Triennale de Lisbonne
La Triennale de Lisbonne s'ajoute à la surenchère d'événements autour de l'architecture et de l'urbanisme qui prévaut cet automne. Ce qu'elle offre de plus que ses concurrentes pourrait se trouver en marge de l'événement, dans l'identité de la ville qui l'accueille.
La Triennale de Lisbonne, qui se tient depuis samedi 1er octobre, n'a pas déçu ceux qui la considèrent comme l'un des rendez-vous architecturaux les plus importants de la scène mondiale. La tenue quasi simultanée de nombreuses biennales et autres manifestations internationales (Oslo, Rotterdam, Tallinn, Orléans-Vierzon, Chicago, Shenzhen, Sao Paulo et j’en passe), n'enlève rien à son attrait. Reste à savoir si l'effet de peloton pour les biennales suite au redémarrage post-covid perdurera dans les années à venir. Il suffirait que quelques-unes d'entre elles deviennent exceptionnellement des triennales pour rompre l'embouteillage événementiel.
À Lisbonne, deux des quatre expositions qui composent la triennale retiennent tout particulièrement l’attention: Visionnaires au Culturgest et Cycles au Garagem Sul. Très différentes l’une de l’autre, elles se rejoignent dans leur disposition commune à penser les objets liminaires de l'architecture. Comme par exemple le travail de Galina Balashova, l'architecte d'intérieur des stations spatiales Soyouz, ou l'univers strict et formel de Hans Van Der Laan, le moine architecte qui conçoit le moindre détail de sa congrégation, des vêtements au mobilier et bien sûr le bâtiment.
Cette perception totalisante du rôle de l'architecture se retrouve également dans la partie de Visionnaires consacrée à Roger Anger, architecte quelque peu oublié des années 1970 qui rêvait de bâtir une nouvelle humanité en construisant une ville futuriste en Inde. Aux antipodes de la planification moderniste, il pensait que son projet urbain n'avait de sens que s'il était réalisé par ceux qui allaient l'habiter. Le non-avènement de cette ville du futur prend aujourd’hui le sens d'une utopie avortée. Le discours de gourou d'Anger constitue un désaveu rétroactif de l'idée même de l'architecte comme planificateur et constructeur omnipotent. Van Der Laan et Anger apparaissent tous deux comme les figures symptomatiques d'une volonté excessive de contrôler leur propre environnement ainsi que celui des autres. Une posture que notre époque a de plus en plus de mal à tolérer. Si l'exposition visionnaires mêle indistinctement projets anciens et récents, elle parvient à constituer un ensemble homogène par les moyens qu'elle se donne. La scénographie de BUREAU (Daniel Zamarbide, Carine Pimenta et Galliane Zamarbide), y est pour beaucoup. La finesse du jeu de rideau qu'il a déployé s'est révélée capable d'atténuer l'effet de foule de l'ouverture. La prolifération des projections haute définition dans visionnaires mérite d'être considérée. Tout ce qui y est exposé n'est pas toujours d'une grande pertinence, mais la profusion de moyens semble sublimer les propositions les moins convaincantes. Le film esthétique sur des architectes espagnols qui investissent pour y vivre une ancienne carrière, ou le film sur le projet de bureaux Second Home à Hollywood, ne retiennent l'attention que par les moyens filmiques dont ils disposent.
Cycles, l’exposition du Garagem Sul, est beaucoup moins formaliste. Sauf à considérer que les tas de gravats et le goût de l'inachevé tendent aussi vers une forme de formalisme. L'exposition parvient bien mieux à tisser un concept global à partir des projets qu'elle rassemble. Sous le thème de la réutilisation, Cycles fait le tour des pratiques les plus actuelles engagées dans la réutilisation. Plusieurs projets retiennent l'attention, comme la coopération entre plusieurs pays européens pour tenter de déconstruire et de reconditionner des éléments préfabriqués de bâtiments destinés à la démolition. Le principe est simple : au lieu de casser et de broyer le béton, les éléments sont retirés un par un pour être réutilisés.
Le projet, encore dans une phase très expérimentale, est prometteur pour sa façon d'orienter l'avenir de la construction en éléments préfabriqués. Il suffirait de prendre en compte le démontage au moment de la conception pour entrer dans un schéma de réutilisation radicale où le béton serait utilisé plusieurs fois sans être nécessairement transformé.
L'exposition nous permet de voir à quel point la question du réemploi quitte la sphère de l'exemplarité pour entrer dans celle de l'architecture actuelle, avec une prolifération dans plusieurs pays des recycleries de matériaux de construction, et une réelle prise de conscience de l'impasse que représente le développement débridé de la fin du 20ème siècle. La frugalité est de moins en moins le fait de militants de la décroissance et de plus en plus celui de bâtisseurs appelés à prendre en compte dans leur travail la richesse et l'attractivité de la superposition du neuf sur l'ancien. C'est le cas de Joana Rosa et du film d'une maison restaurée dans le Jura.
Toujours dans cet esprit, la triennale a mis à l'honneur Marina Tabassum, prolifique architecte bengali, qui a formé un temps un partenariat avec Kassef Chowdhury, avant de lancer une pratique indépendante. La finesse de ces réalisations en briques ou les qualités de ces maisons à 3000 francs pour réfugiés climatiques enrichissent un peu plus l'idée que l'on se fait de l'architecture du Bangladesh, dont on parle beaucoup depuis l'exposition au SAM en 2018.
Remarquable est également le projet lauréat dans la catégorie recherche. Le bureau d'une usine de parpaings réalisée avec des parpaings entreposés. Aux dernières nouvelles, le lierre aurait réussi à entrer dans le bâtiment en se frayant un chemin entre les blocs non cimentés. Et ce, pour le plus grand plaisir des utilisateurs qui voient leur intérieur gris verdir de jour en jour.
S'il est quelque peu paradoxal de dire qu'il faut prendre l'avion pour aller voir une exposition qui incite à plus de frugalité, on peut aussi considérer que la Triennale se visite à distance, comme une liste d'objets et d'idées à assembler pour créer un tout cohérent. L’engouement pour les nombreuses biennales en ce début d'automne témoigne probablement d’une forme de névrose collective qui pousse à faire ce que nous n'avons pas eu le droit de faire pendant deux ans. Il n'est pas sûr qu'à force de dire qu'il faut être plus frugal, on n'arrive pas un jour au point où le medium pour le dire (l’exposition) sera lui aussi considéré comme un gaspillage de ressources et d'énergie. Sauf à dire qu'on va rarement dans une ville simplement pour voir les éléments d'une exposition. On y va avant tout pour voir du bâti, des agencements urbains et des manières de faire qui enrichiront sa propre pratique. Pour les architectes, le privilège de voyager n'est pas un passe-droit mais un devoir de formation à vie. A utiliser avec modération, cela va sans dire.
TRIENAL DE ARQUITECTURA DE LISBOA
TERRA
A voir jusqu'au 5 décembre
Informations complémentaires sur le site de la Triennal