Re­vi­si­té: l’ate­lier de pro­jet com­me «Wei­ter­bau­en»

Revisiter pour mieux transformer

Dans l’atelier de Stephanie Bender du Joint Master of Architecture de la HEIA Fribourg, les étudiant·es sont invité·es à reconnaître la valeur de l’existant pour le réparer, le transformer et l’adapter, sans le dénaturer, au travers d’un outil de projet singulier: la revisite.

Publikationsdatum
24-04-2024

«Construire, c’est collaborer avec la terre: c’est mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifié à jamais; c’est contribuer aussi à ce lent changement qui est la vie des villes. […] J’ai beaucoup reconstruit: c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources», écrivait Marguerite Yourcenar.1 

Pourquoi ne pas tenter d’inverser la tendance au remplacement systématique et dénoncer les causes normatives, les habitudes et les principes parfois erronés qui continuent d’être mis en avant pour justifier le remplacement du bâti existant? Faisons du patrimoine quotidien et «banal» une base à transformer: en le réparant, en le révélant, en l’optimisant, en le complétant, en le réhabilitant, en l’accompagnant, en le renforçant, en l’augmentant, en l’amplifiant, etc. C’est le moment de changer le paradigme de nos approches de l’urbanisme et de l’architecture, pour mieux cerner les enjeux territoriaux, paysagers et climatiques de ces lieux du déjà-là. Pour mieux comprendre leurs qualités spatiales, retravailler leurs identités, réinvestir ces bâtiments et ces urbanités préexistantes. Pour mieux saisir les liens tissés avec leurs usager·ères et habitant·es, afin de retravailler leurs fonctions, appropriations et programmations identitaires et durables.

Pour ce faire, il est nécessaire de comprendre la substance de l’existant et son évolution historique: analyser les morphologies et typologies de ses vides et de ses pleins, appréhender les sites dans leurs contextes proches et lointains, faire avec le patrimoine bâti et paysager, comprendre l’humain dans son territoire et ses usages, cerner les enjeux de mémoire collective que porte chaque lieu, car «il faut une connaissance attentive de l’existant et dénuée de préjugés, ainsi qu’une connaissance approfondie des matériaux, des pratiques, et de l’interaction entre toutes les parties d’ouvrage», comme le souligne l’architecte Elisabeth Boesch2. Le lien entre le territoire, les hommes et les usages étant un aspect essentiel d’un développement durable.

Si notre approche de l’architecture et de l’urbanisme se réoriente en intégrant ce changement de paradigme indispensable, l’enseignement doit se réinventer également. 

Enseigner la transformation

Dans le cadre de l’approche d’enseignement proposée dans la série d’ateliers sous le titre «Revisité» au Joint Master of Architecture de la HEIA Fribourg depuis 20193, nous explorons le projet urbain dans des lieux en transformation. Volontairement distante de la tabula rasa, cette démarche holistique et ouverte envisage une nouvelle voie entre réparation et valorisation du déjà-là, et développement prospectif et raisonné. 

Revisiter un lieu, en comprendre la genèse, les principes constitutifs et le fonctionnement, par l’analyse, pour ensuite révéler les potentiels d’évolution par le projet d’architecture à différentes échelles, constitue une méthode mise en place au sein de l’atelier. Celle-ci met en avant l’importance de la prise en compte des contextes: macro, tels que territoire, paysage, économie, société; et micro, tels que programmation, typologie, matériaux, construction. 

Cette série d’ateliers propose aux étudiant·es une approche au plus près de l’existant, afin d’en reconnaître la valeur et d’être en mesure de le réparer, de le transformer et de l’adapter, sans le dénaturer. Voici quelques thèmes qui, après plusieurs semestres de déroulement de l’atelier, se sont cristallisés et que nous souhaitons partager.

De l’importance de revisiter des lieux

Le préfixe «re-» exprime l’idée de réitération, mais aussi celle de retour, ou encore de renforcement; tout ce que «re-» précède s’en trouve renforcé, stabilisé, assuré. «Re-» n’est rien d’autre qu’une figure d’itération déclinée à l’échelle du bâtiment, de la ville, et plus généralement du paysage. L’histoire y tient une grande place, car elle révèle le contexte plus large dans lequel le projet se place et ancre ainsi sa valeur culturelle.

Une mesure contribuant à refondre notre compréhension du paysage urbain et de l’architecture consiste en l’organisation in situ de «promenades-discussions» ou « arpentages-dérives». À la manière de la «Promenadologie»4 développée par le sociologue Lucius Burckhardt, les étudiant·es et les enseignant·es s’imprègnent du lieu, en extraient l’essence, et développent ainsi les fondements de leurs futurs projets. Dans le cadre de l’atelier «Gaou Bénat revisité», qui s’est déroulé en 2022 et questionnait le devenir d’un domaine des années 1960 bordant la mer Méditerranée et conçu par les urbanistes architectes André Lefèvre et Jean Aubert, une «promenade-discussion» sur le littoral varois a été organisée en compagnie de l’architecte et urbaniste Patrick Bouchain, qui a incité les étudiant·es à reconsidérer profondément leurs approches urbaines et architecturales en mettant le paysage et le végétal au centre de leurs projets, avec des problématiques propres au lieu. Le projet Gaou Fuego (étudiants Killian Bournoud et Thomas Gétaz) en rapport avec les problématiques propres au Gaou Bénat, prend ainsi la menace du feu comme point de départ du projet, et développe un système de parcellaire pare-feu végétal qui retourne une situation de danger en projet urbain et paysager innovant formant un programme identitaire pour ce lieu. Les enjeux découverts au cours de ces «promenades-discussions» caractérisent la pratique architecturale et urbaine telle que nous la proposons. 

À cela s’ajoute la nécessité de redécouvrir toutes les couches d’histoire et du territoire au travers de recherches de données et dans les archives. Mais également au travers de relevés et du redessin de plans existants, ou encore par les rencontres et mises en perspective avec les usager·ères et habitant·es.

Du lieu-témoin à la reprogrammation

Le choix d’un lieu constituant un ensemble urbanistique, paysager et architectural, est fondamental, car il porte en lui-même des réflexions à plusieurs échelles, ainsi que des qualités en lien avec une culture du bâti spécifique, qui invite à être redécouverte. Les lieux témoignent d’une histoire et de démarches antérieures et sont ainsi intrinsèquement inscrits dans la mémoire collective. Par conséquent, ils nous enseignent de manière appliquée et indirecte l’histoire et la théorie de l’architecture, du paysage et de l’urbanisme. 

Dans ce contexte, il est fondamental de proposer un enseignement par l’expérience car, comme le préconisait Patrick Geddes, «en vivant nous apprenons, en créant nous pensons».

Ces sites en quête de densification et de transformation sensibles donnent au semestre une certaine coloration et débouchent sur des projets dont le programme n’a pas été imposé mais est né du processus d’analyse du contexte existant et du développement du projet mis en place par chaque groupe d’étudiant·es. La question du programme devient centrale dans les démarches urbanistiques et architecturales à suivre, et indissociable du projet. 

Lors de l’atelier «Stuttgart revisité», mené dans le cadre de l’IBA’275, l’exemple du projet Tissage (étudiantes Izdihar Attal et Sofia Berdigue) pour l’ancien site industriel Otto Areal à Wendlingen propose de faire de l’échelle et de la matérialité des bâtiments industriels existants les fondements de l’intervention, qui complète et reprogramme ce site en quête d’identité. Ces enjeux relèvent par ailleurs de sujets pertinents, en phase avec les considérations environnementales qui caractérisent aujourd’hui la pratique architecturale et urbaine. 

Relier territoire, paysage, urbain, architecture et humain

Approcher le projet par des échelles et matières diverses, mêlant le territoire, le paysage, l’urbain, l’architecture et l’humain apporte, au-delà de la compréhension de l’ensemble des contextes pour le projet en lui-même, une mise en perspective des enjeux liés à l’intervention dans l’environnent bâti et non bâti contemporain. Avons-nous les bons outils entre nos mains pour répondre aux problématiques climatiques, patrimoniales et sociales d’aujourd’hui? Quels lieux produisent les processus ou les règlements urbanistiques et architecturaux actuels? N’est-il pas temps de repenser fondamentalement le processus de planification fonctionnaliste et les normes architecturales? En associant l’urbain, le paysager, l’architectural et l’humain, l’atelier tente de trouver de nouvelles voies qui mettent en avant des propositions qualitatives et conceptuelles pour des «récits des lieux adaptés»6.

À titre d’exemple, ces questions des liens paysagers et sociaux à grande échelle ont été abordées dans l’atelier «Renens revisité», qui concernait le grand ensemble de bâtiments de logements du quartier de la Piscine (Caudray) où la notion du commun et du parc avait au fil du temps été perdue. L’approche du projet Euphonie (étudiant·es Charis Winslow et Maxen Lançon) mettait au centre de la démarche la création de lieux-liens paysagers sur le territoire de l’Ouest lausannois, à l’image d’un grand parc pour les habitant·es du quartier de la Piscine, ainsi que pour les nouveaux quartiers en devenir où souvent l’espace public paysager se plie à la haute densification bâtie. 

Sur la base de ces éclairages se cristallise une approche qui permet d’aborder les transformations à l’échelle urbaine et architecturale, comme une exploration en profondeur des différentes couches qui constituent le lieu et un patrimoine souvent banal, en quête de devenir. Les projets qui en ressortent ne sont pas de nouveaux récits autonomes, mais les chapitres d’une histoire inscrite dans le contexte et le lieu. L’acte fondateur de cette forme d’enseignement est à l’opposé de la conception par des champs opératoires abstraits qui conduisent si souvent à la tabula rasa. Ici, l’enseignement du projet comme acte de «Weiterbauen» trouve ainsi aujourd’hui un écho particulier chez des étudiant·es de plus en plus conscient·es de l’héritage fragile que chacun·e s’apprête à laisser dans l’environnement bâti à venir. À la manière d’un livre qui doit rester ouvert et permettre aux générations futures de se faire leur propre image, il a pour tâche, tout en améliorant ce qui est et en assurant la pérennité de ce qui a été, à l’échelle paysagère, urbaine ou architecturale, de proposer un futur sensible et raisonné.

Notes

 

1 Mémoires d’Hadrien, Paris, éditions Plon, 1951, p. 384

 

2 «Il faut une connaissance attentive de l’existant et dénuée de préjugés, ainsi qu’une connaissance approfondie des matériaux, des pratiques, et de l’interaction entre toutes les parties d’ouvrage.» Elisabeth Boesch, in werk, bauen + wohnen, 3-2024, p. 9

 

3 La Poya revisitée, 2024 : une ex-caserne devenant polarité artisanale civile dans la ville-paysage de Fribourg; Renens revisité, 2023: densification du grand ensemble du Bois du Caudray; Gaou Bénat revisité, 2022: densification qualitative d’un domaine des années 1960 implanté dans le paysage méditerranéen; Stuttgart revisité, 2019: transformation et densification d’un site industriel de production textile du 19e siècle ; Montolivet revisité, 2018: une ancienne campagne lausannoise en quête de densification.

 

4 Lucius Burckhardt, Promenadologie. Se promener pour mieux voir, Flammarion, Paris, 2022. La première version en allemand est datée de 1995 «La promenadologie comme science», suivie par le texte «La promenadologie – Une nouvelle science» de 1998, publiés dans l’ouvrage édité en 2006 par Martin Schmintz Verlag, Warum ist Landschaft schön?

 

5 Issue d’une longue tradition de manifestations, d’expositions de projets et d’initiatives architecturales et urbaines initiée en 1927 au Weissenhof de Stuttgart, l’International Bauaustellung 2027 est consacrée à la ville-région de Stuttgart et célèbre les 100 ans de son existence. L’architecte zurichois Andreas Hofer en est le curateur principal.

 

6 Terme utilisé par Pascal Amphoux (architecte et géographe franco-suisse), qui est critique invité des Ateliers revisités.

«Revisiter» la notion contemporaine de patrimoine

 

Historiquement, la fabrication de la ville européenne a été une question de «Weiterbauen»: poursuivre, construire par strates, réinterpréter et réutiliser les apports du passé à la lumière des questions d’une époque donnée. La définition d’une notion de patrimoine orientée principalement vers la conservation, développée dans le contexte de la modernité, est appelée à évoluer vers une compréhension élargie et holistique, prenant en compte à la fois les aspects architecturaux, environnementaux et sociaux, de patrimoines tant extraordinaires qu’ordinaires, d’architectures et de paysages tant historiques que récents. La série d’ateliers «Revisité» propose une approche de réparation et de revalorisation de l’existant orientée vers une approche prospective et évolutive, inscrivant la démarche de projet dans une histoire d’évolution matérielle et culturelle de la ville et du paysage, contribuant ainsi à «revisiter» la notion contemporaine de patrimoine.

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