Une ar­chi­tec­tu­re de ser­vice pu­blic

Dans la polyphonie de la gigantesque foire multipolaire qu’est la Biennale d’architecture de Venise, le projet de l’OMA, dont le commissariat est assuré par Reinier de Graaf, résonne d’une voix claire, séduisante et pourtant tout à fait inactuelle.

Publikationsdatum
15-10-2012
Revision
19-08-2015

Que cherche à prouver l’un des plus grands bureaux globalisés par son éloge d’ouvrages quasi anonymes de la période brutaliste ? Comment concilier l’admiration pour une « architecture bureaucrate de gauche » avec la réalité d’un bureau parfaitement intégré au jeu spéculateur de la commande architecturale mondialisée ? Rem Koolhaas va-t-il finir un jour par se faire hara-kiri ? Plus sérieusement, peut-on penser ensemble l’œuvre théorique et la production de l’OMA, ou doit-on accepter la scission quasi schizophrène entre le travail critique d’un côté et l’activité constructive de l’autre ?
De quoi l’OMA se fait-il le défenseur ? Le projet d’exposition s’efforce de regrouper des réalisations de plusieurs pays d’Europe occidentale, conçues dans les années 1960 et 1970 par des agences publiques de construction. Qu’il s’agisse du GLC1 à Londres ou de l’PWDA2 à Amsterdam, nous avons à faire à un échantillon d’organismes publics qui concevaient alors des projets d’envergure pour la collectivité. Logements, écoles, centres administratifs : l’exposition relève des rapprochements idéologiques dans l’identité de ces corps administratifs de bâtisseurs. Cette quête d’une vocation commune viendrait renforcer les correspondances plastiques qui existent entre ces productions qui appartiennent pour la plupart à la mouvance brutaliste. 

Brutalisme : vision sociale

Le projet s’attaque d’emblée à deux idées reçues : celle qui prétend que l’architecture brutaliste est avant tout une affaire de style (amour du matériau brut, d’où son nom), et celle qui laisse entendre que l’architecture des agences d’Etat est nécessairement sclérosée et peu inventive. Le brutalisme apparut dans un acte de défiance de l’orthodoxie moderniste du style international. Il fut une tentative radicale de réintroduire le facteur social dans la conception architecturale.
Pourquoi cette quête ? Tout simplement parce que le style international qui domine dans les années 1950 se veut neutre, apolitique. Objectif, il nie le contexte, ignore l’histoire et se place au-delà de toute spécificité culturelle ou sociale. De son objectivité découle son écrasante uniformité. 
De Brasilia à Varsovie, et de New York à Genève, le style international produisit les mêmes espaces, la même typologie, indépendamment du contexte historique, topographique ou climatique. Le brutalisme est avant toute chose un rejet de cette culture de la « formule unique ». Sans renoncer à la grande échelle, les brutalistes vont tenter de modeler le bâti en fonction d’un usage spécifique. Leurs réalisations ne sont pas des écrins génériques, mais des usages figés dans le béton. 
Dans un esprit novateur et expérimental, les grands ensembles brutalistes vont s’organiser en grappes (cluster) plutôt qu’en barres rectilignes. Ils s’imaginent lutter ainsi contre l’aliénante uniformité des nouveaux quartiers des faubourgs. Quant aux espaces de travail, ils vont plutôt s’articuler autour d’espaces communs. Plus globalement, des efforts conséquents vont être entrepris pour renoncer au zonage strict. Le brutalisme est adepte de la mixité des usages, bien avant que celle-ci ne devienne la norme.

Architecture de fonctionnaires

C’est à partir de là que l’exposition de l’OMA prétend apporter quelque chose de nouveau. 
On y découvre que le brutalisme aurait été, pour l’essentiel, le fait d’architectes dont l’histoire n’a pas retenu les noms. Au-delà des Smithsons et de tous ceux qui gravitent autour de la TEAM 10, les auteurs des grands projets brutalistes ne sont guère connus. Conçues au sein d’agences publiques qui regroupaient plusieurs centaines d’architectes, les réalisations présentées sont des ouvrages collectifs, d’une génération d’architectes qui ne cherchaient pas la renommée. A cette donne de départ, s’ajoute le désintéressement actuel pour une architecture peu appréciée, souvent en porte-à-faux avec une vision étroite du développement durable. Tout cela corrobore la thèse principale de l’exposition : celle d’une architecture quasi anonyme conçue par des fonctionnaires inspirés. 
Qui se souviendra dans trente ans de l’architecte de la cité des Poètes à Pierrefitte3, dans la banlieue parisienne, honteusement démolie en 2010 ? C’est la question que sous-tend l’exposition, en s’attardant sur le cas de l’école Pimlico, aux abords de la Tamise, elle aussi démolie en 2010. L’avenir des grands ensembles brutalistes apparaît sombre dans la plupart des cas.
Avant d’essayer d’établir la cause du rejet du brutalisme, l’exposition revient à l’origine d’une certaine famille de projets, pour en dégager une éthique. Au-delà de son échec avéré, quelle aura été l’éthique constructive du brutalisme ? Tel pourrait être l’autre titre de l’exposition, certainement moins accrocheur que le mystérieux Public Works : Architecture by Civil Servants. Il s’agit donc d’une architecture du bien public, conçue par des institutions qui ne seraient pas nécessairement soumises aux lois du marché. Les projets concernés sont pour l’essentiel financés par l’Etat. Outre cet aspect anecdotique d’architectes qui renonceraient à leur ego de créateurs pour se mettre au service d’une cause publique, l’étude de l’OMA souligne la disparition plus ou moins progressive d’une certaine conception quant à la constitution de la ville. 
Car ce qui fait face à cet urbanisme de bureaucrate, ouvertement social, c’est la soumission absolue de toute initiative aux lois du marché. Si cela n’est dit à aucun moment, il s’agit pourtant d’une idée qui traverse l’exposition comme un leitmotiv : il y aurait une autre façon de concevoir la ville que celle qui prévaut aujourd’hui, et il n’est pas certain qu’elle soit moins efficace ou moins pertinente. Plus que le caractère bureaucratique de cette ère révolue, l’OMA regrette l’audace de certains de ses projets. La régulation par le marché fait que toute nouvelle initiative, qu’il s’agisse de logements ou de bureaux, rentre dans un cadre préétabli. Le produit final doit rester attractif pour le plus grand échantillon d’investisseurs privés. Il ne doit en aucun cas être trop spécifique. Aujourd’hui, que ce soit en Suisse, en France ou en Allemagne, on ne construit ni trop grand, ni trop petit, ni trop dense, ni trop dispersé. L’art de faire la ville est devenu celui du juste milieu. Tout à fait le contraire des grands gestes novateurs et expérimentaux qui caractérisent les années 1970. 
Ce qui est en train de se perdre avec cette génération de projets, c’est le principe d’une recherche expérimentale en matière d’urbanisme. Qui oserait aujourd’hui défendre un ensemble de 5 000 logements qui serait en parfaite rupture avec les pratiques dominantes ?
C’est pourtant ce que les brutalistes sont parvenus à faire, et pas qu’une seule fois. 
L’expérimentation sur le partage entre l’espace public et la sphère privée telle qu’elle a pu se faire à cette époque n’a plus lieu d’être. C’est la conclusion quelque peu pessimiste sur laquelle débouche Architecture by Civil Servants.
L’exposition dans son ensemble s’inscrit donc dans la série des réflexions entreprises à l’OMA sur la question du patrimoine. Elle pourrait parfaitement être perçue comme la poursuite de Cronocaos : le projet qui avait été présenté, toujours par l’OMA, à la précédente Biennale de Venise en 2010. Comme pour signifier son institutionnalisation, l’OMA a eu le privilège de présenter son projet au même emplacement qu’il y a deux ans. 
Le bureau rotterdamois poursuivrait ainsi au fil des Biennales, une réflexion sur l’évolution historique de la modernité. Sa lecture peu orthodoxe souligne une perte d’intérêt pour les dimensions éthique et sociale dans l’acte de planifier la ville. Un revirement dont témoigne le rejet d’une architecture façonnée par ces questions.
Les ruines du brutalisme sont les toutes dernières à passer brusquement du stade de la nouveauté à celui de déchet de l’histoire. Il s’agit là d’une évolution qui hante notre présent. Leur démolition peut paraître paradoxale : pourquoi détruire au nom du développement durable des constructions qui ont entre 30 et 40 ans ? L’OMA, par son geste critique, parvient ainsi à répondre au thème commun, Common Ground, tout en se plaçant en deçà et au-delà de cette Biennale. 
Le charme désuet des images en noir et blanc nous laisse pressentir, sans vraiment l’affirmer, que ce qui est démodé aujourd’hui, c’est un certain souci du commun ; une façon de construire et de modeler l’espace partagé en fonction d’un objectif social à atteindre.
Ce qui se perd et qu’on peut regretter, ce n’est pas tel ou tel autre ensemble menacé, mais la conviction que l’architecture et l’urbanisme peuvent modeler le corps social. 
Inactuelle, la réflexion critique de l’OMA mesure l’écart qui nous sépare d’une époque révolue. Elle nous permet de préfigurer la lente évolution de notre présent. Pour l’OMA, et pas seulement, c’est bien dans les ruines de notre passé récent que se dessinent les toutes prochaines étapes de notre devenir. Quant à l’adéquation au sein de l’OMA de la critique post-marxiste avec l’ultra-capitalisme de sa pratique, il s’agit là d’une guerre qui n’a fait pour l’instant que renforcer sans supprimer l’un ou l’autre de ses deux aspects. Une coexistence heureuse entre deux extrêmes : tel serait peut être le secret de la réussite de Rem Koolhaas. 

 

Notes

1 Le Greater London Council (GLC) était le corps administratif le plus élevé du gouvernement local pour le Grand Londres de 1965 à 1986.
2 PWDA, Public Work Deparment of Amsterdam
3 Mila et Geronimo Padron-Lopez, en collaboration avec Yves et Luc Euvremer    

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