Les mul­tiples vies de l'ap­par­te­ment-ate­lier Le Cor­bu­sier

Un chantier intime de la modernité

Date de publication
13-09-2018
Revision
20-09-2018

Issu d’une recherche menée sur mandat de la Fondation Le Corbusier préalablement à son chantier de sauvegarde, ce second Cahier du TSAM détaille avec minutie toutes les couches du palimpseste que constitue l’appartement-atelier de Le Corbusier, situé dans les deux derniers étages de l’immeuble Molitor au 24, rue Nungesser-et-Coli à Paris (abrégé « 24 NC »). Si l’immeuble est conçu entre 1931 et 1934, l’appartement sera constamment retravaillé par l’architecte. Le Corbusier y expérimentait personnellement des dispositifs architecturaux et des agencements domestiques qu’il devait par la suite corriger, faisant ainsi progressivement évoluer le caractère de l’intérieur « puriste » des années 1930 vers l’ambiance « brutaliste » de l’après-guerre. Les interventions et restaurations plus ou moins réussies se poursuivent après la mort de l’architecte. Après son classement au titre des monuments historiques en 1972, l’appartement devient un support muséographique présentant aussi bien l’œuvre construite de l’architecte qu’un exceptionnel témoignage biographique.

L’étude menée par le laboratoire de l’EPFL devait donc donner des réponses précises à un problème épineux: comment restituer un objet qui a constamment été en évolution ? Comment sauvegarder un espace dont l’identité est en partie née de sa complexe stratification et qui témoigne autant de l’architecture de Le Corbusier que de la biographie de son hôte ? Fidèles à leur approche, les chercheurs appuient leur projet sur une documentation historique extrêmement fouillée. L’expertise conclut sur la proposition de conserver les façades actuelles, conformes aux dernières interventions de l’architecte, mais de restaurer les intérieurs tels qu’ils étaient à l’état de sa dernière occupation (jusqu’à sa mort, en 1965), en préservant les transformations que celui-ci avait conçues au fil des années. Enfin, la muséographie devrait intégrer quelques « traces du vécu » de l’architecte, quelques pièces évocatrices de sa « collection privée » (morceaux de bois, éclats de pierre, épines de pins, statuettes byzantines, …) afin de présenter au visiteur non pas seulement l’architecture mais également le logement.

Ce travail se veut une référence du point de vue méthodologique sur la sauvegarde du patrimoine du 20e siècle et il pourrait bien fixer un nouveau standard en la matière. Mais c’est également une biographie très originale de l’architecte qui permet de redécouvrir certains aspects de sa vie, voire de corriger certaines appréciations auxquelles l’historiographie héroïsante nous a habitués.

L’histoire par le chantier


«Nous sommes les escargots de nos appartements», dit Le Corbusier: tout le livre raconte l’histoire d’un appartement qui fait l’homme et d’un homme qui fait son habitat. Le 24 NC était en effet dès l’origine conçu par Le Corbusier comme une expérience, afin d’y tester les conceptions de la domesticité qu’il entend mettre en œuvre à grande échelle, en particulier dans son projet de « ville radieuse ». Son propre appartement sera en quelque sorte exploité comme une maquette au 1:1, lui permettant d’atténuer progressivement la posture radicale de ses premiers projets. L’ouvrage raconte ainsi une modernité patiente, constamment en recherche d’elle-même, et non pas figée dans les décennies héroïques de l’entre-deux-guerres. La modernité, nous dit l’ouvrage, est un chantier permanent. La biographie de l’appartement dévoile ainsi de manière plutôt amusante le système de pensée d’un architecte qui croit ou prétend « inventer » des dispositifs, quand ceux-ci ont surtout la tâche de corriger ses propositions initiales: l’effet des baies vitrées, qui provoquent éblouissement et surchauffe, sera progressivement atténué par l’introduction de dispositifs de ventilation, tel un « aérateur » (un clapet d’aération percé à droite de la tête du lit du couple) et le « brise-soleil » qui sera par la suite déployé dans de nombreux projets.1 En raison très vraisemblablement de la pollution atmosphérique et des nombreuses infiltrations, les murs et les plafonds polychromes seront recouverts de contreplaqué. Ce changement radical de l’ambiance intérieure est accompagné d’une nouvelle invention : « la loi de l’éclairage ».2 Celle-ci entraîne la création de petites machines à éclairer: lumières en applique et spots directionnels qui mettront en évidence objets, œuvres d’art et surfaces murales. Est-ce en testant l’espace avec son épouse que Le Corbusier va adoucir son œuvre, la rendre plus « humaine » – quitte à redécouvrir les gestes élémentaires de l’architecture bourgeoise qu’il condamnait au début des années 1920 ? 3 L’appartement-atelier est aussi un espace fortement médiatisé: les nombreuses photographies publiées contribueront à la construction de l’image publique de l’architecte-peintre, mais également à une certaine idée de la domesticité qu’il cherche activement à corriger. Entre la rigoureuse « machine à habiter de l’époque machiniste » publiée dans le magazine Beaux-Arts en 1937 et le reportage de Paris-Match de 1959 (fig. 1), ses conceptions ont évolué.

En mêlant sources épistolaires, photographies publiées dans la presse à grand tirage, dessins techniques et croquis, l’ouvrage fait la démonstration exemplaire qu’un domaine hybride aussi complexe que la domesticité constitue un champ d’investigation dynamique, constamment en voie d’élaboration, dans un aller-retour entre le fait culturel (réservé aux sciences humaines) et le champ de la technique (trop souvent opposé à ce dernier). En cela, l’ouvrage outrepasse le programme de sauvegarde élaboré par le laboratoire du TSAM qui ambitionne de réconcilier des historiens « passéistes » et des constructeurs « amnésiques »4. En tissant ainsi chantier intellectuel et chantier technique, il se fait également le support d’une méthodologie originale et extrêmement féconde pour les historiens de l’architecture.

 

Notes

1    «Ce vitrage qui est adorable pendant dix mois devient un ennemi à la canicule. Il fallait donc inventer quelque chose. C’est dans mon atelier privé de la rue Nungesser-et-Coli où je souffrais en silence (et pour cause!) que j’ai ouvert l’œil sur le brise-soleil, que je les ai imaginés, que je les ai baptisés de ce terme devenu universel: le brise-soleil.» Willy Boesiger (ed.), Le Corbusier, Œuvre complète 1938-1946, p. 114
2    « […] Tout à coup, je me suis promené en faisant les cent pas dans les pièces, et j’ai dit: “j’ai compris”. Qui a dit ça autrefois ? C’est Archimède, je crois. J’ai découvert la loi de l’éclairage, tenez-vous bien: l’éclairage sert à éclairer des murs et des objets. Voilà! […] », Le Corbusier, Entretien radiophonique avec Robert Mallet, 1951, in Le Corbusier, entretiens avec Georges Charensol (1962) et Robert Mallet (1951), La Librairie sonore, Frémeaux & assocités, 1987
3    «Grand événement ce matin: on a monté, non sans combine, le grand divan du coin du feu. Et tout a pris un air pépère, “comme chez les gens”. Yvonne est ravie. Enfin, nous aussi nous pourrons offrir le gâteau sur un canapé. Comme quoi il faut acquérir par une longue route ses droits à entrer dans la société bourgeoise!!! » Lettre de Le Corbusier à sa mère, 21 ou 26 novembre 1934, in Le Corbusier. Correspondance, tome II, p. 487
4    Franz Graf, Histoire matérielle du bâti et projet de sauvegarde, Lausanne, PPUR, 2014, p. 11

 

Publication

 

Les multiples vies de l’appartement-atelier de Le Corbusier    
Franz Graf, Giulia Marino, Cahier du TSAM 2, Lausanne, PPUR, 2017

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