A pied par les places, une pro­me­nade ge­ne­voise

Entre l’Arve et le Rhône, de la Jonction à Cornavin, TRACÉS a profité des premiers jours du printemps pour redécouvrir Genève au fil de ses places récemment réaménagées qui composent, projet après projet et sans en avoir l’air, un paysage urbain cohérent.

Date de publication
14-06-2018
Revision
15-06-2018

On découvre la place du Vélodrome au bout du rigide boulevard Carl-Vogt, lorsqu’il perd de sa superbe pour se diluer en un delta de rues, à l’approche de la jonction du Rhône et de l’Arve. Sur la gauche, la rue du Vélodrome part en biais pour rejoindre le pont Saint-Georges et marque l’entrée de la Cité-Jonction, un ensemble de logements sociaux construit sur dalle dans les années 19601. Elle se dilate en un profond triangle, dessinant les contours de la place, bordée sur ses deux côtés par des immeubles assez hauts qui referment l’horizon. Des commerces occupent tous les rez de ce quartier vivant et animé, habité et fréquenté par les étudiants de l’UNIGE dont les locaux se situent juste à l’arrière, au bord de l’Arve. Quelques rues plus loin, l’effervescence des chantiers témoigne de la mutation en cours (écoquartier de la Jonction sur les anciens terrains des Services Industriels de Genève et l’ex-site d’Artamis). Entre les barres Honegger de la Cité Carl-Vogt, les travaux de réaménagement des espaces extérieurs ont aussi commencé, annonçant la rénovation prochaine des bâtiments.

A la Jonction: soigner l’ordinaire


La place du Vélodrome n’a pas la fonction représentative ou symbolique dont peuvent être chargées les places des centres-villes. Espace public d’un quartier d’habitat historiquement populaire, elle s’accorde à l’esprit des grands ensembles de logements qui le composent, rugueuse et austère dans la forme, pas séductrice, mais fonctionnelle, résistante, accueillante pour ses habitants. Rien d’ostentatoire ni de démonstratif dans son aménagement, presque un excès de sobriété, une certaine fadeur. Le vocabulaire est simple, sans gesticulation, il mobilise peu d’éléments : quelques assises, quelques arbres plantés en complément des alignements qui ont été conservés, des plateformes, des rampes et un muret. Le même gravier concassé clair a été utilisé comme agrégat de tous les ouvrages. Cette économie des moyens est mise au service de l’espace, rendu très lisible, tiré au cordeau par les grandes lignes droites qui le traversent et en accentuent la profondeur. Elles accompagnent la déclivité du terrain, depuis la barre de logements de la Cité-Jonction jusqu’à la rue, marquant des seuils : d’usages, de revêtements de sol, de niveaux.

Oasis à Plainpalais


Les élégants trottoirs « à la genevoise », chape de ciment glacée et bouchardée à la roulette, marquée de rainures – « faux joints au fer » – dessinant des dalles d’1 m × 50 cm, nous mènent quelques rues plus loin, à la proue du losange de Plainpalais, espace public cerné par les voiries et les lignes de tram, que l’on qualifierait plus volontiers de rond-point s’il n’était pas triangulaire.

A l’issue d’une saga qui a duré près de 20 ans (et qui n’est pas finie), la plaine a été réaménagée dans sa plus grande partie et livrée en 2015. Alors qu’au sud, elle étend ses quelque huit hectares occupés en cette saison par la fête foraine, sa pointe nord recrée une toute autre échelle, une intimité de square très planté et très composé, à l’anglaise, qui tente, et parvient presque, à faire oublier sa position peu enviable de carrefour.

Des photographies du début du siècle montrent déjà le caractère insulaire de ce morceau de plaine, petit square planté très composé autour d’une bassin circulaire, qui sera détruit puis reconstruit dans les années 1970. Aujourd’hui, l’îlot a des allures d’oasis. Sous les marronniers, la densité des nouvelles plantations d’arbres, arbustes, bulbes, couvre-sols venus épaissir l’alignement existant, referme l’horizon si vaste de la plaine sur un micro-climat humide et ombreux. La terre, les feuilles et les fleurs exhalent un parfum de sous-bois qui parvient à se frayer un chemin jusqu’aux narines au milieu des odeurs de pots d’échappement. Au centre de l’îlot, les 32 jets d’eau de la fontaine entourant une bacchante en bronze déploient toute leur puissance sonore pour couvrir le bruit des voitures. Un banc circulaire (lire aussi l’article « La place du cercle », p. 12) épouse la courbe du bassin, et accueille une communauté de flâneurs, nombreux ce jour-là à chercher la fraîcheur.

Révélation d’un arrière: le square Chantepoulet


Le Rhône franchi, on découvre en remontant vers la gare Cornavin un quadrilatère proche du triangle, et encore une pente, plus accentuée cette fois. Nous sommes au cœur de l’activité genevoise, et pourtant ici tout est calme. Le square de Chantepoulet ne se laisse pas facilement approcher. C’est un arrière, un cœur d’îlot qui préserve jalousement son intimité, accessible seulement par ses angles, des entrées confidentielles qui ne révèlent rien de sa profondeur, de sa spatialité. On trouve dans le quartier d’autres squares de la même époque, celui du Mont-Blanc, le square Pradier, grands cœurs d’îlots plantés semi-fermés, mais publics, progressivement colonisés pour certains par les voitures, réserves d’espaces libres sous-exploitées en milieu urbain. Chantepoulet a retrouvé récemment sa vocation d’origine d’espace d’agrément, piéton, à l’échelle d’un îlot, à l’écart des flux de la ville.

Sur la place, l’échelle des marronniers, sans doute centenaires, celle des immeubles qui l’enserrent sur tous ses côtés et atteignent sept niveaux, la massivité de l’édicule planté sur le haut de la place, confèrent à l’espace une monumentalité que la pente vient encore accentuer. Comme à la Jonction, l’aménagement extrêmement sobre s’attache à la qualité des sols, du nivellement, de la gestion de l’eau, tout en assurant les contraintes liées à la desserte. L’essentiel – les arbres, la pente – était déjà là, il fallait surtout soustraire (les voitures en premier lieu) et clarifier. Les pieds d’immeubles bordés d’un cordon en enrobé autorisant la desserte et les livraisons, ainsi que le sol de la place sont libérés du superflu. Le regard file sous le couvert des marronniers, de façade à façade, sans qu’aucun élément d’échelle intermédiaire ne vienne perturber la lecture de l’espace.

A une centaine de kilomètres en aval du Rhône, on retrouve cette alliance si efficace des marronniers (ou des platanes) et du stabilisé dans les places et squares lyonnais. Comme le pisé s’est diffusé de Lyon à Saint-Gall à la faveur du commerce du lin entre la Suisse et la France2, un certain savoir-faire des espaces publics a peut-être aussi transité par le fleuve, ce qui expliquerait cet air de familiarité. Au-delà de ces possibles porosités régionales, l’aménagement du square de Chantepoulet, par sa simplicité, réinterprète un grand classique des espaces publics et de l’art des jardins du 18e siècle : la figure du mail sur sablé ou stabilisé – les Tuileries ou le Palais Royal à Paris – qui a essaimé dans l’espace et dans le temps.

Mise au propre de la place des Grottes


Le géographe Michel Lussault, invité par Le Temps3 à faire une lecture critique de quelques espaces publics genevois à travers le prisme de la notion d’hyper-lieux, qu’il a théorisée dans son ouvrage éponyme4, s’exprimait ainsi à propos de la place des Grottes quelques mois avant que le chantier de réaménagement ne commence : « C’est une place ordinaire de quartier, comme on pourrait en trouver partout, peu aménagée, quelques bancs, une fontaine et cette simple guirlande lumineuse qui dessine un contour aérien de la place. On lit aussi les traces d’une certaine rébellion, des tags, les restes de squat, la première épicerie en vrac de la ville, autant de signes de résistance contre les pouvoirs de l’argent. Cet urbanisme de l’emphase qui pollue tant d’espaces publics n’a pas atteint la place des Grottes. Ici la cohabitation est possible, c’est un lieu d’hospitalité, d’amitié civile, non policé, qu’il ne faudrait selon moi surtout pas ‹ réaménager ›. Mais la gare toute proche, pourvoyeuse de flux et de passages, agit fortement sur cet espace, l’infuse de sa propre intensité, en accentue le caractère à la fois local et connecté, ouvert sur le reste du monde. »

La place des Grottes a pourtant été réaménagée, et inaugurée le 2 juin dernier, sans qu’on puisse dire pour autant que cet aménagement relève d’un « urbanisme de l’emphase », ou que l’espace ait perdu son caractère de place de village, qui résiste encore et toujours à l’envahisseur. On pourrait parler d’une mise au propre de la place, rendue plus présentable qu’elle ne l’était par un nouveau sol (béton et enrobé, plus adapté pour accueillir le marché du jeudi soir), des plantations d’arbres et du mobilier neuf. Voulu par les associations du quartier, ce projet est l’un des huit proposés par les habitants et approuvés par le Conseil administratif dans le cadre du contrat de quartier des Grottes (2009–2014) et a fait l’objet d’un processus participatif (ateliers, projet artistique).

A voir cette place désormais ripolinée, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment ambivalent. Certes, il y a des arbres et il en manquait, la fontaine est placée plus judicieusement pour accueillir des manifestations, le sol est plus régulier. C’est beau, objectivement, mais le traitement de ce genre d’espaces un peu déglingués ne manque pas de rappeler leur situation de fragilité et les risques qui pèsent sur eux : standardisation, sécurisation, contrôle des usages. L’expérience montre trop souvent que l’aménagement d’un espace public dans un quartier de centre-ville délaissé, alternatif ou populaire, souvent les trois à la fois, agit comme un agent déclencheur de sa propre mutation (augmentation des loyers, pression sur le foncier mutable, arrivée de nouveaux habitants à plus fort pouvoir d’achat...). A trois minutes à pied de la gare, le quartier des Grottes aura-t-il les moyens de rester ce qu’il a longtemps été : un espace alternatif, de liberté, bricolé, accueillant envers toutes les populations, alors même qu’il présente les signes annonciateurs d’une gentrification en marche (épicerie fine, cave à vins, marché de producteurs) ? Les réflexions en cours sur l’aménagement des abords de la future gare souterraine Cornavin (lire l’article « Image directrice de la gare Cornavin », p. 14) vont aussi dans le sens d’une intégration de cet espace jusqu’ici relativement caché et protégé par sa position à l’arrière des voies ferrées, dans l’aire d’attraction du pôle de transports métropolitain.

 

Notes

1    La Cité-Jonction fait actuellement l’objet d’une étude stratégique de rénovation menée par le bureau Christian Dupraz Architectes, visant à réduire les consommations énergétiques et à densifier et valoriser l’ensemble.

2    Sur le parcours du pisé de la France à la Suisse, voir les travaux de l’Atelier Boltshauser à l’EPFL, en particulier l’exposition Pisé – von Lyon bis St. Gallen, qui s’est tenue au Sitterwerk en 2017.

3    Arpenter Genève à la recherche de ses « hyper-lieux », Le Temps, 5 mai 2017

4    Michel Lussault, Hyper-lieux, les nouvelles géographies de la mondialisation, Paris, Seuil, 2017, 320 p. Dans cet ouvrage, il analyse « les processus de mise en tension entre d’une part la mondialisation qui produit du générique et qui diffuse partout des genres de vie et d’espaces standards et d’autre part la localisation qui produit partout des différenciations ».

 

Place du Vélodrome

Sur la place du Vélodrome à la Cité-Jonction, une large plateforme en béton désactivé, à l’emplacement d’une ancienne contre-allée, accueille les terrasses et étals des commerçants. Ouverte à la circulation pour -permettre les livraisons, elle doit aussi s’accommoder de la présence des voitures et camionnettes qui ont tendance à s’y éterniser. L’espace central en gravillons de calcaire est simplement meublé de quelques chaises, bancs et tables de -pique-nique. Deux nouveaux jeunes platanes complètent l’alignement existant. Marquant la limite par rapport à la rue d’une franche ligne droite, un muret en béton aux allures d’ouvrage défensif contre les voitures, offre, côté place, un socle accueillant pour s’asseoir.

Maître d’ouvrage : Ville de Genève, Service de l’aménagement, du génie civil et de la mobilité
Maîtres d’œuvre : Pascal Heyraud, architecte paysagiste, avec Frédéric Perone et Raphaël Nussbaumer, architectes ; Michel Buffo, ingénieurs civils, avec le bureau Thomas Jundt, ingénieurs civils ; LEA, Les Eclairagistes Associés
Surface : 3250 m2
Coût des travaux : CHF 2 139 000.–  (y compris assainissement et renouvellement des réseaux d’eau, d’électricité et de gaz de l’immeuble d’habitation)
Coût au m2 : CHF 658.–
Date de réalisation : 2011–2017 (deux tranches)

 

Pointe Nord de Plainpalais

A la pointe du losange de la plaine de Plainpalais, coincé entre des voiries très fréquentées, un petit îlot de fraîcheur accueille les passants autour du bassin. Les cépées, arbustes, bulbes et couvre-sols plantés au pied de l’alignement de marronniers existant recréent une intimité de square dans cet environnement très urbain.

Maître d’ouvrage : Ville de Genève
Maîtres d’œuvre : Groupement CIRCUS (Atelier Descombes Rampini, pilotage ; C. Lopez, architecte ; CKNR ingénieurs civils ; Les Eclairagistes Associés)
Surface : environ 4000 m2
Coût des travaux : CHF 1 800 000.–
Date de réalisation : 2014–2015

 

Square de Chantepoulet

Le square de Chantepoulet, longtemps occupé par le stationnement, a retrouvé sa vocation d’espace public en cœur d’îlot, à l’abri de l’intensité urbaine liée à la proximité de la gare Cornavin. Le sol en stabilisé, encadré d’un cordon en enrobé qui permet la desserte des immeubles, a été libéré du superflu pour révéler la monumentalité de l’espace et les deux alignements de marronniers. Sur le haut de la place, l’édicule rénové continue à accueillir un dépôt de la voirie et désormais une buvette saisonnière.

Maître d’ouvrage : Ville de Genève, Service de l’aménagement, du génie civil et de la mobilité, Direction du patrimoine bâti, Service de l’énergie et la Conservation du patrimoine architectural
Maîtres d’œuvre : MSV architectes urbanistes sàrl ; Solfor SA, ingénieurs civils
Surface : 3200 m2
Coût des travaux : CHF 3 165 200.– (y compris assainissement et édicule)
Date de réalisation : 2009–2015

 

Place des Grottes

A l’issue d’un processus participatif associant les habitants du quartier, la place des Grottes a été réaménagée et inaugurée le 2 juin 2018. Un revêtement de béton et d’enrobé, plus adapté pour accueillir le marché du jeudi soir, couvre désormais le sol de la place jusqu’aux rues adjacentes. Elle accueille de nouveaux arbres ainsi qu’un mobilier urbain neuf. La fontaine, restaurée, a été replacée dans l’axe des rues adjacentes.

Maître d’ouvrage : Ville de Genève, Service de l’aménagement, du génie civil et de la mobilité
Maîtres d’œuvre : Daniela Liengme architectes, Sàrl ; Cera SA, ingénieurs civils
Surface : 1900 m2
Coût des travaux : CHF 1 500 000.–
Date de réalisation : 2012–2018

 

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