associations, les concepteurs, les élus. On est loin de l’éphémère jetable, tout en restant dans une forme de participation constante des habitants et des usagers.»

Garder la flamme du temporaire!

Pour celles et ceux qui y participent, les projets temporaires ou éphémères sont une vraie source de satisfaction, le temps de leur présence: pour les habitant·es d’abord, sollicité·es comme volontaires, et qui donnent sans compter. Pour les mandataires ensuite, souvent de jeunes bureaux heureux de voir des projets vite réalisés et investis, à tel point qu’ils en deviennent les plus actifs promoteurs, prêts à arroser ou à réparer leur réalisation en cours de route. Idem du côté des chef·fes de projet de l’administration, qui apprécient leur caractère récréatif et festif. Ce sont parfois de véritables équipes qui se forment autour de ce type d’initiatives. Quant aux élu·es, ils et elles adorent le rapport investissement / bénéfice du projet éphémère, le seul qui puisse s’inscrire dans la temporalité d’une législature…

Tant d’enthousiasme explique sans doute la multiplication de ces opérations, qui facilitent le devoir d’information et de concertation de la population, exigé par l’article 4 de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire3. Et après? Si les palettes ou les arbres en bacs n’ont heureusement pas d’avenir dans un espace public digne de ce nom, l’intention qu’elles ont souvent aidé à concrétiser mérite, elle, la plus attentive des considérations. Identifier d’emblée les moyens pour en assurer la vitalité tout au long du processus de développement devrait faire partie intégrante du projet temporaire, dès sa gestation. Histoire d’éviter que la superposition des différentes politiques publiques n’en écrase pour de bon le souvenir. L’idée d’un gardiennage au long cours fait son chemin, il y en a sûrement d’autres à inventer.

Valérie Hoffmeyer est architecte-paysagiste et journaliste. Fondatrice du bureau d’architecture du paysage et communication pleineterre sàrl à Genève depuis 2008, elle a été membre du collectif Paysage n’co de 2011 à 2019.

Notes

 

1. Mini-chantiers 2011-2015 – Expérimenter l’espace public, disponible sur minichantiers.ch

 

2. melaniedrevet-paysage.eu, book

 

3. Loi fédérale sur l’aménagement du territoire, disponible sur fedlex.admin.ch