Ter­rain d’es­sais : Le dé­sert amé­ri­cain

Si les terrains d’essais nucléaires du Nevada ont pu faire l’objet de nombreuses expériences dans le domaine des arts visuels, c’est qu’ils ont été, dès le début et en dépit du caractère confidentiel des activités qui s’y déroulaient, au cœur d’un programme de communication. Retour sur une épopée scientifique et stratégique qui a marqué autant les territoires que les esprits

Publikationsdatum
30-09-2015
Revision
17-11-2015

Nietzsche s’émerveille face à une science qui, tel un guerrier, peut partir et se remettre encore et encore à l’épreuve. Si le monde actuel est conceptuellement dominé par la suprématie des tests, des essais et des examens en tout genre – essais nucléaires, tests antidopage, tests de dépistage du VIH, épreuves d’admission, périodes d’essai, tests de grossesse, BEPC, BAC, examens d’entrée en première année de médecine, tests d’ADN, tests des limites, test de la capacité de l’Etat à rendre la justice, comme je viens de le lire dans le journal d’aujourd’hui, etc. –, alors cette dépendance croissante vis-à-vis des tests est coextensive à la manière dont Nietzsche prend acte du tournant expérimental de l’époque moderne.
Avital Ronell, The Test Drive, 20051

Dans son ouvrage The Test Drive, Avital Ronell situe le point de départ d’une certaine interprétation de la science dans Le Gai Savoir de Nietzsche, à savoir celle qui domine notre univers axé sur la technologie. Selon elle, le concept nietzschéen de science embrasserait des «qualités de modes de production à la fois destructeurs et artistiques2». Nietzsche a en effet été l’un des premiers à énoncer l’idée que la science comme l’art étaient régulièrement soumis à une série d’expérimentations ou de tests. Pour Ronell, l’importance accordée au test coïncide avec la prise en compte d’une tendance moderne à l’expérimentation, une disposition particulière qu’on retrouve également dans d’autres domaines, comme la théorie politique, la cybernétique et l’intelligence artificielle. Cette tendance a aussi un impact sur le langage, la vérité, la probabilité et le processus3. C’est la raison pour laquelle «l’expérimentation est un lieu de grande anxiété éthique (…) qui se situe par-delà le bien et le mal».4 Et sans doute que le locus classicus de ces anxiétés, espoirs et peurs rattachés à l’expérimentation, s’incarne dans le désert américain, un terrain d’essais fondamental autant pour la science que pour l’art. Explorer le désert américain permet alors de mettre à l’épreuve le sens de l’expérimentation moderne et de faire ainsi, peut-être, un peu de lumière sur les instruments de la philosophie et de la critique. Dans son essai d’introduction aux «desert cantos» du photographe Richard Misrach, Rebecca Solnit, écrivaine, historienne et militante, remarque non sans ironie: «Le désert pourrait également servir de site pour tester la théorie critique de ces dernières décennies, même si dans ce cas précis la théorie critique pourrait bien revenir avec une définition moins précise ou une perspective bouleversée5
Dans un ouvrage intitulé Nuclear Landscapes (1991), Peter Goin présente un ensemble saisissant de photographies de sites qui furent utilisés par l’Etat américain pour développer et tester des armes atomiques: le site d’essais du Nevada, la réserve nucléaire de Hanford et les atolls de Bikini et d’Enewetak. Son exploration des zones nucléaires fait suite à des projets où il avait étudié comment certains artefacts humains se fondaient dans le paysage6. Ainsi, une première série datant de 1977-78 rendait compte de sa découverte de ruines d’architectures précolombiennes en Amérique du Sud, en particulier de sites mystérieux non recensés sur les cartes archéologiques. Après cette série, Goin s’est lancé dans une étude des ruines contemporaines peuplant les Etats-Unis: le canal Erié abandonné à Buffalo, dans le nord-ouest de l’Etat de New York, les terres en friche du Mesabi Iron Range dans le Minnesota, et certain sites du Sud. En 1984, Goin s’engage dans une vaste étude de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, qui a nécessité plus de trois ans de travail sur le terrain et dans la chambre noire7. Ce projet, dit-il, «cherchait non seulement à exprimer la géographie de la frontière», mais aussi à mettre au jour «la complexité sociale, économique et politique créée par la division artificielle d’un paysage partagé8». Il a également été un catalyseur qui a contribué à la définition du projet de paysage nucléaire.
Goin a été l’une des premières personnes de l’extérieur à avoir été autorisées à photographier le paysage grandiose du site d’essais du Nevada (NTS pour «Nevada Test Site»)9, qu’il a défini comme un paysage de peur et comme le site d’un danger invisible et incontrôlable: «L’espace est partout jonché de restes de cratères créés par les détonations souterraines. Cette légère dépression est-elle un cratère d’impact, ou une simple déclivité terrestre que j’interprète comme dangereuse?» Immédiatement, il établit un parallèle avec le mystère des sites précolombiens: «Les tumulus mayas sont-ils un site archéologique, ou sont-ils des monticules de terre créés par les forces de l’érosion10
Goin s’est peut-être aussi demandé si ces ruines mayas pouvaient être comparées à des paysages de peur. A moins que leur caractère millénaire, ainsi que l’incertitude qui entoure encore cette civilisation et sa disparition apocalyptique, nous inspirent un jugement esthétique différent. Le photographe semble tout près d’admettre voir de la «beauté» dans les deux cas mais, pour des raisons éthiques, il se retient de qualifier le paysage nucléaire de beau.
C’est également en 1991 que Patrick Nagatani a publié Nuclear Enchantment, un ensemble de photographies réalisées sur une période de huit ans. Ces «tableaux vivants» à la composition étudiée ont été commencés à Los Angeles en collaboration avec la peintre Andrée Tracey, avant d’être poursuivis dans le Nouveau-Mexique avec l’aide d’étudiants qui intervenaient comme acteurs ou peintres de scène11. L’importance que Nagatani accorde au thème du nucléaire n’a rien de si surprenant, quand on sait qu’il est né le 19 août 1945 – 13 jours après le largage de la première bombe atomique sur Hiroshima – de parents américano-­japonais qui avaient été internés dans un camp pendant la Seconde Guerre mondiale. Alamogordo Blues (1986), qui fait partie de ces photos réalisées à Los Angeles, est une allusion ironique à une célèbre photographie de 1946 représentant un groupe de scientifiques en train d’assister à un essai nucléaire allongés sur des chaises longues au milieu du désert, n’ayant d’autre protection que des lunettes de soleil. Dans la reconstitution par Nagatani et Tracey, on voit des observateurs japonais à peau bleue visant les champignons de fumée avec des Polaroïds, avec en arrière-plan un désert fantastique peint en rouge. D’autres images de Nuclear Enchantment représentent des touristes japonais qui se prennent en photo devant l’obélisque commémorant le premier essai nucléaire sur le site de Trinity, ou qui mangent des sushis en contemplant des fusées au National Atomic Museum d’Albuquerque, ou encore qui tiennent à la main des souvenirs miniatures du Nike-Hercules Missile Monument à St Augustine Pass.
Nagatani est l’un des rares artistes à avoir ainsi abordé le phénomène du tourisme nucléaire, dont la popularité est visible sur le site internet du Bureau of Atomic Tourism «dédié à la promotion des sites touristiques du monde entier qui ont été le lieu d’explosions nucléaires, qui présentent des expositions sur le développement des armes atomiques, ou qui contiennent des véhicules conçus pour transporter des armes atomiques12». Mais la minutieuse cartographie «atomique» du Nouveau-Mexique entreprise par Nagatani n’a pas pour seul objet de se moquer de l’image conventionnelle des touristes japonais et de donner tort aux victimes. D’autres acteurs animent les paysages de Nagatani: scouts, écoliers et Amérindiens. On voit par exemple des Hopis et des Navajos s’adonner tranquillement à une partie de Scrabble avec, à l’arrière-plan, un reportage de télévision sur une décharge de déchets nucléaires. On les voit en train de se livrer à une danse rituelle à côté d’un missile à longue portée, ou encore vivant dans un village situé à proximité d’un site contaminé, leurs kachinas (esprits) voletant au-dessus de missiles et de cours d’eau radioactifs. Dans le Nouveau-Mexique de Nagatani, les traces de l’ère nucléaire coexistent avec les multiples strates de l’histoire de cet Etat, qui apparaissent d’autant plus poignantes lorsque celles-ci sont confrontées aux traces résiduelles de la culture amérindienne. Les mystérieuses ruines laissées par les premiers habitants de ce territoire désertique créent une impression hallucinée dans F-117A Stealth Fighter, Pueblo Bonito, Chaco Culture National Historical Park, New Mexico, un livre de Nagatani paru en 1990, qui saisit le double «enchantement» du Nouveau-Mexique comme un Etat qui incarne à la fois la «menace» et la «gloire» de l’ère atomique et qui répond au besoin, pour plusieurs générations de fugitifs échappant à la modernité et à la technologie, de poursuivre leur quête du «primitif». C’est la rencontre avec la culture et les croyances intactes de l’«autre» qui libère le nouveau moi dans une nature purifiée.
Des photographies de Goin et de Nagatani étaient incluses dans l’exposition Nuclear Matters qui s’est tenue au Camerawork de San Francisco en 1991. Cette exposition explorait les «questions liées à la nucléarisation de la culture» qui, loin de s’achever à la fin de la guerre froide, a continué de «se charger d’un sentiment insidieux de destruction universelle13». Le catalogue de l’exposition reproduisait des photographies de l’Atomic Photographers Guild, avec des œuvres de Berlyn Brixner, à qui l’on avait confié la tâche de filmer la première explosion atomique sur le site de Trinity, à 70km d’Alamogordo dans le Nouveau-Mexique. Y étaient également exposées les cinq photos qu’un journaliste et reporter de l’armée, Yoshito Matsuhige, avait prises dans la ville d’Hiroshima le 6 août 1945 – les seuls clichés pris dans la ville le jour du bombardement atomique. L’une des principales préoccupations des commissaires de l’exposition, Timothy Druckrey et Marnie Gillett, concernait la manière d’aborder ces images troublantes: étaient-ce uniquement des documents ou des œuvres d’art pouvant être exposées dans des musées ou des galeries? Druckrey écrit que les images de Matsuhige suggèrent que les «dimensions [de l’événement] étant inimaginables, elles étaient par conséquent elles aussi presque inimaginables14», faisant allusion à la célèbre remarque de Theodor Adorno qu’écrire un poème après Auschwitz était impossible. Pour les commissaires de l’exposition, le défi soulevé par ces photographies de destruction de masse conduisait à s’interroger sur la notion d’irreprésentable. La photographie, héritière à la fois de la science et de la tradition artistique, qu’elle soit romantique ou réaliste, est ici convoquée pour représenter l’annihilation totale de la réalité – un paradoxe qui ne peut être compris dans le cadre usuel du sens commun ou du jugement pragmatique.
En 1990, Richard Misrach publie avec sa femme Myriam Misrach Bravo 20 : The Bombing of the American West, un spectaculaire ensemble de photographies décrivant un paysage «sculpté» par des décennies d’essais de bombardement par la Marine américaine15. Dans l’introduction à l’ouvrage, Misrach décrit comment, à partir de 1942, l’armée américaine s’est progressivement approprié le Nevada, causant d’immenses dégâts à l’environnement et à ses habitants. Il fait également état de la lutte des populations locales contre l’armée pour obliger la Marine à se retirer du secteur de bombardement de Bravo 20. A la fin de l’ouvrage, Misrach présente son projet de transformer un site de 103km2 en premier mémorial environnemental pour l’Amérique.
En 1996, des photographies de Bravo 20 furent incluses dans Crimes and Splendours, une exposition et une publication présentant la série épique des «cantos» du désert de Misrach, commencée en 1979 – des images de mort mêlées aux thèmes du tourisme, du désastre écologique et des grandes réalisations technologiques16. Quatre cantos sont consacrés aux abus perpétrés par l’armée sur les zones désertiques. Le Canto VI montre des images de fosses très profondes dans lesquelles les habitants déposent le bétail mort – la cause de leur mort étant souvent «inconnue». Le Canto IX, «The Secret (Project W-47)», révèle des vues désolées de la base aérienne de Wendover dans l’Utah, théâtre des étapes encore classées «secret défense» du développement des bombes atomiques. Canto X, «The Test Site», regroupe plusieurs photographies du site d’essais nucléaires du Nevada (NTS), de Snow Canyon (Utah), une zone exposée aux retombées des premiers essais atomiques, et de Rocky Flat Mesa (Colorado), un site sévèrement contaminé par un centre de fabrication d’armes nucléaires. Canto XI, «The Playboys», sont des recadrages de pages, criblées de balles, de deux numéros du magazine Playboy qui furent utilisés pour des tirs d’exercice et découverts près du NTS – commentaire sans équivoque sur les contradictions de la culture américaine.
En guise de prologue aux 19 cantos, Misrach a inséré des vues de sites désertiques d’Egypte et d’Israël, les associant de manière troublante à des vues similaires prises dans le Nevada et en Californie. La plupart des photographies – par exemple la première paire, Swimmers, Pyramid Lake Indian Reservation, Nevada (1987) et White Man Contemplating Pyramids, Egypt (1989) – semblent faire écho à une tradition typique de la photographie du paysage américain, où les formations géologiques, les monuments «naturels», du Nouveau Monde sont comparées à des monuments de l’Ancien Monde. Pareilles comparaisons pourraient inviter à interpréter les caractéristiques du désert américain selon des associations bibliques. Toutefois, d’autres photographies – en particulier les deux dernières, Pyramid and Sphinx, Las Vegas, Nevada (1994) et Tennis Courts and Pyramids, Giza, Egypt (1989) – suggèrent sans doute une interprétation plus complexe. Les traits suburbains qui caractérisent la banalité de ces deux images évoquent un arrière-plan culturel commun mais, dans ce cas, c’est le paysage américain qui fournit les indices à l’interprétation de visions contemporaines du désert biblique. Autrement dit, la séquence de photographies savamment mise en scène par Misrach semble décrire un phénomène extrêmement répandu: l’«Américanisation» du paysage – dans ce cas le désert – à travers l’expansion mondiale des lois du marché, menaçant d’effacer des millénaires d’associations culturelles et religieuses.
Comment Misrach se positionne-t-il par rapport aux sites qu’il a photographiés pendant deux décennies? Dans sa longue introduction à Bravo 20, il exprime une opinion conventionnelle, dénonçant les catastrophes écologiques et humaines. Mais, comme l’a observé le critique de film et romancier David Thomson, «ses images (…) sont plus profondes que le texte de son livre17». Cette opinion semble partagée par Rebecca Solnit. S’interrogeant sur la notion de «beauté» dans l’œuvre de Misrach, elle écrit :

Il semble désormais que la gauche voudrait souvent nier la beauté comme force de motivation, refuser le pouvoir de la forme et embrasser le seul contenu – comme si l’on pouvait dissocier les deux. La beauté est profondément antidémocratique. Dans les corps, elle appartient surtout aux jeunes, à certains plus qu’à d’autres – et en tant que qualité féminine, elle est extrêmement problématique, car elle est un motif de chosification, de discrimination et d’obsession, couramment appelées mythe et piège […] Il est possible que la gauche associe la beauté au mal. Quant à la droite, elle reste fidèle à Thomas d’Aquin et s’emploie à refuser et à étouffer les beautés tentatrices, contre un alignement de l’éthique sur l’esthétique.18

Solnit avance l’hypothèse que c’est peut-être le langage employé par les critiques contemporains dans leur analyse de la beauté qui en fait un concept conflictuel ou du moins problématique. Elle poursuit sa discussion sur la dégradation du langage esthétique au 20e siècle, rappelant comment le 18e siècle s’est beaucoup interrogé sur l’esthétique du paysage sous toutes ses formes (dans la peinture, la poésie, la conception des jardins, le tourisme). Durant cette époque furent introduites trois catégories esthétiques distinctes pour analyser ce qu’on qualifie aujourd’hui simplement par le terme de beauté: le beau, le pittoresque et le sublime. Le beau trouve sa parfaite illustration dans les paysages pastoraux idéalisés de l’Antiquité, comme dans les tableaux de Nicolas Poussin ou de Claude Lorrain. Ces icônes ont servi d’inspiration à de nombreux jardins paysagés d’Angleterre, avec leurs pelouses vertes en terrasse, leurs rivières et leurs lacs artificiels. Le sublime est l’esthétique du terrifiant, qu’on expérimente à distance. Edmund Burke écrit: «La passion causée par le grand et le sublime dans la nature (…) est l’étonnement ; et l’étonnement est cet état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont suspendus par quelque degré d’horreur19.» Ce sentiment du sublime, la suspension des «mouvements» de l’âme, est évoquée dans une description du test de Trinity par William Laurence, historien officiel du Manhattan Projet, en 1945:

Et à ce moment-même surgit des entrailles de la terre une lumière qui n’était pas de ce monde, la lumière d’astres multiples en un. C’était un lever de soleil tel que le monde n’en avait jamais vu, un grand, un immense soleil vert (…) L’astre montait, gigantesque boule de feu de plus d’un kilomètre de diamètre, et, au cours de son ascension, changeait de couleurs, passant du violet profond à l’orange ; plus il montait, plus il grossissait et continuait à s’étendre en montant, tel une force élémentaire affranchie de ses liens après être restée enchaînée pendant des milliards d’années. L’espace d’un instant, il prit la coloration d’un vert surnaturel, comparable à celui qu’on ne voit que dans la couronne solaire lors d’une éclipse totale. C’était comme si la terre s’était ouverte et que les cieux s’étaient partagés en deux. On avait le sentiment d’assister à ce moment de la création où Dieu dit : « Que la lumière soit. »20

La troisième catégorie, le pittoresque, a des sources très différentes. Le pittoresque est «le territoire du rugueux, de l’irrégulier, de l’idiosyncratique – [tel qu’il est illustré par] les cottages en ruines de Thomas Gainsborough21 ».


Une esthétique dialectique


Loin d’être un mouvement intérieur de l’esprit, le pittoresque s’appuie sur la réalité de la terre ; il précède l’esprit dans son existence matérielle externe.
Robert Smithson, « Frederick Law Olmsted et le paysage dialectique », 197322

Le pittoresque est donc avant tout apparu comme une esthétique de la dégradation, même si au 18e siècle il correspondait littéralement à tout sujet jugé digne d’apparaître dans un tableau. Aux yeux d’une certaine élite, il justifiait le plaisir visuel ressenti face à des objets jusqu’alors exclus par la théorie classique de la représentation. Si le lumineux, le nouveau, le complet, le symétrique, le fort, le lisse relevaient du beau, alors tout ce qui était en train de se dégrader, était usé, vieilli, sale, ravagé, mal éclairé devenait caractéristique du pittoresque. On pourrait dire que la notion de pittoresque au 18e siècle préfigurait le point de vue kantien de «plaisir désintéressé», où l’aspect visuel des choses était détaché de leur existence dans un contexte socio-politique. Cet aspect caractéristique du pittoresque suscitait une angoisse éthique, même chez ses théoriciens. Ainsi Uvedale Price (1747-1829), l’un des premiers théoriciens du pittoresque, mit en garde les propriétaires terriens enthousiastes contre le fait de préserver des cottages pittoresques délabrés sur leurs terres, leur rappelant que la moralité devait prévaloir sur le plaisir esthétique. William Gilpin (1724-1804) était même quelque peu troublé par le fait que des paysans oisifs en haillons constituaient un meilleur sujet de tableau que la perspective moralement plus satisfaisante des ouvriers industrieux. Mais la critique la plus radicale de l’aspect «immoral» du pittoresque est venue de John Ruskin qui, dans les Peintres modernes, écrit presque quatre-vingts ans après l’introduction de cette notion:

En un sens, l’idéal pittoresque le plus commun est totalement dépourvu de sentiment: l’amateur de cet idéal semble s’aventurer dans ce monde avec la même rudesse que ses rochers (…) La fenêtre brisée, donnant sur les fissures de murs noirs et hideux, bouchées par des torchons ou des morceaux de paille infects, le toit dangereux, le sol et l’escalier décrépits, la misère en haillons ou l’âge débilitant des occupants – tout ceci contribue à ce que chacun y trouve, à sa mesure, une pleine satisfaction. Que lui importe que ce vieillard ait passé les soixante-dix années de sa vie dans une obscurité désespérante et le délitement de son âme ignorante? Le vieillard a enfin accompli son destin, et occupé le coin d’un croquis, où manquait quelque chose d’une nature informe.23

Avec ce texte, Ruskin inaugurait un courant de pensée critique qui s’est étendu de la peinture à la photographie et qui survit encore aujourd’hui. Mais il faut tout de même rappeler que le plaisir visuel distancié du pittoresque a néanmoins ouvert la voie à l’abstraction de la vision moderniste; il a fourni un cadre à partir duquel les artistes ont pu commencer à élaborer une réflexion sur la représentation du trivial, du brisé, du négligé. En remettant en question la position victorienne de Ruskin, il devient possible de refuser la notion de pittoresque comme esthétique «immorale» et de la situer «par-delà le bien et le mal», donnant ainsi aux artistes la liberté d’explorer de nouveaux territoires. C’est plus ou moins ce que Robert Smithson a fait dans les années 1960, lorsqu’il a extrait la notion de pittoresque de l’équation traditionnelle de l’éthique et de l’esthétique – à savoir que si une chose est belle, c’est qu’elle est aussi bonne et honnête.
Voici ce que Smithson écrit dans son fameux essai de 1973 sur Frederick Law Olmsted et l’aménagement de Central Park à New York:

On trouve les ébauches d’une dialectique du paysage dans les théories de Price et de Gilpin ainsi que dans la façon dont Olmsted y réagit. Les notions du « Beau » ou du « Sublime » de Burke fonctionnent comme thèse du lisse, des courbes douces et de la délicatesse de la nature, et comme antithèse de la terreur, de la solitude et de l’immensité de la nature, toutes deux prenant racine dans le monde réel plutôt que dans l’idéal hégélien. Price et Gilpin ont fourni la synthèse avec leur formulation du « pittoresque » qui, tout bien considéré, est liée au hasard et au changement dans l’ordre physique de la nature. Ceux qui s’élèvent contre le « pittoresque » ont de la nature une vision d’un formalisme statique. Le pittoresque, loin d’être un mouvement propre à l’esprit, est fondé sur la réalité de la terre ; il précède l’esprit en ce qu’il existe matériellement à l’extérieur. On ne peut pas avoir une vue unilatérale sur le paysage selon cette dialectique (…) Résultat : nous ne sombrons pas dans le spiritualisme transcendantal de Thoreau ni dans sa résurgence actuelle, le « formalisme moderniste » qui prend racine chez Kant, Hegel et Fichte. Price, Gilpin et Olmsted sont les précurseurs du matérialisme dialectique appliqué au paysage concret. Ce type de dialectique exprime une façon de voir les choses à l’intérieur d’une multiplicité de relations et non comme des objets isolés. La nature, pour le dialecticien, est indifférente à tout idéal formel.24

Cette résurrection du pittoresque est une synthèse du beau et du sublime qui introduit dans l’art les éléments du hasard et du changement. N’étant ni une projection de l’esprit ni un objet idéal du formalisme moderniste, il permet à l’œuvre d’art d’établir un rapport dialectique avec les matériaux et avec le paysage physique et réel.
Pour bien comprendre la fascination de Smithson pour les parcs d’Olmsted, il convient peut-être de mettre de côté les versions habituelles qui associent la création de ces vastes étendues pastorales au cœur de la métropole à un désir d’améliorer le bien-être moral et physique des habitants. Si Smithson est resté à l’écart de la mission sociale de l’architecte-paysagiste, il n’a pas pour autant cédé à une vision romantique, transcendantale ou même écologique du paysage. Pour lui, Central Park était un chef-d’œuvre d’ingénierie, le travail d’un artiste herculéen capable de composer avec la terre elle-même. C’était comme avoir «un jardin d’orchidées dans une aciérie, ou bien une usine avec des palmiers éclairés par le feu des hauts fourneaux25». La vision d’une armée d’ouvriers déplaçant des millions de charrettes remplies de terre pour transformer un terrain vague en paysage artificiel via un processus de changement permanent l’enchantait. Cela explique sans doute pourquoi Central Park était une exception par rapport à sa méfiance des jardins, qu’il associait à la verdure et à la moiteur, et au genre d’art moderniste tardif qu’il méprisait – par exemple ces formes métalliques parfaites aménagées sur une pelouse impeccablement tondue. Il avait notamment une aversion pour les parcs de sculptures, ces lieux d’exposition qu’il trouvait artificiels, étriqués et proprets. Pour Smithson, l’antidote idéal à la moiteur verdoyante des parcs de sculptures, «limbes des modernismes», était le désert:
Aristote croyait que la chaleur combinée à la sécheresse produisait du feu: dans quel autre lieu que le désert ou le cerveau de Malevitch ce sentiment pouvait-il trouver sa place? «Plus de ‹ressemblance avec la réalité›, pas non plus d’images idéalisées, rien que le désert», écrit Malevitch dans Le monde non objectif. Walter De Maria et Michael Heizer ont tous deux travaillé dans les déserts du sud-ouest. Dans des notes éparses, Heizer écrit: «Des earth liners installés dans les sierras, et plus bas sur le sol désertique dans la zone de Carso-Reno: le désert est moins une ‹ nature › qu’un concept, un espace qui absorbe les frontières.» Quand l’artiste va dans le désert, il s’enrichit de son absence et consume toute l’eau (la peinture) de son cerveau. Les frivolités de la ville fondent comme neige au soleil et s’évaporent de l’esprit de l’artiste lorsque celui-ci réalise ses installations. Les «lacs asséchés» de Heizer deviennent des cartes mentales qui contiennent le vide de thanatos. La conscience du désert opère entre la soif et la satiété.26
Plus précisément, Smithson transporte l’artiste dans le désert américain, et en fait un site d’expérimentation affranchi du carcan de l’atelier, «des pièges du savoir-faire et de la servitude de la créativité27».
En enjoignant à l’artiste de quitter l’espace de l’atelier, Smithson s’insurgeait contre une certaine relation «idéalisée» avec la technologie, présente dans des travaux d’artistes comme David Smith et Anthony Caro qui, dans le New York des années 1950 et 1960, s’étaient enthousiasmés pour la tradition industrielle moderne, n’hésitant pas à affirmer qu’ils travaillaient comme «soudeur d’acier» ou «technicien de laboratoire»28. Selon Smithson, cette attitude a conduit à une fétichisation de «l’acier et de l’aluminium comme médium (peint ou non). Les pièces moulées en acier et en aluminium, fabriquées par des machines, portent par conséquent la marque d’une idéologie technologiste29». Ces artistes modernistes considéraient l’acier comme un matériau technologiquement pur et doté de propriétés industrielles spécifiques, comme la dureté et la résistance à la corrosion. Aux Etats-Unis, la naissance de ce courant formaliste peut être identifié à l’exposition sur «L’art de la machine» (Machine Art) organisée par Philip Johnson au Museum of Modern Art en 1934, laquelle présentait des objets sculpturaux lisses et abstraits, par exemple une hélice de bateau ou une scie circulaire30. Pour Smithson au contraire, l’une des propriétés essentielles de l’acier était précisément que celui-ci pouvait rouiller: le processus d’oxydation était une «condition intéressante car non technologique31». Par l’immersion dans le flux temporel d’un «objet d’art» idéalement formé et intemporel, l’artiste pouvait explorer les traces résiduelles créées par le processus d’affinage industriel, mais aussi les manières dont ces formes raffinées se dégradent dans le temps lorsque celles-ci sont exposées aux éléments et commencent à révéler leur surface craquelée, leurs «moments corrodés»: la patine, la désuétude, le rebut, l’inactivité, l’entropie, la ruine. Pour Smithson, «le minerai brûlé ou les scories de la rouille étaient aussi basiques et essentielles que le matériau qu’on avait fondu32
L’abandon de l’atelier et de la ville pour le désert ne signifiait pas pour autant un retour romantique à la nature: «Le produit ultime de la nature, lorsque celui-ci est fondé sur l’ordre biomorphique de la création rationnelle, écrit Smithson, est le sadisme33». La nature a beau être cruelle, voire sadique, elle n’est ni bonne ni mauvaise: elle est simplement ce qu’elle est. Dans les années 1960 et 1970, les déserts américains ont constamment été le théâtre d’essais nucléaires, de la désintégration de la matière à une échelle phénoménale. La science et la technologie y imprimaient leur marque, créant d’immenses empilements de déchets. C’est le contexte que De Maria, Heizer et Smithson ont choisi comme site privilégié d’expérimentation. A l’occasion d’un célèbre entretien avec Julia Brown, Heizer décrit ce qui l’a poussé à voyager, à réunir des notes, et à réaliser des dessins et des tableaux dans le Nevada et dans le désert après 1967: «A l’époque, je n’essayais même pas de faire de la sculpture. J’essayais de faire des observations sur l’art et la société. Je n’avais pas d’autre objectif que celui d’observer et de réagir, je ne faisais rien d’autre. Je n’interrogeais pas ce que je faisais, j’expérimentais. J’ai expérimenté ainsi durant des années34

Terrain d’essais


Il sera le juge des nations et l’arbitre de peuples nombreux. De leurs épées ils forgeront des socs, et de leurs lances, des faucilles. Jamais nation contre nation ne lèvera l’épée ; ils n’apprendront plus la guerre.
Isaïe 2, 4

La bombe H, c’est la sculpture ultime.
Michael Heizer, 198235

En 1957, alors qu’il travaillait à l’utilisation «pacifique» d’explosifs atomiques dans le cadre de grands projets de génie civil, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) lança le programme Plowshare («soc de charrue»). L’un des acteurs déterminants de ce programme qui se développa sur seize années est l’émigré hongrois Edward Teller, star de la physique nucléaire et «père de la bombe H». Teller était connu du grand public américain, car il s’était retrouvé dans le camp des vainqueurs de deux grands débats après la Seconde Guerre mondiale: le premier concernait le développement rapide de la bombe à hydrogène, et le second était lié à la création du laboratoire de radiation Livermore, un centre national de recherche sur les armes atomiques fondé en 1952 pour concurrencer la laboratoire national de Los Alamos. Teller, qui avait embrassé son rôle de scientifique national avec beaucoup d’enthousiasme, tenta de convaincre le président Eisenhower que s’il lui donnait le feu vert pour tester la bombe H, il pourrait très rapidement mettre au point une «bombe propre», avec peu sinon pas de radioactivité36.
Un an plus tard, en 1958, Teller cosigna un article dans le magazine Life, «The Compelling Need for Nuclear Tests» («L’impératif des essais nucléaires»). Son plaidoyer contre le désarmement s’appuyait sur trois arguments : sa profonde méfiance à l’égard de l’Union soviétique et en particulier de son engagement à respecter les traités ; sa conviction que le grand public se faisait une fausse idée des soi-disant risques encourus par les retombées nucléaires, qui étaient selon lui minimes; et, finalement, le besoin urgent de se doter d’armes nucléaires «défensives» devant être utilisées à des fins tactiques contre les forces ennemies, afin d’éviter la destruction des villes et l’annihilation des populations civiles.
En conclusion de l’article de Life, Teller célébrait «l’esprit d’aventure» et «l’exploration audacieuse de l’inconnu» dans les sciences et la technologie :

Lorsque nous parlons d’essais nucléaires, nous avons à l’esprit non seulement la préparation militaire, mais aussi la conduite d’expériences qui nous permettront d’avoir une meilleure connaissance des forces de la nature. Cette connaissance a ouvert et continuera d’offrir de nouvelles possibilités de maîtriser la nature. Les motifs politiques et militaires pour lesquels ces expériences ne doivent pas être abandonnées ne manquent pas. Il existe aussi un motif plus global : la tradition de l’exploration de l’inconnu. Il est possible de poursuivre cette tradition sans courir de grand danger que la radioactivité, dispersée à la légère, interfère avec la vie humaine37.

En 1968, Teller cosigna un ouvrage, The Constructive Uses of Nuclear Explosives (Les usages constructifs des explosifs nucléaires), avec Wilson K Talley, professeur de sciences appliquées à l’Université de California-Davis, Gary H Higgins, chef de division du programme Plowshare au laboratoire de Livermore et Gerald W Johnson, directeur des Navy Labs (laboratoires de la Marine) à Washington, DC. Dans leur préface, les auteurs relataient comment, pendant la crise du canal de Suez de 1956, un groupe de scientifiques du Lawrence Radiation Lab de Livermore s’était mis à envisager d’utiliser le nucléaire pour creuser un nouveau canal sur un territoire moins hostile. Les germes du programme Plowshare étaient semés. L’idée de creuser un canal au moyen d’explosifs nucléaires fut à nouveau étudiée l’année suivante, cette fois comme alternative au canal de Panama. Selon ses partisans, cette nouvelle technologie pour «déplacer la terre» était relativement sans danger et peu coûteuse. En outre, ses champs d’application étaient multiples : elle permettrait par exemple d’« améliorer » le système des barrages et des canaux en Californie ou de créer des liaisons routières et ferroviaires dans les montagnes Bristol38.
Même si les projets du programme Plowshare ne furent pas réalisés pour des raisons «émotionnelles» et «politiques»39, les scientifiques ont tout de même réussi à procéder à de nombreux essais, principalement sur le site du Nevada, ainsi qu’au Nouveau-Mexique. L’une des photographies de Nagatani représente un site d’essais dans le parc national de Carson (Nouveau-Mexique), où a été installée une petite plaque commémorant l’opération Gasbuggy («Charrette à gaz»), une explosion de 29 kilotonnes qui eut lieu en décembre 1967. En décembre 1961, on avait procédé à une autre explosion nucléaire menée dans le cadre de l’opération Gnome, à 48 km au sud-est de Carlsbad. Mais l’essai le plus spectaculaire et le plus médiatisé du programme Plowshare fut celui qui créa le cratère de Sedan, qui fait aujourd’hui partie des attractions touristiques du site. Dans son livre In Nevada, David Thomson écrit:

C’est ici que le 6 juillet 1962, à peine quelques mois avant la crise des missiles de Cuba, ils ont fait exploser une bombe d’une charge de 104 000 tonnes, enterrée à 195 mètres de profondeur. Le cratère ressemble à une forme géométrique, j’entends par là qu’il a un aspect régulier. Tous ses côtés forment une pente suivant le même angle. On dirait que ces parois ont été ratissées. La bouche du cratère forme un cercle régulier. Mais je n’ai rien dit de l’échelle : 100 mètres de profondeur et 400 mètres de diamètre. Douze millions de tonnes de terre ont été vaporisées ou déplacées. C’est, je crois, après le barrage Hoover, l’une des plus belles choses que l’homme a créées dans l’Etat du Nevada. De fait, il figure déjà sur le Registre national des sites historiques, ce qui signifie, je suppose, que même si le site d’essais venait à être abandonné un jour, personne ne pourrait endommager cette lugubre merveille.40

Pour les scientifiques qui participèrent à cet essai, le projet Sedan avait été conçu comme une manifestation grandiose des capacités, mais aussi de la fiabilité, du nucléaire pour les déplacements de terrain41. L’essai fut approuvé au lendemain d’une controverse publique qui s’était soldée par un moratoire sur les essais en Alaska, après que des membres de l’université locale, des spécialistes des régions polaires et des Inuits eurent mis en cause l’autorité des experts du programme Plowshare, les obligeant à se replier sur le site d’essais isolé du Nevada. Mais pourquoi le désert du Nevada avait-il été choisi en priorité comme site d’essais? Dans Our Nuclear Future (Notre futur nucléaire), Teller répond à cette question par ces remarques inspirées:
Les essais atomiques sont généralement réalisés dans un beau décor. Il existe à cela une bonne raison: les retombées radioactives. A cause de ces retombées, le site d’essais doit être isolé. La présence de populations humaines n’améliore pas la nature (à quelques exceptions près qui sont d’autant plus remarquables qu’elles sont rares). Aussi, pour que le site reste intact, les essais doivent être effectués en l’absence de pluie. C’est pourquoi le site est généralement ensoleillé et isolé. Pour tous ceux qui participent à ces expériences, la beauté de la nature forme la toile de fond à des préparatifs difficiles et excitants. En définitive, l’explosion atomique apparaît toujours dérisoire par rapport au décor. Mais tout le travail qui culmine à la détonation est récompensé par autre chose qu’un éclair et un fracas.42
Qui aurait imaginé que, derrière le mystérieux voile du physicien et sous la cuirasse du soldat de la guerre froide qui inspira le personnage principal du film de Kubrick Docteur Folamour (1964), se cachait non seulement un poète, mais aussi un artiste?
En 1972, Michael Heizer quitta New York pour le Nevada où sa famille était installée depuis les années 1880. L’un de ses grands-pères était ingénieur des mines, l’autre géologue. Son père, archéologue, était spécialiste du grand Bassin de Californie et du Yucatán; il avait aussi travaillé en Egypte, en Bolivie et au Pérou. Au moment de sa mort, il était en train de rédiger un livre sur les anciens systèmes de transport des pierres lourdes. C’est Heizer qui fit découvrir à Smithson et à De Maria les grands espaces arides du Nevada qui lui étaient si familiers43. Comme il l’a déclaré à plusieurs reprises, il est le premier à avoir quitté la ville et ses contraintes pour se mettre en quête d’un lieu qui lui permette de créer un «art américain». Ce qui l’a conduit dans cette région n’est ni la «beauté» du paysage ni les vues qu’il pouvait offrir. Dans un entretien avec un critique d’art du New York Times en 1999, il reprend presque verbatim ses anciennes déclarations:

Le paysage comme œuvre d’art ne m’intéresse pas. L’art américain du paysage est une chose, mais mon travail n’a rien à voir avec ça, il a à voir avec les matériaux. C’est pour les matériaux que je suis venu ici. Si j’ai acheté des terrains dans le Nevada, c’est parce j’avais mené des recherches, et j’avais découvert des types de sable et de gravier avec lesquels je pouvais faire du béton, ainsi qu’une terre argileuse qui pouvait être utilisée pour faire du ciment. Il y avait aussi des sources d’eau. Tous les matériaux étaient bruts44.

Il avait aussi choisi le Nevada pour un autre motif, comme il l’avait clairement expliqué dans un entretien avec Julia Brown en 1984:

[Heizer] : Je trouvais intéressant de construire Complex I à côté d’un site d’essais nucléaires dans le Nevada, et de faire que le mur de façade devienne un bouclier anti-explosion. Nous devions respecter des spécifications antisismiques, pour la résistance du béton qui étaient les plus exigeantes qui soient […] Nos tests de cisaillement en laboratoire surpassaient même ce qui avait été prescrit par l’ingénieur.
[Brown] : Les terrains que vous possédez dans le Nevada se trouvent à côté d’un site d’essais nucléaires?
[Heizer ] : Oui, c’est une zone qui a une forte charge, mais c’est un point que je n’ai pas très envie de discuter.
[Brown] : Mais cela entre en ligne de compte dans votre projet, non?
[Heizer] : Ma pratique artistique reflète pour une part la conscience que nous vivons à l’ère nucléaire. Nous sommes probablement en train de vivre la fin de la civilisation.45

L’«art américain» que Heizer a choisi de créer est lié à une technologie de pointe et à de vastes dimensions; en un sens, il donne corps à ce qu’il appelle la «sensibilité américaine». A l’époque où il envisageait de quitter New York, Heizer avait lu un article sur des changements survenus dans les télécommunications, où les appels téléphoniques vers New York transitaient par Denver. Cet article avait eu un fort impact sur lui et l’avait poussé à reconsidérer ses idées sur la distance et la mesure. L’artiste était également fasciné par les choses « de facture purement américaine – beaucoup ayant à voir avec la taille – la taille et la mesure », comme les Boeing 747 et les bombardiers stratégiques46. Il avait l’impression que le compte à rebours avait commencé, que la fin du monde approchait et que «l’idée qu’on vivait à une époque post-nucléaire imprégnait tout47».
Heizer a puisé son inspiration dans le désert américain, au sens où l’immensité de l’étendue permettait la manipulation technologique de ce qu’il appelle les «matériaux». Cette manipulation devait s’effectuer à une échelle géographique comparable aux technologies envisagées par le programme Plowshare. Achevée durant l’été de l’année 1968, Nine Nevada Depressions, l’une de ses premières œuvres produites dans le Nevada, est formée de plusieurs sites disposés selon une séquence linéaire s’étendant sur plus de 840 kilomètres48. Heizer s’était même approprié le vocabulaire du programme Plowshare, employant le terme de «déplacement de terrain» (earth-moving). C’est en 1969 qu’il utilisa pour la première fois de grosses machines, comme des bulldozers, pour réaliser Five Conic Displacements, un alignement d’excavations sur le fond plat du lac asséché de Coyote Dry Lake dans le désert californien des Mojaves. Cette œuvre reproduit précisément les croquis et les maquettes publiés par le programme Plowshare, représentant l’alignement des cratères nucléaires qui auraient été nécessaires pour creuser des canaux et des routes.
Avec Double Negative (1969-70), le plus spectaculaire de ses espaces sculptés en négatif, Heizer a déployé un arsenal impressionnant de machines industrielles: grues, chargeurs, camions de transport et bétonnières Ready-Mix. A propos de cette œuvre, le critique d’art Germano Celant écrit: «Le résultat, titanesque, consiste en une double encoche de part et d’autre de la Mormon Mesa, formée par le déplacement de 240 000 tonnes de roche et de sable, créant deux tranchées de 15 mètres de large chacune et des murs à angle droit, avec deux rampes formant une pente à 45 degrés. Au total, la sculpture mesure près de 500 mètres de long49.» Il existe des photographies des containers qui ont transporté les piles de dynamite utilisées pour faire exploser la roche de Mesa, ainsi qu’une impressionnante série de photogrammes de film documentant la première explosion, qui fut gigantesque. Sans aucun doute, l’expansion soudaine de roche pulvérisée, suivie par la lente dissipation des nuages de poussière au-dessus de Mormon Mesa, fait écho au déploiement d’un nuage atomique au-dessus d’un site d’essais nucléaires. Lors d’une discussion autour des équipements nécessaires à cette gigantesque opération de terrassement, l’artiste est venu confirmer cette indéniable analogie: «Le système de location permet à l’artiste de procéder à toutes les applications qu’il désire. On a désormais la possibilité de louer une explosion nucléaire50.» Les formes «négatives» créées par des explosions dans le désert illustrent la manière dont des engins nucléaires peuvent sculpter la surface terrestre en y ouvrant d’immenses tranchées.
Cela ne veut pas dire que Heizer se contente de reproduire les icônes de la physique nucléaire. Dans sa quête d’un art américain, Heizer s’est inspiré non seulement des réalisations les plus stupéfiantes et terrifiantes des technologies industrielles du 20e siècle, mais aussi des vestiges archéologiques de la période précolombienne. Il a superposé, pour ainsi dire, ces deux sources d’inspiration afin d’en évoquer la puissance. Ce phénomène est particulièrement sensible dans l’œuvre qui a suivi Double Negative, comme Complex I, premier élément d’une entreprise titanesque intitulée City commencée en 1972 et toujours en cours de réalisation.51 L’idée de cette cité lui est venue en 1970 lors d’une visite au Yucatán, à l’époque où Heizer menait une étude sur le motif du serpent dans le terrain de jeu de balle à Chichén Itzá, mais, plus globalement, l’œuvre s’inspire de toute la tradition des monuments précolombiens construits par les Olmèques, les Mayas, les Incas et les Aztèques.
Dans ses commentaires sur Complex I, Heizer se réfère notamment à la forme du mastaba de la structure funéraire de Djoser à Saqqarah (Egypte), et se dit autant intrigué par la technique primitive de cette construction que par son aspect monumental. L’enceinte et la «façade» du mastaba de Heizer empruntent au motif du serpent de Chichén Itzá, même si Heizer fait remarquer que les moyens techniques utilisés pour les construire, notamment les structures en porte-à-faux, étaient inconnus des architectes de Chichén.
La juxtaposition de techniques de construction archaïques (par exemple, le transport de gros blocs de pierre) et de techniques contemporaines de pointe est un leitmotiv qui parcourt toute l’œuvre de Heizer. Son recours aux machines semble avoir pris des proportions épiques:

Complex I a nécessité des grues, des monte-charges, des pompes, des pelles mécaniques, des niveleuses, des bétonnières, des centrales de malaxage à béton, des coffrages, des raccordements, des échafaudages, des relevés, des équipements de forage, de soudure et de compactage; presque toute l’encyclopédie de la construction a été utilisée dans cette seule sculpture.52

Cet équipement a été employé pour construire une œuvre qui provoque en nous le même sentiment d’effroi et d’admiration que ce que nous pouvons ressentir devant l’architecture mégalithique. Pour Heizer, la société contemporaine est une société «fragmentée», qui construit des structures colossales à partir de «millions de morceaux»53. L’architecture mégalithique, bien que d’échelle généralement plus modeste, a une majesté qui marque profondément l’observateur – un effet que Heizer tente de reproduire sans pour autant conserver l’intention originale à l’œuvre derrière ces formes: «Qui, à notre époque, souhaiterait des processions pour les esprits, des plateformes sacrificielles ou des bâtiments cérémoniels? Ces usages sont à présent vides de sens mais ils présentent un intérêt pour la société contemporaine s’ils sont formulés dans des termes auxquels elle peut s’identifier54.» La question serait de réussir à «reformuler» un texte ancien dans des termes contemporains, malgré l’absence de valeurs religieuses communes. Le critique et historien de l’art Gilles Tiberghien suggère que la définition hégélienne de «sculpture inorganique» (unorganische Skulptur) peut s’appliquer à l’œuvre de sculpteurs comme Heizer, Robert Morris ou Robert Smithson. Pour Hegel, toute construction, temple ou maison, se définit généralement par son usage fonctionnel (habitation, lieu de culte et d’exposition), au contraire des œuvres sculptées (images des hommes et des dieux), présentées comme une fin en soi. Cela signifie qu’une sculpture n’a pas besoin d’être utile pour exister. Toutefois, si l’on remonte dans le temps, à l’aube de la civilisation, lorsque l’architecture et la sculpture n’étaient pas encore des arts différenciés, l’obélisque, la pyramide et les colosses de l’Egypte ancienne offrent des exemples d’une architecture qui n’existait que pour elle-même, indépendamment d’un besoin extérieur ou d’un usage fonctionnel. En outre, contrairement aux sculptures (disons de rois ou de divinités), ces œuvres d’art primitives étaient exemptes de la nécessité d’avoir une forme extérieure qui révélait leur signification intérieure.
Indépendantes des circonstances et du contexte, ces œuvres archétypiques opèrent comme des symboles; pour Tiberghien, ces objets autonomes ne sont ni de la sculpture ni de l’architecture mais englobent les deux sphères à la fois, un aspect dont on retrouve l’écho dans l’art minimaliste et le Land Art55. En inscrivant ces œuvres dans la question de l’« origine » de l’art et de l’architecture, Tiberghien propose une interprétation qui permet de rendre compte de la fascination de ces artistes américains pour les ruines antiques. On pourrait alors se demander ce qui relie ces formes «originelles» à un «maintenant» dominé par la technologie où, selon Heizer, plus personne ne recherche de cérémoniels spirituels, de rites sacrificiels ou d’espaces sacrés. Ces formes originelles conservent-elles leur pouvoir et leur signification quand les hommes cessent de se prosterner devant elles? Peut-être faut-il se poser la question autrement et se demander si, malgré ses déclarations, l’œuvre de Heizer porte réellement sur la perte de pouvoir de ces formes originales. S’il n’envisage pas leur restauration, peut-être cherche-t-il tout de même à en préserver la mémoire.
Ou, pour le dire autrement, on peut se demander si ces formes ne conservent pas une aura, évoquant la notion de Walter Benjamin de ce «tissage étrange d’espace et de temps». Le célèbre essai de Benjamin «L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique» interroge davantage le «déclin de l’aura» que sa mort ou sa disparition. L’historien d’art Georges Didi-Huberman a souligné la position ambiguë de Benjamin vis-à-vis de l’aura: ce dernier annonçait-il réellement sa liquidation, ou envisageait-il au contraire sa restauration? Benjamin n’évacue pas l’aura de l’œuvre d’art, parce que l’aura garde toujours une qualité «originaire». Dans le sens que lui confère Benjamin, l’origine est ce qui naît dans le devenir et dans la disparition. L’aura (des images de culte religieux, des icônes) survit comme quelque chose qui à la fois décline et échappe à l’emprise dogmatique56. L’aura comme son déclin sont potentiellement présents dans l’œuvre d’un artiste, parce que l’aura, de par sa qualité originaire, est liée à la question de l’oubli, de la mémoire et de la réminiscence57. Pour Benjamin comme pour Heizer, interpréter une image signifie accepter de se remémorer le sens premier qui survit tout en refusant sa renaissance [nostalgique?] ou sa résurrection.

Test/Texte


L’organisme vivant, dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie: l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme); si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique.
Georges Bataille, La Part maudite, 1949

En 1962, le Département américain de la défense, en association avec le Commissariat à l’énergie atomique, publia un rapport intitulé The Effects of Nuclear Weapons (Les effets des armes nucléaires) dans une édition révisée et abondamment illustrée de photographies, dont beaucoup portaient sur l’analyse scientifique des effets destructeurs des explosions nucléaires atmosphériques sur diverses structures (industrielles, résidentielles, commerciales et administratives) et infrastructures (routes, ponts, automobiles, camions, wagons de train, tourelles de suspension, transformateurs et poteaux électriques). Certaines de ces images documentent avec une froide précision la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki. Des légendes inquiétantes renseignent le lecteur sur la nature de ces ruines.59 Toutefois, la majorité des photographies de The Effects of Nuclear Weapons illustre les résultats de tests qui furent réalisés sur le site d’essais du Nevada. Des scientifiques, en collaboration avec l’armée, y ont construit des parkings et des pylônes d’antennes, installé des machines lourdes, édifié des bâtiments à armature d’acier et des maisons en béton afin de les soumettre, dans des conditions contrôlées, aux effets d’explosions nucléaires. Les tests sans doute les plus marquants sont ceux qui portaient sur les constructions résidentielles, décrivant les structures avant et après les détonations. Différentes répliques de maisons typiques de la banlieue américaine ont été réalisées, puis bombardées. Cette séquence a été documentée par des photographies en noir et blanc qui évoquent de manière troublante certaines œuvres d’art produites aux Etats-Unis dans les années 1960 et au début des années 1970. Voici comment le texte présente les photographie:

Une somme considérable d’informations sur les effets des explosions effectuées sur les différents modèles de structures résidentielles a été obtenue grâce aux études réalisées sur le site d’essais du Nevada, d’abord en 1953, puis et surtout en 1955 […] Les principaux objectifs des essais effectués sur les structures résidentielles étaient de: (1) déterminer les éléments les plus susceptibles d’être endommagés par l’explosion et concevoir ainsi des méthodes pour renforcer les différents types de structures; (2) fournir des informations sur l’étendue des dommages auxquels on peut s’attendre après une explosion nucléaire et dans quelle mesure ces structures pourraient rester habitables sans travaux de réparation importants; (3) déterminer comment des personnes présentes dans leur domicile pendant une attaque nucléaire peuvent être protégées des effets des explosions et des radiations.60

Ces images saisissantes ont inspiré de nombreux films de désert, allant de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (1970) où le paroxysme aveuglant de la scène finale, montrant au ralenti l’explosion d’une maison et de tout ce qu’elle contient, peut être interprété comme la disparition symbolique de la société de consommation, à Kalifornia de Dominic Sena (1993), qui se termine dans des zones d’essais où des mannequins représentent les habitants irradiés61.
En 1967, Edward Ruscha publia un petit volume, Thirty-four Parking Lots in Los Angeles (Trente-quatre places de stationnements à Los Angeles), une série de photographies en noir et blanc prises d’un hélicoptère un dimanche. A ces 34 images de lignes blanches obliques dessinées sur l’asphalte noir sont associées 34 légendes n’indiquant rien d’autre que l’adresse des lotissements. Ruscha a employé la même technique de photographies en noir et blanc associées à des légendes laconiques dans Twenty-six Gasoline Stations (1962), Some Los Angeles Apartments (1965) et Real Estate Opportunities (1970), ce dernier étant pour le critique d’art français Yve-Alain Bois «l’un de ses livres les plus désolants62». La remarque de Bois figure dans la rubrique «Zone» du catalogue d’exposition L’informe: mode d’emploi, où il revient sur le concept de «thermodynamique à l’envers», notion empruntée à Georges Bataille. Chez ce dernier, la «notion de dépense» exploite les principes de la thermodynamique.
Parce que l’énergie du soleil est en surplus, Bataille pensait que nous serions condamnés à une production toujours croissante et à un surplus permanent, à une «loi inverse de celle qui décrit l’entropie». Cette croissance déréglée est à l’origine d’un déséquilibre cosmique, qui est autorégulé par des mécanismes se manifestant dès que s’accumule trop d’énergie non dépensée. La guerre est un exemple emblématique de l’énergie amassée et dépensée de manière improductive. Il existe deux corollaires à cette thèse de la surproduction et de la dépense: d’un côté, un optimisme radical où Bataille imagine l’avenir de l’humanité comme un renoncement volontaire au matériel, à l’accumulation des richesses et à la propagation des dépenses improductives; de l’autre côté, un pessimisme radical quant aux conséquences de la surproduction, par exemple l’accroissement incompressible de déchets inassimilables. Pour Bataille, la poussière est le symbole même de la production de déchets, nous poussant jour après jour à combattre ce phénomène au moyen de balais et d’aspirateurs. Pour le philosophe, ce combat se soldera inévitablement par la victoire de la poussière, qui prendra possession «des bâtisses abandonnées, des docks déserts» sous la forme d’ordures et autres déchets63. La prédiction de Bataille anticipe l’échec du combat domestique contre la poussière, et annonce son extension dans l’espace de la ville, créant des «zones» informes de plus en plus abandonnées et submergées par les déchets.
Ces zones urbaines ont besoin d’un recyclage constant afin de juguler la prolifération entropique des terrains vagues. La «zone» se compose de lotissements abandonnés en attente d’acquéreurs. Les nombreux panneaux «A vendre» à Los Angeles, que Ruscha a photographiés dans Real Estate Opportunities (1970), sont des emblèmes de la «zone». Dans un autre exemple, la «zone» est constituée par des espaces vacants interstitiels dans le Queens à New York. Ces parcelles étaient si petites qu’elles n’avaient aucune valeur d’usage et étaient donc vendues à un prix très modique. Gordon Matta-Clark a acheté plusieurs parcelles de ce type et les a photographiées dans son livre Reality Properties: Fake Estates (1973). Ces fausses marchandises, ces faux biens «immobiliers» sont la manifestation refoulée de l’entropie dans le contexte urbain.
Les œuvres de Ruscha et de Matta-Clark appartiennent clairement au même contexte. Les deux artistes se confrontent à la fausseté, à la vacuité et au vide; ils perçoivent l’absence de forme déclenchée par l’entropie. On en trouve des exemples dans les autres livres de Ruscha, comme Every Building on Sunset Strip (1966), Nine Swimming Pools and a Broken Glass (1968) et A Few Palm Trees (1971). Dans l’œuvre de ces deux artistes, la répétition du format photographique met en évidence l’uniformité du sujet et l’anonymat des sites. Et pour reprendre les termes de Bois, l’œuvre de Ruscha manifeste précisément le désir de montrer «une reconnaissance du même, et du même comme rien64». L’attitude transparente et exempte de jugement de Ruscha est très éloignée du caractère dénonciateur et polémique de Homes for America de Dan Graham (1966)65 ou de «l’admiration perverse» de Robert Venturi et de Denise Scott Brown devant Levittown et Las Vegas66. On pourrait citer d’autres œuvres de la même période, par exemple le Partially Buried Woodshed de Smithson (1970), ou les objets détruits par Matta-Clark, comme Splitting (1974)67. Ces œuvres ne sont pas sans rapport avec les tests entropiques réalisés dans le Nevada, avec la monotonie du paysage urbain et suburbain américain, ainsi qu’avec les terrains vagues et les régions industrielles sinistrées.
Bataille a développé sa thèse post-nietzschéenne sur la dynamique du monde dans deux textes importants: La Notion de dépense (1933) et La Part maudite (1949), concluant son opus politique à la lumière des explosions atomiques et du début de la guerre froide68. Ce conflit d’un nouveau genre se déroulerait, non pas sur les champs de bataille d’antan, mais principalement sur les sites d’essais des deux puissances ennemies. Bataille se préoccupe avant tout des implications économiques d’une telle guerre, de la vaste quantité de richesse qu’elle consume, et de l’immense quantité d’énergie littéralement dépensée pendant la course aux armements. Bataille tente de réfléchir à la menace nucléaire et se pose en défenseur de la « conscience éveillée », par opposition à la peur agissante d’une apocalypse prévisible. Dans La Part maudite, il émet l’hypothèse d’une rivalité non militaire entre différentes méthodes de production et considère comment l’esprit est éveillé lorsqu’il est confronté à un danger extrême. Observant qu’un «éveil de l’esprit» peut donner lieu à une pensée positive et intelligente, il écrit:

Mais en même temps qu’elle est le résultat de la menace, et fût-elle à quelque moment liée au sentiment d’un vain effort – de la partie déjà perdue –, la conscience éveillée ne peut d’aucune façon se laisser aller à l’angoisse: ce qui l’emporte en elle est plutôt la certitude de l’instant (l’idée risible que la nuit seule sera la réponse à la volonté de voir). Mais, jusqu’au dernier instant, elle ne pourrait abandonner la recherche tranquille de la chance. Elle n’abandonnerait que dans l’issue bienheureuse de la mort.
Ce qui dans le déchirement achevé empêche de croire la guerre inévitable est la pensée – pour inverser la formule de Clausewitz – que « l’économie », dans les conditions présentes, pourrait la « poursuivre par d’autres moyens»69.

En conséquence, Bataille indique des moyens de dépenser l’excès de richesse produite par l’économie américaine, considérée comme «la masse explosive la plus grande qu’il y eut jamais dans le monde70».
La «conscience éveillée» de Bataille face au danger et son refus de céder aux forces de l’«angoisse» correspond au phénomène auquel Ronell fait allusion dans son essai, proposant l’idée possible d’un lieu défini par le test :

Le lien entre le test et la question du site est essentiel. Le site d’essais, protoréel, se caractérise par un atopos primaire, qui produit un «lieu» où le réel est en attente de confirmation. Le site d’essais n’est pas un lieu qu’on habite (à moins d’être un homoncule). Lié à une sorte d’avenir déserté par les esprits, le site n’offre aucun abri pour le temps présent. C’est ce qui explique peut-être pourquoi Nietzsche mentionne la gaya scienza en même temps qu’il convoque ceux qui sont «sans domicile»: «Nous autres enfants de l’avenir, comment saurions-nous être chez nous dans cet aujourd’hui (…) en ce temps de transition fragile et écroulé?»71

Pour Nietzsche, le test et l’expérimentation sont liés à des actes de négation et d’affirmation, et puisqu’ils sont conduits au nom de la vie, et aussi par la vie elle-même, ils supposent une personnalité forte et joyeuse. Ronell poursuit:

Mais Nietzsche, parce qu’il est Nietzsche, sait affirmer que la déstabilisation du chez soi est une façon de se préparer à un avenir autre, un avenir qui ne serait pas ancré dans l’idéologie du front domestique. La logique du site d’essais que nous ne comprenons pas encore concerne justement le rapport entre le site et la vie ; pour l’instant, nous savons juste comment laisser le site d’essais inhabitable, transformant toujours plus de déserts en friches écologiques jonchées de munitions non explosées, en «tiers monde». La question que Nietzsche nous enjoint de nous poser n’est pas simplement qu’avec la fin de la métaphysique nous serions sans patrie ; elle revient aussi à nous demander comment rendre les espaces habitables, multiplier des trajectoires de vie pour les vivants, reconfigurer les territoires d’expérimentation de façon à ne pas en faire des réserves sans sépulture pour les morts vivants. Autrement dit, pourquoi n’avons-nous pas encore pensé le site d’essais du côté de la vie?72

Nietzsche s’opposait à l’idée que l’expérience suppose une objectivité. La science nietzschéenne, éloignée de l’observation « objectuelle » appartient à l’ordre supérieur de la curiosité et de l’imagination expérimentale. Aimant prendre des risques, l’expérimentateur n’est nulle part chez lui; c’est un errant, un ermite. En outre, il bouscule les connaissances acquises, affranchit l’esprit des règles, et dissout la «pétrification des opinions73». Construire des espaces déserts habitables, multiplier les trajectoires pour le vivant, reconfigurer le site d’expérimentation à l’intérieur d’une économie entropique: tel est le champ d’action qu’ont exploré des artistes comme Ruscha, Smithson et Matta-Clark. Existe-t-il une expérience pouvant donner lieu à des résultats qui nous placeraient de l’autre côté du spectre du jugement dernier ? L’un des livres de Ruscha, Royal Road Test (1967), présente une narration visuelle illustrant une expérience de 1966 menée sur une autoroute qui traverse le désert du Nevada, à 200 kilomètres au sud-ouest de Las Vegas. L’expérience consistait à lancer une machine à écrire par la fenêtre d’une Buick roulant à 150 km/heure. Evoquant les pièces à conviction d’une enquête, les photographies montrent le site, l’automobile, la fenêtre de la voiture, la machine à écrire, les participants (le chauffeur, le lanceur et le photographe), la distance parcourue de l’épave et le point d’impact, ainsi que des gros plans des débris. La dernière photographie de la série montre la carcasse de la machine à écrire dans l’ombre projetée par les protagonistes, l’un d’entre eux la désignant du doigt, l’autre la regardant de près, et le troisième la photographiant. Le récit de ce livre, tout comme les œuvres de Heizer, ne saurait se réduire à une parodie ironique des tests scientifiques menés dans le désert. Une interprétation est suggérée par le choix de la machine à écrire détruite par la vitesse d’une autre machine, l’automobile.
L’anéantissement de la machine à écrire semble se rattacher à la réalisation des Mots liquides (Liquid Words), une série de tableaux créés par Ruscha entre 1966 et 1969. Ces mots-images, peints à même le sol sur la toile, sont comme un prolongement de la technique inventée par Jackson Pollock. Les peintures de lettres de Ruscha sont perçues comme relevant d’un art qui, de Cézanne à Pollock, cherche à dépasser la perpendicularité phénoménologique de la peinture (verticale) et de l’écriture (horizontale). Par ailleurs, le recours à des matériaux insolites pour peindre ces «mots liquides» (haricots, restes de nourriture, sirop d’érable, caviar et autres substances comme la graisse à essieux) a conduit certains critiques à relier les recherches de Ruscha à l’intérêt de Bataille pour les matériaux crus et bruts. La liquéfaction à laquelle sont soumis les mots évoque la notion d’entropie au sens où, dans notre société contemporaine, le langage est exposé à un processus irréversible de dévitalisation, de désarticulation et d’érosion. Les «mots liquides», vestiges d’un langage épuisé, sont donc des mots appauvris, vidés de leur sens. Coïncidant avec la publication de l’ouvrage de Jacques Derrida De la grammatologie (1967), l’opus de Ruscha a été interprété comme une tentative d’explorer l’écart irréductible et infranchissable entre le son des mots et le silence de l’écriture74. On pourrait toutefois se demander ce que l’épave de la machine à écrire vise à démontrer: la fin de la pensée occidentale logocentrée? L’effondrement du langage? L’impossibilité de communiquer à l’époque entropique du post-nucléaire? Rien de tout cela probablement. Cette «liquidation» d’une machine d’écriture automatique n’est pas motivée par une volonté de destruction qui, pour reprendre l’expression de Bataille, reviendrait à «se laisser aller à l’angoisse». Le test nous fournit un texte, un récit soumis à une analyse sans fin qui résiste à une interprétation simple. Les résultats du test n’apportent aucune « vérité », ils ne prônent rien, ne font pas la morale et ne sont pas condescendants; ils sont à jamais provisoires. Toutefois, pour ce qui est de ce «côté de la vie» évoqué par Ronell, on peut dire que ces résultats offrent la possibilité d’autres tests à venir, des tests menés sans fin sur des sites qui deviennent le support sur lequel on peut se mettre à écrire, à peindre ou à édifier quelque chose, mais où l’on peut aussi inciser, démolir et détruire.

Traduit de l’anglais par Sophie Renaut.

Professeure titulaire de l’école d’architecture de l’Université de Montréal, Alessandra Ponte a aussi été professeure associée au School of Design of Built Environment and Engineering, Queensland University of Technology (Australia) de janvier 2009 à décembre 2012. Auparavant, elle a enseigné dans les écoles d’architecture du Pratt Institute de New York (2003-2008), ainsi que dans celles des Universités de Cornell (en 2003), de Princeton (1994-2002) et de Harvard (1991) aux Etats-Unis. Elle a été chargée de cours en histoire de l’architecture à l’Institut Universitaire d’Architecture de Venise en Italie (1990-1994) où elle a étudié.

 

 

Notes

1. Avital Ronell, The Test Drive, Urbana et Chicago: University of Illinois Press, 2005, p. 157, ouvrage publié en français : Test Drive. La passion de l’épreuve, Paris : Editions Stock, 2009, sauf le chapitre 4 d’où la majorité des citations sont tirées. Le mot test, en anglais, est polysémique: il renvoie aussi bien au test qu’à l’épreuve, à l’expérience, à l’examen et à l’essai. (N.d.T.)
2. Ronell, «The Test Drive», in Anselm Haverkamp (éd.), Deconstruction is/in America : A New Sense of the Political, New York, New York University Press, 1995, p. 201, cet essai est devenu ensuite un livre: Avital Ronell, The Test Drive, cit.
3. Ibid.
4. Ibid, p. 202.
5. Rebecca Solnit, « Scapeland », in Anne Wilkes Tucker (éd.), Crimes and Splendours : The Desert Cantos of Richard Misrach (Boston, Bulfinch Press, 1996), p. 37-58, p. 42.
7. Peter Goin, Tracing the Line: A Photographic Survey of the Mexican-American Border, livre d’artiste en édition limitée, 1987.
8. Peter Goin, «Prologue», Nuclear Landscapes, op. cit., XVII–XXII, XVIII.
9. Renommé, depuis août 2010, Site de sécurité nationale du Nevada (NNSS pour « Nevada National Security Site »).
10. Peter Goin, « Prologue », Nuclear Landscapes, op. cit., XIX.
11. Photographies de Patrick Nagatani, essai d’Eugenia Parry Janis, Nuclear Enchantment (Albuquerque : University of New Mexico Press, 1991).
12. www.atomictourism.com (adresse maintenant hors-service), « Graded A by Entertainment Weekly » ; « Selected as 1 of 20 Web Gems by The Wall Street Journal » ; « Rated Four Stars by The Seattle Times » ; pour les développements plus récents voir en.wikipedia.org/wiki/Atomic_tourism et www.atomictourism.net.
13. Timothy Druckrey et Marnie Gillett (éds.), Nuclear Matters, catalogue d’exposition (San Francisco : Camerawork, 1991), préface, p. 3.
14. Ibid., p. 6.
15. Richard Misrach, avec Myriam Weisang Misrach, Bravo 20: The Bombing of the American West (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1990).
16. Anne Wilkes Tucker (éd.), Crimes and Splendours: The Desert Cantos of Richard Misrach (Boston : Bulfinch Press, 1996).
17. David Thomson, In Nevada: The Land, the People, God and Chance (New York : Alfred A Knopf, 1999), p. l54.
18. Rebecca Solnit, « Scapeland », in Anne Wilkes Tucker (éd.), Crimes and Splendours, p. 47.
19. Ibid., p. 48.
20. William L. Laurence, Dawn Over Zero: The Story of the Atomic Bomb, New York, Alfred A. Knopf, 1946, pp. 10-11.
21. Ibid.
22. Robert Smithson, «Frederick Law Olmsted et le paysage dialectique», in Artforum, février 1973, trad. in Gilles A Tiberghien, Land Art, (Paris : Editions Carré, 1993), pp. 295-301.
23. Cité dans Wolfgang Kemp, «Images of Decay: Photography in the Picturesque Tradition», in October, 54, Automne 1990, pp. 103-33, 100, 107. Les commentaires sur Price et de Gilpin proviennent également de cet essai.
24. Robert Smithson, «Frederick Law Olmsted et le paysage dialectique», in Land Art, pp. 295-296.
25. Ibid., p. 295.
26. Robert Smithson, «A Sedimentation of the Mind: Earth Project», in The Writings of Robert Smithson, p. 85. Voir la note de bas de page détaillée sur les jardins à propos de la citation sur les «parcs de sculpture ».
27. Ibid., p. 87.
28. La transformation de l’atelier de l’artiste en laboratoire dans l’Amérique d’après-guerre a été examinée en détail par Peter Galison et Caroline A. Jones dans « Factory, Laboratory, Studio : Dispersing Sites of Production », extrait de Peter et Emily Thompson (éds.), The Architecture of Science (Cambridge : MIT Press, 1999), pp. 497-540.
29. Smithson, « Frederick Law Olmsted et le paysage dialectique », p. 86.
30. Schulze, Philip Johnson: Life and Work, pp. 98-99.
31. Smithson, « Frederick Law Olmsted et le paysage dialectique », p. 86.
32. Ibid., p. 87.
33. bid.
34. Julia Brown et Michael Heizer, «Interview», in Julia Brown (éd.), Michael Heizer : Sculpture in Reverse (Los Angeles : The Museum of Contemporary Art, 1984), pp. 8-43, 11.
35. Gabriel Bertram, «Works of Earth», in Horizon, no. 1, janvier-février 1982, p. 48.
36. Ces informations sont extraites de Scott Kirsch, «Experiment in Progress: Edward Teller’s Controversial Geographies», in Ecumene, 5 : 3, juillet 1998, pp. 267-85. Cet essai fait partie de la section thématique consacrée à la «géographie et à l’ingénierie nucléaire», contenant également trois autres essais sur le programme Plowshare. Sur le programme Plowshare, voir aussi Dan O’Neill, The Firecracker Boys (New York: St Martin Press, 1994).
37. Edward Teller, Albert L. Latter, «The Compelling Need for Nuclear Tests», in Life, 10 février 1958, pp. 64-72, 72.
38. La dernière opération, intitulée projet Carryall, a été menée en collaboration avec le California State Division of Highways et le Santa Fe Railway. Parmi les autres propositions de scientifiques affiliés au programme Plowshare qui ne furent jamais réalisées, on peut citer le projet Oil Sands, visant à exploiter le sable bitumeux dans la région d’Athabasca en Alberta (Canada) et le projet Ketch, un plan commercial visant à créer une installation de stockage de gaz dans les Appalaches en Pennsylvanie.
39. Edward Teller, Wilson K Talley, Garry Higgins et Gerald W Johnson, The Constructive Uses of Nuclear Explosives (New York: McGraw-Hill Book Company, 1968), V.
40. Thomson, In Nevada, pp. 244-45.
41. Bien que l’essai eût produit cinq fois plus de radioactivité que prévu, il fut toutefois considéré comme une réussite par le Commissariat à l’énergie atomique.
42. Edward Teller et Albert L. Latter, Our Nuclear Future : Facts, Dangers and Opportunities (New York, Criterion Books, 1958), p. 80.
43. Heizer a plusieurs fois affirmé avoir été le premier à voir dans le désert du Nevada un nouvel espace d’expérimentation artistique. Voir, par exemple, les propos tenus lors d’un entretien rapporté dans Michael Kimmelman, «A Sculptor’s Colossus of the Desert», in The New York Times, 12 décembre 1999. Son rôle et son influence sur les œuvres de De Maria et de Smithson son également mentionnés par Germano Celant dans le catalogue d’exposition de Milan en 1997. Voir Germano Celant (éd.), Michael Heizer (Milan: Fondazione Prada, 1997), XIX. Celant mentionne toutefois un précédent dans une pièce de Jean Tinguely, qui réalisa en 1962 Etude pour une fin du monde no 2 dans un lac salé asséché près de Las Vegas.
44. Brown et Heizer, «Interview», p. 11. Dans l’entretien du New York Times, Heizer raconte qu’en 1970, il avait engagé un pilote de Las Vegas pour l’aider à trouver un terrain: «Il y avait du sable et du gravier, de l’eau issue d’un ruisseau, l’isolement, le bon climat, et il n’était pas cher.»
45. Ibid., p. 16.
46. Ibid., p. 10.
47. Ibid., p. 11.
48. Nine Nevada Depressions (1968) est une commande de Robert C Scull, un magnat des taxis de New York.
49. Celant, Michael Heizer, XXVII–XXVIII.
50. Michel Heizer, «The Art of Michael Heizer», in Artforum, 5, décembre 1969, pp. 32-39, 35.
51. Voir en.wikipedia.org/wiki/City_%28artwork%29 .
52. Michel Heizer, «The Art of Michael Heizer», p. 33.
53. Ibid.
54. Ibid.
55. Gilles A. Tiberghien, Land Art, chapitre 2: «Sculptures Inorganiques», (Paris: Editions Carré, 1993), p. 61-83.
56. Georges Didi-Huberman, «Supposition de l’aura. Du maintenant, de l’autrefois et de la modernité», in Cahiers du Musée national d’Art moderne, n°64, été 1998, p. 95-115.
57. Georges Teyssot, «History as a Destructive Remembrance» in Lotus International, 81, Milan, 1994, p. 117-22.
58. Georges Bataille, La Part maudite: Essai d’économie générale, in Œuvres Complètes, t. VII (Paris: Gallimard, 1976), p. 29.
59. Samuel Glasstone (éd.), The Effects of Nuclear Weapons, établi par le United States Department of Defence (Washington DC : United States Atomic Energy Commission, 1962, 1re édition 1957).
60. Ibid., p. 200.
61. Edward Dimenberg, «Beyond Cinema: Space, Time and Entropy in Zabriskie Point», in Paragrana, Internationale Zeitschrift für Historische Anthropologie, 7:2, 1998, p. 241-49.
62. Yve-Alain Bois, «Zone», in L’informe : mode d’emploi (Paris : Centre Georges Pompidou, 1996), p. 212.
63. Bois, L’informe: mode d’emploi, p. 213
64. Ibid., p. 218.
65. Mark Francis (éd.), Dan Graham (Londres: Phaidon, 2001).
66. Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, Learning from Las Vegas : The Forgotten Symbolism of Architectural Form (Cambridge, MA : MIT Press, 1972).
67. Voir Pamela M. Lee, Object to be Destroyed : The Work of Gordon Matta-Clark (Cambridge, MA: MIT Press, 2000).
68. Sur la critique du nucléaire et les questions relatives à la guerre froide, voir «Nuclear Criticism», dans le numéro spécial de Diacritics, été 1984, en particulier l’essai de Jacques Derrida, «No Apocalypse, Not Now (A toute vitesse, sept missiles, sept missives)», publié en français dans Psyché (Paris : Galilée, 1987), p. 371-376; voir aussi Richard Dellamora (éd.), Postmodern Apocalypse: Theory and Cultural Practice at the End (Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 1995).
69. Bataille, La Part maudite, vol 7, p. 161.
70. Ibid.
71. Ronell, The Test Drive, p. 209 ; et Nietzsche, Le Gai savoir, Livre cinquième, § 377.
72. Ronell, The Test Drive, pp. 209-10.
73. Ronell, The Test Drive, p. 213 ; et Nietzsche, Le Gai savoir, Livre quatrième, § 296.
74. Là encore, voir l’analyse essentielle d’Yve-Alain Bois, «Zone», p. 212 ; et Yve-Alain Bois, Edward Ruscha: Romance with Liquids, Paintings 1966–1969 (New York: Rizzoli, 1993).

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