White buil­ding

Le Front de Bessac à Phnom Penh

White building, ou building. C’est ainsi que les habitants de Phnom Penh désignent la barre du Front de Bassac, bâtie dans les années 60 par Vann Molyvann, un des principaux acteurs de la modernité cambodgienne. Véritable unité d’habitation tropicale, l’immeuble est aujourd’hui menacé par la spéculation et une modernisation « à la chinoise ». Pourtant, l’édifice a fait l’objet de documentaires ou de projets artistiques. Jean-Luc Vilmouth en a tiré une installation et le cinéaste cambodgien Rithy Panh, son dernier film, sur la condition des jeunes prostituées qui habitent l'ensemble.

Publikationsdatum
29-02-2012
Revision
01-09-2015

Elève de Le Corbusier pendant ses études à Paris, Molyvann réalisa entre 1956 et 1971 toute une série de bâtiments publics d’envergure : le complexe sportif national, le théâtre national, le conseil des ministres, plusieurs ambassades à l’étranger, sans compter les résidences. Il est à l’origine du style néo-khmer, qui mêle subtilement des éléments de l’architecture traditionnelle aux principes de la modernité. 
Ce métissage ne se réduit pas à l’ornement ; pour le parvis du stade national, construit dans une zone inondable, il s’est inspiré des réservoirs de rétention des crues à Angkor. Quant à l’Institut des langues, il le place sur pilotis, toujours pour pallier aux risques d’inondation. 
Dans un esprit moderne adapté aux impératifs locaux, il développe des systèmes de climatisation passifs, grâce à des cloisons perforées et des ouvertures qui apportent de l’air frais ou évacuent l’air chaud. 
Pendant la guerre civile, il se réfugie en Suisse, où il travaille pour l’ONU. Il regagne le Cambodge dans les années 90, pour y occuper le poste de Ministre de la culture. 
Le sort de ses réalisations pose incessamment la question du patrimoine moderne dans les régions en voie de développement. Ce que la fureur des Khmers rouges n’a pas su détruire risque de l’être dans le cadre d’opérations immobilières juteuses. C’est ainsi qu’a été démoli en 2008 le Théâtre national Suramarit, construit en 1968. 
Quant au White building, l’appétit des promoteurs risque très rapidement de venir à bout des quelques voix qui défendent sa restauration. Conçu selon les principes du modulor corbuséen et à l’origine construit sur pilotis, l’ensemble est constitué d’appartements traversants qui combinent des espaces pleins et vides. Les quatre niveaux sont desservis par des escaliers ouverts de part et d’autre du bâtiment. Ces percées annulent l’aspect monolithique de la barre. Elles permettent aussi l’aération des couloirs et le rafraîchissement naturel des intérieurs. 
A sa livraison, l’ensemble est perçu comme un avant signe prometteur de la modernisation du pays. Il est habité par des fonctionnaires et des étrangers s’activant dans un pays qui savoure son indépendance récemment acquise. Cette prospérité sera de courte durée. Le conflit vietnamien ne va pas tarder à franchir la frontière pour devenir l’affaire des cambodgiens. En 1975, les Khmers rouges prennent le pouvoir et la capitale est vidée. Cette évacuation forcée témoigne de la haine du mouvement pour toute forme d’urbanité. Pour les Khmers rouges, la ville incarne tous les vices, politiques, sociaux et économiques. A la chute du régime de Pol Pot, l’édifice est pris d’assaut par de nouveaux occupants. Il compte actuellement entre deux et trois mille habitants. Cette surpopulation explique en partie son état de délabrement. Faute d’entretien, les canalisations et l’électricité sont souvent hors d’usage. Alors chacun fait comme il peut : on bricole son installation électrique, on remplace une canalisation cassée par un tuyau en PVC sur la façade, on refait sa partie du toit qui fuit avec des bouts de tôle ondulée. A cela viennent s’ajouter les extensions sauvages, en briques ou en bois.
Les espaces ouverts au rez-de-chaussée ont été transformés en commerces. Des pièces ont poussé sur certains des balcons. Globalement, le niveau de vie des habitants a baissé. La classe moyenne a cédé sa place aux nouveaux arrivants, et les fonctionnaires ont été remplacés par des jeunes prostituées qui entretiennent à elles seules enfants, parents et proxénètes. Aujourd’hui, le bâtiment est un bidonville vertical. Il reste, malgré son état, un chapitre essentiel de la constitution d’une identité cambodgienne moderne. 

Christophe Catsaros

Extrait d’un article paru en novembre 2008 dans la revue d’a