Tou­jours plus de murs dans un mon­de sans fron­tiè­res

 La prolifération actuelle des barrières frontalières – il en existe une soixantaine aujourd’hui – constitue un phénomène sans précédent dans l’histoire mondiale

Publikationsdatum
22-04-2015
Revision
25-10-2015

A la chute du mur de Berlin, l’heure était à un monde sans frontières, au dépassement des Etats, jugés obsolètes, à un village planétaire porté par la mondialisation. Les universitaires, les économistes, les théoriciens des relations internationales ont abondé dans ce sens, évoquant la fin des territoires, des souverainetés, des Etats, de la géographie. 

Mais le 11 septembre 2001 a sonné le glas de ces aspirations, refermant les Etats comme des huîtres, les frontières comme des pièges. Désormais, ces frontières ne sont plus des lignes, ni même des interfaces – ce qu’elles sont en principe. Elles ne sont plus souples et poreuses, mais dures et agressives. Constamment renforcées, fortifiées, elles sont de plus en plus fréquemment marquées par des entraves physiques, des barrières, des clôtures, des murs, longées par des routes d’enceinte et des chemins de garde, dotées de capteurs de bruits et de mouvements, hérissées de postes de surveillance, de champs de mines, de caméras infrarouges et de dispositifs d’éclairage. Dans cette nouvelle configuration, les frontières n’ont plus pour vocation de canaliser les flux, mais bien de les arrêter. Dans un monde marqué du sceau de la mondialisation, les murs frontaliers se font de plus en plus fréquents, au point de constituer un phénomène sans précédent dans l’histoire mondiale (graphique).

Depuis 2001, il ne s’agit plus, à travers le blindage de la frontière, de convertir une ligne de front en frontière de fait et d’imposer une paix provisoire (à l’exemple des deux Corées, de Chypre, voire de la Line Of Control entre l’Inde et le Pakistan), mais bien, si l’on s’en tient aux discours des Etats constructeurs de murs, de prévenir des menaces – comme les flux migratoires ou l’incursion de groupes terroristes. En Asie Centrale, au Moyen-Orient, dans la péninsule indienne, en Asie du Sud-Est, dans les Amériques et jusqu’en Europe, les murs « anti » prolifèrent. 

Dans les régimes autoritaires aussi bien que démocratiques 


Désormais, les barrières frontalières (dont les fondations sont maçonnées et inamovibles) répondent à l’instabilité générée par le système international. Devant leur multiplication – il n’y en avait qu’une dizaine à l’issue de la guerre froide, il y en pratiquement 60 aujourd’hui –, et parce qu’elles sont le fait de régimes autoritaires comme de démocraties (Etats-Unis, Espagne, Bulgarie, Grèce, Israël, Inde), il faut se rendre à l’évidence : le mur est devenu une manière pour les Etats de faire face à des (nouvelles) menaces, réelles ou présumées. En Arabie saoudite pour enrayer la progression de l’Etat islamique, en Turquie pour limiter la contagion de la rébellion syrienne, en Ukraine (selon le projet annoncé) pour bloquer l’impérialisme russe, en Républicaine dominicaine (ce n’est pour l’instant qu’une proposition) pour réduire l’exode haïtien. 

Ainsi, ce qui relevait, il y a moins de deux décennies, d’enjeux de police des frontières, locaux et transfrontaliers correspond désormais à des enjeux de sécurité nationale, qui justifient la militarisation de la zone et le durcissement de la ligne frontalière. Le besoin de ­sécurité des Etats passe, pour certains gouvernements, par l’érection d’une barrière. Le mur redonnerait du sens à l’Etat, mais il fait perdre son sens à la frontière dans son acception classique (la frontière n’était que ce point de rencontre entre deux collectivités et deux souverainetés, tout au plus un moyen de canaliser et de comptabiliser les flux) et accroît l’insécurité de ceux qui la fréquentent – pour la franchir ou parce qu’ils vivent à proximité. 

Puisque la frontière devient un enjeu de sécurité nationale, la tendance s’accompagne de sa militarisation : on fait de plus en plus appel à la technologie duale1 voire militaire, au complexe militaro-industriel reconverti en complexe sécuritaro-industriel. Le déploiement de la brigade d’ingénierie de l’armée de l’air venue d’Alaska à Nogales pour aider la Homeland Security à construire des routes frontalières tout en formant les soldats dans des terrains similaires à ce qu’ils pouvaient rencontrer en Afghanistan témoigne de cette proximité. C’était déjà le cas avec le recyclage de plaques de métal datant de la guerre du Golfe et fournies par l’armée américaine à titre gratuit pour former la barrière en Arizona. La présence de gros consortiums liés à l’armement et à la défense (EADS, Boeing, Elbit, etc.) sur les chantiers frontaliers va dans le même sens. Cette militarisation se fait également à travers le recrutement des patrouilles frontalières : la Border Patrol2 est composée à 28,8 % de vétérans revenus d’Irak et d’Afghanistan qui bénéficient d’un passe-droit pour intégrer ce corps de métier3. Ce qui ne devrait être que du maintien de l’ordre entre désormais dans le registre de la défense du pays, porté par des acteurs militaires « non reconvertis ». On retrouve d’ailleurs cette dimension de militarisation à travers la lecture qu’en font les médias, de Fox News qui évoque l’idée d’un « troisième front » (après l’Irak et l’Afghanistan) ou du National Geographic Channel qui parle de « guerres frontalières »
(border wars). 

Attiser la peur


Or l’évolution de cette vision de la frontière amène également une violence latente. Ainsi, l’anxiété du franchissement de la frontière (avoir les bons papiers, le bon visa, le bon ton lorsque l’on s’adresse au douanier) fait partie intégrante du processus – au point d’avoir des incidences sur les trajectoires des migrants légaux4. Les témoignages à la frontière, par exemple sur le flanc méridional des Etats-Unis ou encore aux frontières de l’­Europe (au Maroc, autour de Ceuta et Melilla, en Grèce ou en Bulgarie), rendent compte de cette violence qui s’inscrit dans la définition d’un espace placé dans une zone de droit dérogatoire qui déborde largement la ligne frontalière pour embrasser des bandes de terre plus ou moins large de part et d’autre du mur.

La banalisation de la « solution-murée » a donc quelque chose de paradoxal. D’abord, les barrières, pour reprendre les termes du poète Robert Frost (« Mending wall »), ne font pas nécessairement de bons voisins ; tout au plus repoussent-elles à plus tard le règlement d’enjeux propres à la relation entre les deux Etats limitrophes. Ensuite, les murs ne sont pas là pour durer : ils finissent toujours par tomber physiquement (comme le mur de Berlin ou la ligne Maginot) ou symboliquement quand ils ne servent plus à rien (Grande muraille de Chine, mur d’Antonin). 

Ce sont les cicatrices de leur existence qui auront le plus d’impact à terme. Car les murs isolent. Ils isolent dans des enclaves des populations coincées entre le mur et la frontière, qui peinent à accéder aux services publics, aux ressources naturelles, ou simplement à leur emploi comme en Cisjordanie, au Bangladesh ou au Texas. Cela conduit le plus souvent à une déstructuration des sociétés agraires concernées. De surcroît, le fractionnement de deux économies interdépendantes par l’érection d’un mur induit fréquemment la destruction de la structure sociale des zones frontalières : le temps de franchissement du poste frontalier limite la fluidité des échanges licites et consacre souvent la mort des villes frontalières, marquées par un taux de chômage élevé, une économie moribonde, une violence exacerbée et une criminalité accrue. Car faute d’empêcher véritablement les flux, les murs les détournent. L’impact est alors immédiat pour les migrants, plus enclins à recourir aux passeurs. Et c’est là l’un des effets contreproductifs des murs, qui favorisent l’économie souterraine et les réseaux parallèles, les rendant plus difficiles à contrôler. 

Les murs provoquent donc l’effet inverse de celui recherché – contrer la migration et le terrorisme – en pérennisant l’implantation durable de travailleurs clandestins qui auraient autrement suivi un cycle de migration saisonnier et pendulaire, en réduisant la capacité de l’Etat à les contrôler, et en les vulnérabilisant substantiellement.

Occulter une réalité


Dès lors, pourquoi construire des murs ? Certains disent qu’il s’agit là d’un effet d’annonce qu’utiliseraient les gouvernements pour montrer à des populations de plus en plus sensibles aux risques mondiaux qu’ils agissent. Preuve en est, les murs frontaliers sont pour la plupart le résultat d’une démarche unilatérale – et, ce faisant, réalisés à l’intérieur du territoire de l’Etat prescripteur et non le long de la ligne frontalière : on ne construit pas pour redéfinir les relations internationales mais bien pour consolider une assise nationale. Mais plus encore, selon une étude récente menée par les professeurs David B. Carter et Paul Poast à l’Université Princeton et dont les résultats préliminaires ont été divulgués début 2015, l’inégalité économique serait un élément clé pour expliquer la construction des murs frontaliers : le différentiel économique est un facteur d’instabilité susceptible de mener à la construction du mur (ce qui, si on se fie aux murs des gated communities aux Etats-Unis, à Rio de Janeiro, ou encore à Padoue, est la norme des murs infranationaux). Les murs frontaliers ne seraient donc qu’une réponse à une mondialisation mal maîtrisée, mal répartie. Ils ne constituent alors qu’une solution temporaire, dans la mesure où elle n’agit que comme paravent d’une réalité que l’on occulte.

Elisabeth Vallet est directrice scientifique à la Chaire Raoul-Dandurand et professeure associée au département de géographique de l’UQAM, à Montréal. Elle est également co-chercheuse au sein du projet Borders in Globalization – et dirige à ce titre le groupe d’études sur les frontières du Québec. Elle vient de publier Borders, Fences and Walls (Ashgate, 2014).

 

 

Notes

1. La technologie duale fait référence aux technologies et produits qui peuvent être utilisés à des fins civiles et militaires. Elle constitue l’une des voies à la reconversion des industries d’armement.
2. La Border Patrol est une patrouille américaine créée à la fin des années 1920 principalement chargée de la surveillance à la frontière américano-mexicaine.
3. Les chiffres sont publiés par le gouvernement américain (www.cbp.gov/careers/outreach-programs/veterans).
4. Elisabeth Vallet et sa chaire sont en train de compiler des témoignages en ce sens, dans le cadre de la recherche Borders in Globalization.

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