Une pra­tique li­bé­ra­li­sée de l'­ar­chi­tec­tu­re

Entretien avec Kees Christiaanse

Originaire des Pays-Bas, l’architecte Kees Christiaanse connaît bien la Suisse. Titulaire de la chaire d’architecture et de design urbain à l’EPFZ, son bureau est présent tant à Zurich qu’aux Pays-Bas. Il évoque ici les différences et les similitudes dans la culture du bâti de ces deux pays.

Publikationsdatum
27-04-2012
Revision
01-09-2015
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

Les liens professionnels entre architectes et ingénieurs varient selon les pays européens. En Angleterre, il n’est pas rare qu’ingénieurs et architectes travaillent au sein d’un même bureau alors qu’en France l’articulation entre les deux profession fait débat. Qu’en est-il aux Pays-Bas ?
Il n’y a aucun lien. Il n’existe pas, contrairement à la Suisse, d’organisation qui chapeaute les deux professions. Les architectes se rassemblent au sein du Koninklijke Maatschappij tot Bevordering der Bouwkunst Bond van Nederlandse Architecten, plus connu sous l’acronyme BNA, alors que les ingénieurs se fédèrent au sein de l’ONRI, l’Organisatie van Nederlandse Raadgevende Ingenieurs ou NLIngenieurs.
Fondée en 1919, la BNA est le résultat de la fusion de deux associations, la Society for the Advancement of Architecture et l’Association of Dutch Architects. Devenir membre se fait sur une base individuelle que l’on ait son propre bureau ou que l’on soit employé du secteur privé ou public. Cette association compte actuellement environ 3 000 membres représentant presque 1 500 bureaux d’études. Il ne s’agit pas d’un ordre ou d’une chambre comme en France ou en Belgique, mais plutôt d’une sorte de club dont l’appartenance est facultative. Je pense que moins de la moitié des architectes néerlandais y sont inscrits. Depuis une quinzaine d’années, les Pays-Bas ont mis en place un registre des architectes néerlandais – Stichting Bureau Architectenregister (SBA) – qui protège le titre mais pas la profession. Il est interdit de s’autoproclamer architecte sans une formation reconnue, mais il est par contre possible de bâtir sans formation spécifique d’architecte. Un dessinateur architecte a le droit d’ouvrir un bureau et de construire des bâtiments. 
L’ONRI a quant à elle été fondée en 1917 et représente environ 250 entreprises. Elle a à peu de chose près la même fonction que la BNA et on y adère également de manière facultative. 
A noter que mon expérience européenne m’amène à un constat assez surprenant : il semble que les pays européens où la protection par des associations est la moins forte, comme les Pays-Bas ou la Suisse, sont ceux où la qualité architecturale est la plus grande.

Pensez-vous qu’il y ait un lien de cause à effet ?
Je ne sais pas, mais le constat est sans appel. Si l’on prend l’exemple de la France, il est extrêmement difficile pour un bureau étranger d’y obtenir un mandat : tout d’abord, en tant qu’étranger, faire partie de l’Ordre français des architectes implique un parcours administratif sans fin ; ensuite, le prix de l’assurance nécessaire pour la réalisation de projets en France est exorbitant. Cet Ordre est clairement un instrument protectionniste pour les architectes locaux. A noter que le fait de devoir faire partie de l’Ordre pour obtenir un mandat de construction en France va à l’encontre des règles de l’Union européenne. C’est pourquoi, lorsque mon bureau participe à un concours français, nous nous associons toujours à un bureau local qui prend officiellement le lead. En Allemagne, les règles se sont quelque peu libéralisées. Cependant, il y a quelques années, pour pouvoir construire dans ce pays, il fallait faire partie de la chambre d’architecture du Land où la construction était prévue. 
En Suisse et aux Pays-Bas, outre un système relativement ouvert, la qualité architecturale résulte aussi bien évidemment de leur tradition de concours architecturaux et urbanistiques. Ces derniers permettent à de jeunes bureaux d’obtenir de grands mandats publics et d’acquérir l’expérience nécessaire à toute qualité. Même si le risque de ne pas obtenir de bons projets existe, les concours ouverts restent pour moi le meilleur système. On remarque depuis quelques temps, notamment pour des projets importants, la multiplication de concours avec présélection. C’est un développement que je trouve dangereux, notamment pour la relève architecturale. 

Aux Pays-Bas, quels sont les rôles de la BNA et de l’ONRI ?
Ces deux associations ont tout d’abord un rôle de représentation et de lobbying auprès des autorités politiques. Elles négocient également avec ces dernières les conditions de contrats collectifs pour les employés des deux secteurs et éditent un système de tarif ainsi que le règlement sur la responsabilité de l’architecte. Elles organisent des cours, des conférences, et représentent également l’architecture et l’ingénierie au sein des instances européennes. Elles se sont par exemple battues sans succès pour que l’UE n’introduise pas les principes de concurrence dans les mandats d’architecture, déréglementant ainsi le taux des frais et tarifs. 
Au contraire de la Suisse, ces deux associations n’ont que peu de contact et de tâches communes. Les liens entre architecture et ingénierie se font principalement dans la pratique, lors de projets et par des réseaux informels. Le lien entre ingénierie et architecture est primordial, mais à l’heure où le monde s’urbanise et où les questions environnementales se posent, une troisième profession gagne en importance : l’urbaniste. Au Pays-Bas, plus qu’en Suisse, de nombreux bureaux d’urbanisme se sont ouverts. Beaucoup ne construisent pas, mais ils travaillent en étroite collaboration tant avec les architectes qu’avec les ingénieurs. Ils se sont également regroupés en une association – la Beroepsvereniging van Nederlandse Stedebouwkundigen en Planologeni (BNSP) – non contraignante. La « culture » des polders a bien évidemment fortement contribué à cette tradition de collaboration entre ingénierie et aménagement du territoire. 
Suite à un article sur HafenCity qui me présentait comme un architecte et un urbaniste, j’ai reçu une lettre de la BNSP me faisant remarquer que, n’ayant pas suivi une formation d’urbaniste, je ne pouvais pas m’attribuer ce titre. Après un échange épistolaire, l’association a reconnu qu’en dépit de ma non-appartenance à leur association ma pratique me permettait de me considérer comme urbaniste. En Allemagne, j’aurais certainement reçu une lettre juridique m’interdisant formellement de porter le titre. Cette anecdote montre que cette association a également adopté cette liberté et cette souplesse néerlandaise qui sont à mon avis l’une des caractéristiques de la manière dont les professions sont régies dans ce pays.

Au niveau des cursus, les formations proposées aux Pays-Bas permettent-elles le développement d’un langage commun, d’une culture du bâti commune ?
 Là aussi les choses sont relativement compartimentées. Deux filiales différentes offrent un cursus d’architecture. Tout d’abord, les deux universités techniques – Delft University of Technology et Eindhoven University of Technology – offrent une formation complète et plutôt conceptuelle par rapport à l’autre filière, plus pragmatique, et dont la formation est délivrée en cours du soir sur six ans par les six Universities of applied science : Amsterdam, Rotterdam, Arnhem, Groningen, Tilburg, Maastricht. La différence entre ces deux filières est similaire à celle existant en Suisse entre les Ecoles polytechniques fédérales et les Hautes écoles spécialisées. L’Université de Wageningen, très connue pour ses recherches et sa formation en agriculture, promulgue quant à elle un cursus en paysagisme et les académies des arts forment les futurs architectes d’intérieur. La formation en ingénierie civile est délivrée dans les deux universités techniques. 
En fait, la transversalité n’existe qu’au niveau de certains masters spécialisés. Par exemple, il est possible maintenant pour certains ingénieurs de suivre des cours d’urbanisme dans les facultés d’architecture et d’obtenir un titre d’urban planner.

On parle souvent de spécificité néerlandaise de la culture constructive. Celle-ci tiendrait au rapport au territoire et serait caractérisée par une écriture architecturale plus libre, moins contraignante mais plus volontaire. Qu’en pensez-vous ?
Oui, je crois qu’il existe une certaine spécificité néerlandaise. Si je compare avec la Suisse, pays que je connais bien également, le prix du m?2 construit au Pays-Bas est probablement de moitié inférieure. Ce n’est pas seulement lié à la différence d’honoraires, mais aussi à l’attention portée aux détails et à l’élaboration. Cette différence est très marquée dans la construction de logements sociaux, par exemple. En Suisse, de tels logements auront des sols en parquet, ils seront aménagés avec des cuisines de qualité, la tuyauterie du chauffage sera cachée et des panneaux solaires seront installés sur le toit. Aux Pays-Bas, une simple chape de béton permettra aux futurs habitants d’habiller eux-mêmes le sol, selon leurs envies et besoins. La tuyauterie sera apparente, l’agencement de la cuisine sera bon marché et il n’y aura pas de panneaux solaires. Ce genre d’aménagement est considéré aux Pays-Bas comme étant du ressort des habitants et non du maître d’ouvrage. 
L’autre grande différence concerne l’industrialisation néerlandaise du système bâti. Alors que la production architecturale est encore artisanale en Suisse, les Pays-Bas ont développé dans l’après-guerre une culture industrielle du bâti. Les architectes hollandais ont tout de même trouvé une manière de concevoir des plans très différents ; ils jouent même à exploiter cette condition industrielle pour en faire des produits « custom-made ». C’est probablement cette attitude qui permet aux architectes néerlandais de se sentir plus libres et moins contraints.

Quelle est l’origine de cette différence ?
Elle est, selon moi, liée au fait que la Suisse, ayant une population assez réduite, s’est bâtie d’unités de développement elles aussi réduites, presque maison par maison. Je ne connais que deux grands quartiers de logements en Suisse : Meyrin vers Genève et Bümpliz à l’ouest de Berne. Il n’y a pas de tradition de grand développement. A l’inverse, le boom démographique qu’ont connu les Pays-Bas après la Seconde Guerre mondiale y a imposé la construction de nombreux logements sociaux. Le pays s’est industrialisé, la pratique architecturale également, et dans les années 60, pendant mes études, il n’était pas rare que mes professeurs travaillent sur des programmes de 1 000 logements. Cette différence est également perceptible dans le rapport à la hauteur. Construire un immeuble de plus de 100 mètres aux Pays-Bas est presque devenu une banalité, alors que en Suisse c’est encore un événement qui suscite débat et controverse.
C’est la base d’une attitude complètement différente sur la production, la valeur et même sur la position de la société vis-à-vis du bâti. Les Néerlandais construisent, achètent et vendent leurs unités d’habitation beaucoup plus facilement qu’en Suisse ou en Allemagne. Dans ces deux pays, acheter ou construire fait intégralement partie d’une stratégie de capitalisation familiale. En Suisse, le bien immobilier reste au sein de la famille, par héritage. Aux Pays-Bas, le marché de l’immobilier est beaucoup plus mobile.

Avec les Constructivistes et le Bauhaus, les Pays-Bas sont historiquement un des trois grands pôles de la modernité. Comment ce positionnement de pionnier influence-t-il la culture constructive actuelle ?
Si pareille influence il y a eu, elle n’est plus si importante. Le modernisme néerlandais est né de la nécessité de gagner du territoire sur l’eau par le développement des polders. Cette lutte a forcément influencé le rapport de la société néerlandaise au progrès et aux technologies. Dans les années 20, elle a embrassé le modernisme et sa rationalité a dominé notre architecture jusqu’en 1989. L’Europe a alors connu une révolution silencieuse qui l’a faite passer d’une société sociale-démocrate, avec une esthétique architecturale très particulière, à une société commerciale soumise au marché. Les activistes de 68, alors à la tête de responsabilités politiques et qui soutenaient la production architecturale moderne, ont été remplacés et les entrepreneurs et promoteurs ont succédé aux architectes. On a dès lors observé le développement d’une esthétique beaucoup plus populiste et historique. Ce nouveau vocabulaire, qui a trouvé son expression à travers des architectes comme Krier, Kohlhoff ou encore Natalini, a complètement bouleversé l’architecture hollandaise. Aujourd’hui, avec les exigences du développement durable et le « higtech » nous pouvons observer l’émergence d’une nouvelle grammaire architecturale qui donnera peut-être un nouvel élan à l’architecture néerlandaise.

Kees Christiaanse est professeur titulaire de la chaire d’architecture et de design urbain à l’EPFZ et associé au bureau KCAP

 

Chambre des architectes
Koninklijke Maatschappij tot Bevordering der Bouwkunst Bond van Nederlandse Architecten (BNA)

 

Année de fondation : 1919
Forme juridique : association non contraignante
Nombre de membres : environ 3 000 membres représentant environ 1 500 bureaux d’études
Fonctions : publication des conditions standards des relations contractuelles entre architectes et clients, représentation des architectes dans la mise en œuvre des contrats de travail collectif, publication d’un bimensuel « BNA Blad », organisation de séminaires et de workshops, lobbying auprès des autorités politiques et des instances européennes.
Organes : BNA comprend 20 sections locales réparties dans cinq grandes régions ayant chacune un bureau régional : Groningen pour la région Nord, Amsterdam pour le Nord-Ouest, Rotterdam pour la région Delta, Aperldoorn pour l’Est et Eindhoven pour le Sud.
Critères d’admission : Les critères d’admission sont les mêmes que ceux du Dutch Architects Register : soit de posséder un titre académique reconnu. Une période de pratique n’est pas encore exigée pour les architectes néerlandais. Par contre, les architectes de l’Union européenne, ainsi que ceux du Lichtenstein, de Norvège et de Suisse, doivent être en possession d’un titre académique reconnu et faire preuve d’une pratique professionnelle suffisante.
Publication officielle : BNA Blad, publication bimensuelle
www.bna.nl Chambre des ingénieurs Organisatie van Nederlandse Raadgevende Ingenieurs (ONRI). Depuis 2009 : NLIngenieursAnnées de fondation : 1917
Forme juridique : association non contraignante
Nombre de membres : environ 250 entreprises
Fonctions : production d’un système qualité et de codes de conduite pour ses membres, représentation et lobbying auprès du gouvernement, lobbying pour influencer la législation européenne, promotion de la branche, soutien à des petites et grandes firmes.
Organes : l’association est dirigée par un Conseil d’administration et un Comité exécutif tous deux dirigés par un Président. L’association dispose également d’un département pour les jeunes ingénieurs appelé jongNLingenieurs. Il est composé d’ingénieurs de moins de 35 ans travaillant pour des bureaux affiliés à NLIngenieurs.
Critères d’admission : posséder un titre académique reconnu et faire preuve d’une pratique professionnelle en adéquation avec les valeurs de NLIngenieurs.
www.onri.nl ConcoursLes concours sont régis aux Pays-Bas par la « Directive 92/50/CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services ».

 

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