Trans­gresser le corps nor­mé idé­el

Léonard de Vinci a, avec son "Homme de Vitruve", dessiné le corps masculin aux proportions théoriquement parfaites. Des architectes, dont Le Corbusier, ont imaginé construire autour d'un corps donné. Ne devrait-on pas plutôt penser l'architecture en regard de la diversité des corps? C'est la question que se pose ici Léopold Lambert.

Publikationsdatum
15-10-2013
Revision
01-09-2015

Nous avons tous en tête le dessin à la plume de Léonard de Vinci qu’il a dédié à l’architecte romain Vitruve dont la devise « Solidité, utilité et beauté » est toujours gravée sur la médaille du Prix Pritzker aujourd’hui. L’homme de Vitruve est donc ce dessin exposant les proportions anatomiques d’un homme théoriquement parfait, placé au centre de l’univers. Ce dernier semble donc devoir être dessiné pour s’adapter à ce corps. Au 20e siècle, de nombreux architectes se sont proposé d’élaborer, à leur tour, un corps autour duquel l’architecture pourrait être conçue. C’est bien sûr le Modulor de Le Corbusier (1945) et les corps d’Ernst Neufert (1936) qui constituent toujours des références absolues pour les architectes de nombreux pays du monde. On peut aussi citer les personnages d’Henri Dreyfuss, Joe et Joséphine (1974), qui vivent dans un monde de standards graphiques aux dimensions envahissantes. Quelle est la hauteur de la table, de la chaise, de la porte ? Autant de composantes architecturales qui, non seulement semblent nous être données sans nous laisser la chance de les repenser, mais qui posent un problème fondamental quant à la standardisation du corps en même temps que la leur.
Envisageons tout d’abord que le corps considéré comme norme a plus à voir avec les schémas de domination dans les relations de pouvoir d’une société qu’avec une question de majorité qui, de toute façon, resterait problématique. Dans nos sociétés occidentales, le corps valide, blanc, mâle et hétérosexuel incarne ce corps normé autour duquel toute forme architecturale non spécifique est construite. La diversité des corps lisant ce texte saura aisément illustrer la multitude qui ne correspondent pas à cette norme. J’aimerais montrer que la norme ne s’arrête pas à ces quatre critères ; elle en comporte d’autres – de nature sociale, comportementale, linguistique, etc.–, qui font que nul corps ne lui corresponde véritablement. Le corps idéel n’est pas incarné ; il est un fantasme. Cela m’invite à proposer l’oxymore qui donne le titre à ce texte : le « corps normé idéel ». Bien sûr, certains corps s’incarnent de manière plus proche que d’autres de la norme. A cet égard, l’architecture coloniale, qui impose ses propres standards à une population locale, fait partie prenante du processus de domination et de transformation du projet colonial. Il est d’ailleurs problématique qu’un certain nombre d’édifices coloniaux n’aient pas vu leur fonction changer lors du processus de décolonisation. C’est ainsi que de nombreux bâtiments administratifs, judiciaires et éducatifs de Bombay fonctionnent toujours de la même façon que du temps des Anglais, et que l’ancien palais du vice-roi des Indes est devenu le palais présidentiel à New Delhi, contre l’avis de Gandhi qui souhaitait en faire un hôpital pour les pauvres. 
Il est donc correct de penser que la norme favorise, par définition, des corps plus que d’autres. En revanche, puisque le corps idéel est un fantasme, nous pouvons aussi réaliser que considérer ce corps idéel comme essence de création architecturale est néfaste (à des degrés divers) pour l’ensemble des corps. Se servir docilement de la norme a un impact à l’échelle de l’évolution de l’espèce elle-même : chaque architecture, chaque espace, chaque objet conçus autour d’elle agira sur le corps comme un tuteur sur un arbuste. Cette évolution ne se fera pas au sein d’un schème d’acquisition de puissance (au sens spinoziste du terme) de génération en génération, mais dans celui d’un appauvrissement des corps, puisqu’ils ne cessent de chercher à atteindre cette norme fantasmée.
Néanmoins, sortir de l’idée de norme serait également un fantasme. Toute société applique différentes formes de relations de pouvoir créant des normes qui référencent la domination de comportements sur d’autres. Il nous est impossible d’en sortir, mais nous pouvons les transgresser afin de réduire ces rapports de domination du mieux possible. En d’autres termes, si nous concevons effectivement une table ou une chaise au sens où on l’entend d’habitude, il nous faudra bien choisir à quelle hauteur nous les placerons. En ce sens, quelle que soit notre décision, elle aura l’effet de contribuer à une certaine norme. Cependant, cette norme peut être différente de celle du milieu politique dans lequel nous nous trouvons et elle peut aussi varier au sein d’un même édifice plutôt que d’imposer un standard absolu. Le corps que nous considérons pour concevoir une architecture ne doit pas être un fantasme, il se doit d’être incarné. Tout comme l’architecture – elle aussi trop souvent désincarnée par les architectes –, il constitue un assemblage de matières en mouvement qui compose des rapports avec son environnement. Lorsque ce dernier est construit de telle sorte que ces mêmes rapports soient envisagés dans leur dimension la plus harmonieuse plutôt que la plus normée, il s’agit véritablement d’un acte politique, puisqu’il complexifie et transforme les relations de pouvoir au sein d’une même société.

 

Verwandte Beiträge