Une pro­t­hè­se sym­bo­li­que

Le pavillon allemand fait renaître un chapitre surprenant de l’histoire architecturale du pays : le bungalow de la Chancellerie à Bonn et sa façon de contribuer à l’effort pour renouer avec la modernité, dans la seconde moitié du 20e siècle.

Publikationsdatum
25-07-2014
Revision
23-10-2015

Nous avions déjà consacré un article au projet de reconstitution de l’exposition mythique When attitude becomes form, à la fondation Prada, à Venise en 2013 (lire Tracés no 21/2013). La proposition reposait sur une transposition de l’intégralité du bâtiment de la Kunsthalle de Berne dans un palazzo vénitien. Le principe de greffer un édifice dans un autre nous était alors apparu comme un élément fondamental de la dialectique de Rem Koolhaas: un geste qui le hante depuis ses débuts et qui cristallise en grande partie sa façon de déconstruire la modernité.
C’est une action analogue qui semble s’accomplir au pavillon allemand. Là, c’est un archétype de la sociale-démocratie ouest-allemande qui est littéralement reconstruit à l’intérieur du pavillon germanique: la résidence du chancelier (Bundeskanzler-Bungalow), réalisée à Bonn par l’architecte Sep Ruf.
Les commissaires Savvas Ciriacidis et Alex Lehnerer (qui enseignent par ailleurs à l’EPFZ) parviennent, au moyen de cette greffe, à réfléchir sur la valeur symbolique de certains bâtiments. Ils décident de rendre manifeste cette dimension symbolique en faisant se télescoper deux archétypes architecturaux contradictoires : le pavillon allemand à Venise, reconstruit en 1938 dans un style monumental et fascisant, et la résidence du chancelier inaugurée en 1964, dans un style sobre, fonctionnel et lumineux. De l’un à l’autre, c’est toute l’histoire de l’Allemagne du 20e siècle qui s’expose. Le bungalow du chancelier est une résidence en plan libre avec un toit plat. Doté de grandes baies vitrées donnant sur un paysage verdoyant, il est le lieu des réceptions officielles. Il va très vite devenir le décor de cette nouvelle Allemagne qui tente de laisser derrière elle la mégalomanie funeste du Troisième Reich. 
A l’issue de la guerre, le pays était en quête d’un nouveau langage qui puisse signifier clairement son adhésion aux valeurs humanistes (et capitalistes). En logeant le plus haut représentant de l’Etat dans un bâtiment moderne aux allures de villa californienne, l’Allemagne entreprend de se défaire de l’héritage encombrant du nazisme: la grandeur, la valeur des ruines et la suprématie architecturale n’ont plus droit de cité. Au caractère massif et imposant du néoclassicisme des années 1930 va se substituer une architecture générique, simple et rationnelle. Le style international va devenir la nouvelle langue architecturale pour un pays qui doit, en plus de ses villes, reconstruire ses mythes, ses fictions et ses symboles. 
L’histoire de ce bungalow raconte donc l’effort de reconquête de la modernité architecturale par un pays qui s’en était éloigné. La reconstitution pousse l’analyse de l’édifice à ses limites et parvient à révéler le paradoxe sur lequel il repose. Suffit-il de changer de décor pour se débarrasser définitivement de ses anciens démons? Plus que cette mise en scène bien orchestrée, la véritable dénazification ne réside-t-elle pas plutôt dans les multiples tentatives critiques pour repenser l’architecture nazie ces trente dernières années? L’histoire du pavillon allemand, pris pour cible par de nombreux artistes et architectes, serait un condensé de cette culture critique qui s’installe progressivement dans l’Allemagne d’après-guerre. 
Dans cette perspective, ce ne sont plus deux, mais bien trois étapes de la modernité qui s’exposent à Venise : le pavillon fasciste, le bungalow moderne prétendument générique, et pour terminer, la critique hybride issue de la rencontre violente des deux. 
L’édifice qui s’expose actuellement à Venise est une métaphore de ce troisième temps : la postmodernité qui, des années 1970 à nos jours, s’obstine à repenser le moderne pour en comprendre les fondements. 
Par cette prothèse, Ciriacidis et Lehnerer parviennent à restituer trois aspects de la modernité architecturale allemande : le renoncement des années 1930, la restauration des années 1950 et la déconstruction postmoderne des années 1970. Plus fondamental encore, ce cheminement se fait par un acte architectural plutôt que par un récit ex cathedra. Notons aussi que la fraîcheur et le caractère incisif de ce projet ne vont pas sans rendre hommage au très bon travail théorique accompli depuis plusieurs années à l’EPFZ. 

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