Teicho­po­li­ti­ques et mon­dia­li­sa­ti­on

Le développement des barrières frontalières permet aux Etats qui les érigent d’exercer leur pouvoir en agissant sur les corps, car elles constituent des obstacles physiques qui limitent la mobilité

Publikationsdatum
22-04-2015
Revision
25-10-2015

La construction de barrières est l’un des symboles les plus paradoxaux de notre époque, que l’on pensait, sans doute trop hâtivement, caractérisée par une ouverture tous azimuts aux flux et aux échanges. La mondialisation est un processus complexe qui génère de l’ouverture, d’abord économique, mais aussi des crispations – tensions migratoires et commerciales, sécessions, révolutions – et donc des dispositifs de fermeture. Les barrières, souvent des clôtures ou des barbelés, plus rarement des murs, se développent ainsi dans les villes comme aux frontières. Dans les agglomérations, les gated communities font sécession ; aux frontières internationales, les systèmes de surveillance sont de plus en plus nombreux1. La multiplication de ce type de structures à toutes les échelles souligne l’usage d’un dispositif simple et ancestral – la barrière – éventuellement renforcé par des équipements high-tech. Cette situation inédite a fait apparaître un nouveau terme : « teichopolitique »2

Ce néologisme, construit à partir de la racine grecque ancienne teicho3, qui désigne le mur de la cité, à la fois ville et Etat, caractérise ainsi une politique fondée sur la construction de barrières. Les teichopolitiques forment un développement des « biopolitiques », selon le terme popularisé par Michel Foucault et qui définit une forme d’exercice du pouvoir basé sur la contrainte des corps. Ici, la contrainte est marquée par la construction d’un obstacle physique qui limite la mobilité et, le plus souvent, les entrées et les sorties de territoires d’échelle et de nature différentes – quartier urbain, zone interdite, ­frontière. La barrière a rarement pour objectif d’interdire totalement le déplacement, elle vise plutôt à renforcer le contrôle de la mobilité humaine ou des marchandises. De ce point de vue, ce type de structures, aux frontières comme à l’entrée des gated communities, ne se conçoit pas sans le check-point – son complément indispensable dans un monde de flux4. La barrière rend plus difficile et plus dangereux le fait de vouloir se soustraire au contrôle de l’autorité. Par leur aspect bien visible voire impressionnant, les teichopolitiques symbolisent aussi une volonté de contrôle sur un environnement perçu comme menaçant ou marqué par l’insécurité5

Les menaces contemporaines qu’expriment les teichopolitiques sont structurellement liées à la mondialisation qui est mouvement et s’oppose au besoin de contrôle propre aux pouvoirs territorialisés comme les Etats. Ce besoin de contrôle caractérise aussi des firmes industrielles, des associations d’habitants ou des copropriétés. Le dilemme circulation/contrôle étudié par les géographes depuis longtemps6 est l’une des tensions principales issues de la mondialisation. Cette dialectique fondamentale circulation/sécurité est au cœur des teichopolitiques contemporaines. 

Quel contrôle pour quelle mondialisation ?


Le besoin de contrôle reflète les valeurs et les objectifs d’une mondialisation dans laquelle les flux sont strictement hiérarchisés. Les échanges financiers – investissements directs étrangers ou spéculatifs – sont les seuls à être vraiment libéralisés. Quels sont les pays qui se ferment aux investissements ? Les flux de produits, matières premières, produits finis et semi-finis, forment la part la plus visible de la mondialisation dont le porte-conteneur serait le symbole. Ils sont plus ou moins bienvenus suivant les règlements douaniers régionaux, les accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux. 

Par rapport aux deux premiers, les flux humains sont finalement ceux qui s’intègrent le moins aisément dans la logique de mondialisation. La circulation des êtres humains doit être distinguée de l’échange des produits. Dans une vision européenne, les hommes sont appelés à circuler aussi librement que les marchandises. La libre circulation des personnes était bien l’un des objectifs du Traité de Rome (1957) concrétisé par l’entrée en vigueur de la convention de Schengen (1995), mais ce cas est relativement rare. Ainsi, les nombreuses zones de libre-échange, comme l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ou l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), ne sont en aucun cas des zones de libre circulation des personnes. Mais les individus eux-mêmes ne constituent en rien une catégorie homogène. Au contraire, une implacable hiérarchisation distingue des individus aux potentiels de mobilité très différents, suivant leur « désirabilité »7

Le géographe Matthew Sparke a signalé l’émergence d’une business-class citizenship8, catégorie qui est la plus mobile et profite réellement d’une mobilité accrue dans la mondialisation. A cette aristocratie de la circulation, il faut opposer une low cost citizenship9, dialectiquement liée, pauvre et indésirable. C’est face à cette population que l’on dresse des barrières qui soulignent comment les frontières contemporaines sont devenues des « membranes asymétriques »10 : leur perméabilité varie non seulement en fonction du sens de franchissement mais aussi des individus qui veulent les traverser.

La plupart des barrières frontalières contemporaines sont liées aux migrations (sud des Etats-Unis, Europe). Seul un quart environ de ces artefacts relèvent de situations de guerre ou de tensions militaires, comme les dispositifs érigés par Israël, l’Arabie saoudite ou le Maroc. La plupart des 20 000 km de barrières frontalières existantes ont été édifiées aux frontières de pays qui entretiennent de bonnes relations ou qui sont dépourvus de revendications territoriales. Leur hétérogénéité (lire encadré ci-dessous) renvoie à celle des situations sur le terrain et à la complexité des flux considérés. 

Les barrières restent des marqueurs symboliques – mais aussi mortels – des tensions liées à la mondialisation. Elles expriment la difficulté avec laquelle nos sociétés basées sur l’échange parviennent à gérer la tension entre circulation et sécurité. Elles instaurent un (autre) échange inégal dont l’homme est l’enjeu et dont les populations les plus pauvres sont généralement les victimes. 

Stéphane Rosière est professeur aux Universités de Reims Champagne-Ardenne et de Matej Bel (Slovaquie) et directeur de publication de la revue L’Espace politique.

 

 

Notes

1. Reece Jones et Stéphane Rosière, « Teichopolitics : Re-considering Globalisation Through the Role of Walls and Fences », in Geopolitics, vol. 17, 2012, pp. 217-234 Elisabeth Vallet, Borders, Fences and Walls. State of Insecurity, Ashgate, Border regions Series, Aldershot, 2014, p. 298
2. Florine Ballif et Stéphane Rosière, « Le défi des teichopolitiques. Analyser la fermeture contemporaine des territoires », in L’Espace Géographique, vol. 38, n° 3/2009, pp. 193-206
3. Prononcer « té-i-ko »
4. Evelyne Ritaine, « La barrière et le checkpoint : mise en politique de l’asymétrie », in Cultures et Conflits, n° 73, 2009, pp. 15-33
5. Elisabeth Vallet, Borders, Fences and Walls. State of Insecurity, Ashgate, Border regions Series, Aldershot, 2014, p. 298 Anne-Laure Amilhat Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui? PUF, Paris, 2015, p. 160

 

Hétérogénéité des barrières frontalières

Les barrières frontalières contemporaines sont caractérisées par trois formes majeures : les clôtures et murs, les lignes de front et les barrières maritimes. Clôtures et murs sont les formes les plus courantes. Grillages, ou barbelés, parfois électrifiés forment des barrières rudimentaires. La construction d’une clôture est d’un coût relativement modeste. Le mur construit en panneaux de béton est plus coûteux et plus difficile à franchir ; opaque, il protège et cache. Cependant, clôture et mur relèvent de la même logique de contrôle des flux transfrontaliers. Si le mur exprime une volonté d’étanchéité plus forte, les deux types sont souvent renforcés par des équipements de haute technologie : radars, caméras thermiques, capteurs, miradors. Il y a là une question de moyens financiers et l’on doit distinguer les murs technologiques – notamment les virtual fences (clôtures virtuelles) uniquement constituées de caméras comme au sud des Etats-Unis ou à l’est de la Slovaquie face à l’Ukraine – des murs low cost qui sont plus fréquents dans le Sud où les barrières consistent plus fréquemment en plusieurs rideaux de barbelés. Souvent, une forte surveillance humaine pallie l’absence de technologies, par exemple en Inde où les Border Security Forces comptent près de 240 000 hommes. 
La plupart de ces clôtures et murs n’interdisent pas le passage transfrontalier – comme le montre l’exemple américano-mexicain –, mais visent à canaliser les flux vers les points de passage frontaliers officiels afin de refouler produits et individus indésirables. Les barrières frontalières sont donc d’abord des filtres et non des barrages dont la finalité est la réduction maximale du risque inhérent aux flux transnationaux.
Les lignes de front relèvent de logiques différentes. Elles se caractérisent par la non-reconnaissance du tracé de la frontière et le gel temporaire d’une ligne de démarcation. Sur un front, les forces militaires sont omniprésentes. Elles quadrillent cet espace sensible d’une profondeur variable en installant des fortins, des tranchées et en matérialisant la zone de contact par un no man’s land. Dans ce type de barrière, les passages sont quasiment nuls. Certaines barrières, comme à Chypre, ou entre Israël et la Palestine, séparent des entités qui sont diversement reconnues par la communauté internationale mais elles font bien de facto office de frontières internationales.
Le dernier type est formé par les détroits fermés. Les détroits sont des passages naturels entre continents qui peuvent être aussi fermés ou plus exactement surveillés notamment pour prévenir les migrations clandestines. En Espagne, la création du système SIVE (Sistema Integrado de Vigilancia Exterior), décidée par le gouvernement Aznar en 1999, avait pour but d’identifier et d’intercepter les navires chargés d’immigrants illégaux se dirigeant vers l’Espagne. Implanté à partir de 2002 sur le détroit de Gibraltar, ce système a été étendu et englobe désormais toute la côte sud de l’Espagne depuis le Portugal jusqu’à Almeria. Ce type de barrière est spécifique puisque la mer constitue à la fois la voie et la barrière, mais il exprime parfaitement les tensions contemporaines liées à la mobilité. 

Clôture de Melilla à Ceuta
Date de construction : 1995
Longueur : 12 km autour de Melilla et 8 km autour de Ceuta sur 6 mètres de hauteur
Matériau utilisé : grillage et barbelés
Personnel stationné : guardia civil et armée marocaine
Population concernée : Espagnols et Marocains, immigrants sub-sahariens 

Le mur en Palestine 
Date de construction : depuis juin 2002
Longueur : 612 km (2010) sur 790 km (prévus)
Matériau utilisé : béton, barrière électronique, barbelés
Personnel stationné : armée israélienne (Tsahal)
Population concernée : Palestiniens, colons israéliens

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