Éloge de la sim­pli­cité

Entretien avec Georges Descombes

Pour Georges Descombes, l’architecture doit émouvoir. Plutôt qu’une architecture exubérante, il préconise une démarche retenue, où le rôle de l’architecte est celui de renouveler l’attention au site. Une démarche de transformation minimaliste mais radicale.

Date de publication
28-12-2011
Revision
01-09-2015
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

Le concept qui se dégage de votre pratique, celui de faire mieux avec moins, peut-il être érigé en principe pour une nouvelle éthique du bâtir ?
Je n’oserais pas aller aussi loin et parler d’une nouvelle éthique du bâtir. Ce serait pompeux. Aujourd’hui, je suis dans le « faire » et j’essaie d’être aussi minimaliste dans mes déclarations que dans ma pratique architecturale. Mais pour en venir à cette dernière, à laquelle j’associe pleinement le bureau d’architecture ADR avec lequel je travaille beaucoup, elle fait de manière générale appel à une certaine retenue, notamment dans les matériaux ou la géométrie. Cette retenue n’est pas liée à un manque de moyens financiers – pour reprendre votre formule « faire mieux avec moins » –, mais à une façon d’appréhender le projet.

Pour prendre un exemple très connu, la Fallingwater House de Frank Lloyd Wright est un programme exceptionnel qui a nécessité des moyens financiers gigantesques. Pourtant, lorsque l’on visite le site, on est plongé dans un autre monde où tout est simple. Il n’y a aucune esbroufe. Cette maison est réellement un paysage à visiter. En arrivant sur le site, le regard est capté par la rivière bordée de blocs de rochers dont une partie a été ajoutée par l’architecte afin de proposer un nouveau rapport de même dimension. Puis, on accède à la maison par l’arrière, pour rejoindre un espace qui ressemble à une cabane de trappeur, pleine de roches sombres magnifiques, en contraste avec la terrasse en porte-à-faux où tout est doux, plâtré. Je suis sûr qu’il a volontairement repris cette blancheur relative des rochers de la rivière. Les moyens ne sautent pas aux yeux, mais la maison provoque un véritable choc émotionnel par l’interprétation du site faite par Frank Lloyd Wright. C’est ce type d’émotion que je veux susciter avec ma retenue. En comparaison, les résultats qu’on voit actuellement à Cologny ou à Vandœuvres, là aussi avec un maximum de moyens tant financiers que technologiques, sont d’une pauvreté émotionnelle et poétique abyssale.

Cette retenue dont vous parlez, nécessite-t-elle une méthode particulière ?
Je pense qu’il y a toujours plusieurs façons de faire un projet. Avec l’expérience, lorsque j’arrive sur un site, j’identifie assez rapidement les possibilités. Le site lui-même me suggère, par ce qui est déjà présent, le potentiel de transformation. J’aime cette notion de transformer.Pour Alvaro Siza, l’architecte n’invente pas, il transforme. Je pense également plus transformer que construire mais, contraitment à Alvaro Siza, je suis d’avis qu’il y a beaucoup d’invention dans la transformation. Il faut en fait trouver un équilibre, souvent très fragile et très instable, entre ce qui est donné par le site, l’émotion que celui-ci procure et le programme qu’il doit accueillir ; avec comme but final que le programme semble évident. Actuellement, l’architecture est tellement besogneuse et présente qu’elle tue ce qu’on devrait chercher, à savoir l’acte de suggérer ou de procurer une émotion.

Cette démarche de retenue générale n’est pas pour autant modeste. Au contraire, notre programme, notre ambition et notre volonté de créer une émotion sont ambitieux. Aujourd’hui, dans le régime d’image où nous sommes, l’architecture fait appel à des effets de surface, des effets que je trouve faciles et pompiers : il faut que ce soit grand et prétentieux. Même la photographie s’y est mise. C’est peut-être un problème culturel. Il faudrait que les étudiants en architecture aillent visiter le plus grand nombre de bâtiments contemporains possible. Alvaro Siza a dit qu’il serait prêt à donner le diplôme d’architecte à qui aurait vu mille bâtiments contemporains. J’ai l’impression qu’il n’y a plus de temps pour la visite. Il faut aller voir le Town Hall d’Aalvar Alto à Säynätsalo, les premières œuvres de Tadao Ando, l’architecture berlinoise des années 20 et 30, la maison de verre de Pierre Chareau, etc. La beauté de ces œuvres et l’émotion qu’elles dégagent vous coupent littéralement le souffle. 

Avez-vous un exemple de projet, réalisé par votre bureau, illustrant cet équilibre fragile entre le site et le programme ?
Dans le projet de renaturation de l’Aire, notre volonté est d’inscrire une tension, de créer un choc. Notre propos n’est pas celui d’une biologie retrouvée, mais justement de signaler qu’on a affaire à un processus entropique et artificiel. C’est pour cela qu’on a maintenu le canal, qui sert de ligne de mesure entre le donner et le modifier. Nous l’avons même intensifié en le bordant de grands emmarchements de béton.

Le risque avec un espace linéaire, public et rural comme le site de l’Aire, c’est d’aboutir à une trop grande extériorité, alors que mon but est de créer une suite de jardins capables de suggérer des moments d’intériorité, voire de solitude. D’où le besoin d’une attitude plus « restreinte ». Mais je tiens à souligner que cette relative simplicité, cette économie de moyens n’est pas de la gentillesse. On utilise des matériaux qui font contraste, qui marquent une différence. Il y a une certaine radicalité, mais aussi beaucoup de précision dans ce projet. Le jardin n’a pas besoin d’être chargé d’une grande rhétorique.

En Chine ou au Japon, les jardins ont peu de signes mais leur intensité est forte. John Dixon Hunt souligne dans ses écrits que le jardin est un lieu culturel où l’on doit réfléchir au rapport entre ce qui a été fait par l’homme et ce qui est mis à sa disposition, entre monde donné et monde transformé. C’est bien ce que j’essaie de faire dans le projet de la renaturation de l’Aire. 

Peut-on rapprocher cette démarche de la réponse donnée par Lacaton et Vassal, lorsque la Ville de Bordeaux leur demande d’aménager une place et que, la trouvant  parfaite, ils proposent simplement des travaux d’entretien ? Peut-on y voir une négation du rôle de l’architecte ?
Non ce n’est pas du tout une négation du rôle de l’architecte. J’aime le travail de Lacaton et Vassal et l’idée de ne rien faire, je l’ai moi-même utilisée dans l’aménagement d’un tronçon de la Voie Suisse. Aller à l’encontre du réflexe pavlovien qui voudrait qu’un architecte ajoute est une attitude courageuse, intelligente et surtout pleine d’un devenir émotionnel. Elle n’est pas une négation du rôle de l’architecte. Il y a quelques années, je me suis retrouvé dans une ville danoise vidée de tous ses panneaux publicitaires et autres affiches commerciales. C’était une expérience extraordinaire de voir comment les habitants redécouvraient l’architecture de leur ville très marquée par le 18e siècle. Ca m’a permis aussi d’observer comment, d’une manière générale, la ville se détériore par l’ordinaire des poteaux indicateurs ou ceux du tram par exemple. Je ne sais pas s’il est vraiment possible de ne rien faire, mais ce que je partage avec Lacaton et Vassal, c’est l’idée de ne rien ajouter. Je serais partisan d’un moratoire dans l’espace public genevois interdisant d’ajouter quoi que ce soit pendant dix ans. Il faudrait transformer et enlever.

Les personnes qui ont étudié le phénomène du rétrécissement urbain (shrinking cities) pensent que nous entrons dans l’air de la post-architecture. Il y aurait un renversement de paradigme, une rupture : le bâti n’est plus le but mais le point de départ. Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas si on peut parler de rupture. Mais je me sens parfaitement à l’aise avec ce paradigme. Ce qui est intéressant dans ce phénomène, c’est qu’il y a un donner abandonné. Lorsqu’une ville est presque abandonnée et qu’elle se vide, comme c’est le cas de Détroit par exemple, c’est un programme qui est abandonné. En fin de compte, peu importe le site – une ville, une usine, une maison, etc. –, lorsque le programme se retire, on se retrouve face à un paysage. L’important est alors de réinsuffler un programme dans ces lieux, ces paysages qui sont toujours à modifier. C’est la problématique de la transformation. Un bon exemple est celui du musée Kolumba de Cologne. Peter Zumthor a merveilleusement transformé cette église – on pourrait même dire restaurer – pour en faire un bâtiment exceptionnel. C’est un peu ce qui se passe également à la Praille, où on doit réintroduire du programme dans cette zone industrielle. Personnellement, j’y habite, dans une ancienne usine, et je m’y sens vraiment bien. J’aime donc l’idée que l’abandon transforme le bâtiment ou la ville en un paysage dont on peut se saisir. On peut le raser, en faire une reconversion écologique, l’envahir ou même le laisser à l’abandon. L’abandon, c’est le Tiers-Paysage de Gilles Clément. C’est la nature qui reprend sa place sur un programme abandonné. Personnellement, je pense que ce qui compte c’est de faire acte de culture, c’est de signaler l’intention du projet. Si on abandonne et qu’on laisse revenir la nature, il faut montrer que c’est un acte volontaire lié au projet. Sinon, on entre dans une sorte de défaitisme, on déserte, on fait du désert, on abandonne la bataille. Et moi, je ne veux pas abandonner la bataille. Je crois à la possibilité que les choses les plus simples peuvent être les plus belles. Aujourd’hui, on a besoin d’autre chose que ce qu’on nous vend. Je suis très influencé par Pier Paolo Pasolini et les écrits luthériens. Je me sens proche de cette espèce de terreur face à la barbarie d’un monde ordinaire fortement lié à la consommation. Ma préoccupation est de savoir comment retourner, sans nostalgie, vers un habitat, une ville qui soit civile, une ville partagée. En ce sens, les Shrinking Cities peuvent être éventuellement un terrain fertile pour oser une autre architecture, un autre urbanisme.  

L’émotion est un terme qui revient souvent chez vous. Comment produit-on de l’émotion ?
Je ne sais pas si on y arrive à chaque fois, mais j’essaie de créer les conditions d’une émotion. J’ai été très marqué par le livre de Gille Deleuze « Francis Bacon: Logique de la sensation ». Pour Bacon, le problème n’était pas la page blanche, mais celui de la rendre blanche. Elle est en effet encombrée de toute l’histoire de la peinture. Pour l’architecture et plus précisément la lecture d’un site c’est pareil. Il faut se débarrasser des automatismes, déblayer tous les clichés, dénaturaliser les habitudes. Ensuite, il y a une gestuelle, une manière de faire. Il faut introduire un choc, dramatiser. En Chine, je suis tombé sur un traité chinois du 17e siècle qui portait sur l’art de faire des jardins. L’auteur préconisait de faire un jardin où il y avait déjà des arbres. Puis, d’intensifier les caractéristiques du site pour le dramatiser : s’il y a une montagne, il faut la faire plus haute, si il y a un creux, le rendre plus profond. C’est exactement ça, créer le cadre d’une émotion. Devant un site, il faut renouveler l’attention. L’émotion vient d’une brusquerie. Je ne parle jamais d’intégration lors d’un projet. Au contraire, il est nécessaire d’introduire une rupture, un choc. Pas celui du train fantôme, mais celui qui vous relie à quelque chose de négligé. Cette négligence qui renvoie à l’histoire du site. 

Quel est votre rapport à l’histoire du site lorsque vous débutez un projet ?
Comme l’a dit André Corboz l’histoire n’est pas le temps passé, mais un récit qu’on forme aujourd’hui avec des indices du passé. Dans le « Sourire d’Erasme », l’écrivain Carlos Fuentes dit très justement qu’il faut imaginer le passé et se rappeler le futur. J’ai un usage bricolé de l’histoire, mais face à un site j’essaie de comprendre sa généalogie. Je cherche des traces, de ce que je vois sur le site. J’essaie de lire son passé à travers les documents qui sont disponibles. A l’instar de Paul Valéry, j’utilise l’histoire comme un apéritif, pour me mettre en mouvement. C’est un outil qui m’aide à faire les choix de la dramaturgie. L’histoire nous enseigne que l’on travaille dans le présent, mais que l’espace temporel – et aussi géographique – du projet est infiniment plus vaste que celui sur lequel on intervient. L’histoire peut et doit éclairer le présent. C’est banal, mais je pense qu’il est nécessaire de le souligner à nouveau. Le livre de James Ackerman sur Palladio donne un bon exemple. Il montre qu’au 16e siècle, Venise perd sa capacité financière entre autre à cause du changement des routes maritimes de la Méditerranée à l’Atlantique. Afin de trouver un second souffle, la République de Venise demande à Palladio de créer un modèle de ferme à implanter sur la terre pour les Vénitiens cultivés. Il fait une proposition très intéressante qui lie agriculture et culture. Je pense que ça pourrait être un très bon point de départ pour créer un véritable agro-quartier aux Cherpines.

Les Jardins d’Eole à Paris est un bon exemple de ce que j’essaie d’expliquer en terme de généalogie du site. Nous avons, pour ce projet réalisé avec le bureau ADR, tenu compte de l’histoire du site, une friche ferroviaire. Nous avons préservé la linéarité des anciennes voies de chemin de fer pour y dérouler le programme, mais avons aussi imposé – non sans mal – une tonalité très précise, en utilisant le même gris dans tout le jardin. Cette tonalité vient renforcer la tension que nous avons essayé de créer par les géométries et les matériaux. Et je crois que le résultat tend vers cette simplicité qui m’est chère. Comme le dit Brancusi, la simplicité n’est pas un programme, mais un résultat.

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