Va­ria­ti­ons sur le thè­me du land­mark

Singapour est-elle vraiment à l’image de ce bâtiment emblématique signé Moshe Safdie?

Publikationsdatum
08-04-2015
Revision
20-10-2015

Le casino Marina Bay Sands, inauguré fin 2011 à Singapour, est ce que les américains appellent un landmark : un bâtiment-symbole qui transforme le contexte paysager dans lequel il s’inscrit. Etonnant de par sa forme, ouvert sur la ville, l’ensemble prolonge une réflexion sur la forme urbaine initiée à la fin des années 1960 par son concepteur, l’architecte canadien Moshe Safdie.

L’ensemble Habitat 67 (photo) au bord du Saint-Laurent à Montréal et le mémorial de Yad Vashem à Jérusalem partagent la même ambition paysagère, la même disposition à articuler un discours à partir de la façon de s’insérer dans un environnement donné. Sauf qu’entre ces trois projets, une sorte de basculement s’est produit. Si l’ensemble brutaliste, le mémorial et le casino partagent le même langage, ce n’est pas pour dire la même chose. 

Moshe Safdie débuta sa carrière par un projet de grande ampleur. Invité à réaliser des logements collectifs pour l’exposition universelle de Montréal en 1967, il livra un étonnant ensemble brutaliste composé de blocs préfabriqués disposés en quinconce sur une structure irrégulière. « Vivre dans des grands ensembles sans subir l’uniformité écrasante des immeubles monolithiques », tel semble être l’objectif qui anime de nombreux architectes de la fin des années 1960, dont Safdie.

Comme une partie de Tetris que l’on s’efforcerait de perdre, cet empilement de blocs en béton crée un ensemble labyrinthique : des espaces inhabituels faits de porte-à-faux et de renfoncements. A mi-chemin entre l’immeuble collectif et la maison particulière, les appartements d’Habitat 67 semblent tirer le maximum des possibilités offertes par la disposition pyramidale. Les espaces interstitiels entre les blocs constituent de vastes terrasses, toutes différentes les unes des autres, que les habitants vont pouvoir investir. Utopique et symbolique, compte tenu du contexte de la commande, ce premier grand projet de Safdie témoigne d’un véritable désir de créer les conditions pour une ville dense et appropriable. 

Au fil des ans, ce désir va se transformer en véritable expertise sur l’espace public et l’alchimie qui permet de générer des lieux vivants. Appelé à réaliser des campus et des bibliothèques, Safdie développe un langage postmoderne où la monumentalité sert à donner du sens à ­l’espace partagé. Sans exubérance mais pourvus d’une certaine théâtralité, les lieux qu’il crée sont emblématiques : à la fois identifiables et faits pour le grand nombre. C’est cette aptitude qui l’amène à enseigner l’urbanisme à Harvard, et plus tard à construire le mémorial de Yad Vashem (photo): le lieu consacré au rappel de l’extermination des Juifs d’­Europe. Yad Vashem est autant un bâtiment qu’une installation paysagère. Faille bâtie dans une colline aux abords de Jérusalem, le mémorial dramatise le rapport au territoire, sans perdre de vue le caractère solennel de sa raison d’être.

La tension bâtie autour des documents sur la déportation s’achève avec un panorama de la Terre promise. Ici, l’ouverture sur le paysage sert le propos muséographique et constitue la conclusion d’un parcours chtonien dans les profondeurs de la terre et de l’âme. Par ce choix, Moshe Safdie spatialise le raisonnement sur lequel repose la création d’Israël : la terre en réparation pour un génocide.

Les jeux sont faits


A Singapour, toutes les qualités de son architecture sont engagées pour une cause d’un autre genre : construire un hôtel casino dans un pays qui en interdisait jusque-là la pratique. Au début des années 2000, Singapour autorise Sheldon Adelson, propriétaire d’un empire fondé sur le jeu et la spéculation immobilière, à s’implanter sur l’île. L’enjeu est de taille et la mise conséquente. Moshe Safdie va pouvoir faire ce qu’il veut sans restriction budgétaire. 

Manifeste de densité dans une des parties les plus densément peuplées au monde, Marina Bay Sands reconduit les grandes lignes de son langage architectural : monumentalité prolixe, disposition à modeler un site, ouverture sur la ville. 

Au souhait du commanditaire pour un bâtiment d’un seul bloc, Safdie répond par une fragmentation : trois tours au lieu d’une, pour éviter l’effet monolithique qui couperait la baie de l’océan, et une disposition pyramidale pour créer entre les tours un atrium géant. Le tout est recouvert d’un gigantesque plateau en porte-à-faux avec la plus grande piscine sur toit jamais réalisée. L’ensemble est monumental et monopolise les regards. Où que l’on soit dans la baie, on peut difficilement ne pas être attiré par l’inhabituel empilement. Au pied des tours, l’atrium légèrement courbé tire sa dynamique de l’écartement variable entre les deux pans de chacune des trois tours. 

D’un point de vue commercial le projet est un succès. L’implantation en Asie du Sud-Est sauve l’empire en faillite du milliardaire sulfureux, mis à mal par la crise financière aux USA. 

Vous connaissez la chanson?


Dans un texte visionnaire publié en 1995, Rem Koolhaas1 procédait à la radiographie du modèle de rénovation urbaine singapourien, et présageait son adoption massive dans le cadre de l’urbanisation de l’Asie. Fondé sur le principe de la table rase, ce modèle traverserait, depuis son apparition peu après l’indépendance en 1965, trois grandes phases : celle des grands ensembles hygiénistes (les années 1960), celle des malls et de la ville d’intérieur inspirée des théories métabolistes (les années 1980) et, pour terminer, celle d’un urbanisme théâtral, mettant en scène un décor de ville, fait de parcs spectaculaires, de bâtiments emblématiques et de quartiers historiques reconstitués (les années 2000). 

Après avoir passé 30 ans à effacer toute trace de son histoire, après avoir transplanté la ville dans des mégastructures climatisées qui en reconduisaient les principaux attributs, Singapour serait entrée dans la troisième phase : celle d’une quête d’urbanité. Lassée d’être considérée comme un énorme centre commercial sans âme, où rien n’est construit pour durer plus de 20 ans, Singapour serait à l’affût de plus-value symbolique. Celle de ses paysages urbains, ou encore de son identité asiatique qu’elle a longtemps rejetée, lui préférant le profil d’une ville mondiale dont l’excellence se conjugue au présent. Après avoir minutieusement réhabilité le peu qui lui restait de vieille ville, Singapour se dote d’un skyline digne de ce nom : non plus celui, variable, d’une ville prise dans le maelstrom du changement perpétuel, mais celui, définitif, d’une ville qui tient et chérit les représentations qu’elle rend possibles. C’est sur ce point que le landmark de Safdie apporte sa contribution. S’inspirant librement des mégastructures métabolistes, Safdie crée un édifice spectaculaire et immuable. Il inscrit une forme pérenne dans un paysage en perpétuelle mutation.

Un symbole, mais de quoi?


Reste à savoir ce que pérennise ce geste architectural. Car si le bâtiment confirme le rôle du symbolique dans la constitution de l’urbain, sa théâtralité n’est pas au service du bien public, encore moins du progrès, mais d’une vision très pécuniaire de ce que doit être une ville. Quand Venturi et Scott Brown ont cru discerner à Las Vegas l’esprit du postmodernisme, ils pensaient à la forme de la ville, moins à ce qui s’y déroulait.

En parachutant une portion de Las Vegas face à leur emblème national, les Singapouriens font bien plus que dresser un décor durable ; ils pérennisent surtout un modèle de développement fondé sur la spéculation. Disposés à transformer la ville en parc d’attraction, ils multiplient les emblèmes architecturaux de tout genre, pour renouveler leur image de haut lieu de la finance et du loisir. 

Le dernier landmark de Safdie est avant toute chose le symbole d’une instrumentalisation de l’architecture au service d’une vision spéculative du développement urbain. S’il est ouvert sur la ville, ce n’est pas dans un esprit de partage, mais dans une stratégie de conquête. S’il revisite le passé métaboliste, ce n’est pas tant pour entrer en dialogue avec son contexte que pour dissimuler sa vacuité. 

Dans le grand mall qui jouxte le landmark, les enseignes prestigieuses s’étendent à perte de vue. Au fond du canyon que forme ce gigantesque centre commercial, un rameur fait lentement progresser son embarcation dans un canal intérieur. Les promeneurs filment et se filment devant cette attraction dont les références se perdent dans des miroitements infinis.

S’agit-il d’une évocation des reconstitutions de Venise du groupe Sands, à Las Vegas et Macao ? Se peut-il que ce triste décor lacustre soit censé évoquer le contexte fluvial du site ? L’embarcation serait-elle là pour nous rappeler que nous sommes à l’embouchure d’un fleuve, et que ce fleuve est à l’origine de cette ville ? Si tel était le cas, il s’agirait d’une contextualisation géographique digne d’un récit de science-fiction.

Le décalage entre son contexte urbain et sa fonction, entre ce qu’il symbolise et le décor qu’il contient pointe les contradictions internes de ce bâtiment-paysage. Elles sont le point d’achoppement qui fait s’écrouler l’édifice dans son aspiration à se constituer en repère.

 

Note

1. Rem Koolhaas, « Singapour Songlines. Portrait of a Potemkine Metropolis… or Thirty Years of Tabula Rasa », S,M,L,XL, Monacelli Press, New York, 1995, p. 1021.