Struc­tu­re de la tour Bel-Air

Premier bâtiment élevé construit à Lausanne, la tour Bel-Air a été conçue sur le modèle des gratte-ciel américains par l’architecte Alphonse Laverrière, à l’instigation de l’ingénieur Eugène Scotoni. Précurseur par sa taille et par les techniques de construction employées – structure métallique avec des façades en maçonnerie – la structure de ce bâtiment a plutôt bien résisté aux attaques du temps.

Publikationsdatum
02-09-2015
Revision
22-10-2015
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Bien que la partie la plus visible soit sa tour, le bâtiment comprend en fait quatre volumes principaux : un socle, deux ailes et la tour à proprement parler. Le socle, qui s’étend de la route de Genève à la rue des Terreaux, s’articule autour de la salle Métropole. Deux ailes se déploient sur ce socle, parallèlement aux rues précitées, faisant place à la tour qui s’affine progressivement pour culminer à une hauteur de plus de 70 mètres au-dessus de la route de Genève. 

Sa structure principale est composée d’une ossature métallique de quelque 2000 tonnes d’acier. Celle-ci est assemblée par des boulons pour les colonnes, alors que, grande première en Suisse, les éléments de plancher ont été soudés sur site. Cette technique a permis de réaliser un bâtiment de grande hauteur dans un délai très court de vingt-deux mois entre le terrassement et l’inauguration.

La charpente métallique principale supporte deux types de planchers. Aux étages inférieurs, un plancher en béton armé a été coulé sur des voûtains en béton cellulaire qui reposent sur les profilés métalliques. Cette conception, plutôt robuste, correspond à l’affectation des locaux inférieurs : restaurant, magasins, caves, salles de société. Pour les étages supérieurs, où la légèreté était de mise, ce sont des planchers en bois qui reposent directement sur les poutres métalliques. En complément, pour créer un faux plafond phonique et supporter l’isolation, des voûtains ont été posés sur la partie inférieure des profilés.

Les murs du bâtiment ne sont pas porteurs. Réalisés en maçonnerie légère, ils ont été montés après la charpente, en remplissage des cadres métalliques. La façade est composée de deux peaux constituées par le mur en maçonnerie reposant directement sur la charpente métallique, auquel s’ajoute le plaquage de façade en pierre de Savonnières ou en simili. Le bâtiment est fondé directement sur la molasse au travers de semelles ponctuelles en béton ou par des puits. La géométrie des niveaux inférieurs suit la pente de la molasse et la surface des niveaux diminue en descendant vers la route de Genève. Le contreventement de la tour est assuré par des systèmes de cadres.

Projet de rénovation et diagnostic


En près de quatre-vingts ans d’existence, le bâtiment a rencontré de nombreux changements de locataires qui se sont traduits par des modifications plus ou moins importantes. A titre d’exemples, des béquilles obliques métalliques ont été ajoutées sous une partie du balcon sud à une époque où celui-ci était couvert (photo), alors que les deux derniers niveaux ont été totalement remaniés. A l’instar de toutes les modifications apportées, ces deux exemples ont été réalisés localement, sans aucune réflexion globale à l’échelle du bâtiment. En 2006, le propriétaire du bâtiment a décidé de lancer un concours de transformation et rénovation de l’édifice.

La première étape a consisté en une auscultation générale de l’ouvrage pour évaluer son état global, l’étendue des réparations à entreprendre et définir une stratégie de transformation. Il s’agissait d’établir un diagnostic selon trois étapes successives :

- recherche et étude de la documentation existante ;
- relevés sur site ;
- vérifications statiques.

Dans le cas de Bel Air, les documents à disposition décrivant la structure étaient plutôt rares. Un seul plan de la charpente de la dalle sur rez (plan), des articles techniques avec quelques coupes types (image 1 et 2), ainsi que des photos d’époque et le livre de la construction édité par l’entreprise Eugène Scotoni-Gassmann. Un bilan assez mince par rapport à la taille du projet. On retiendra tout de même que l’unique plan a montré le principe général de la charpente et les trames principales, facilitant ainsi les repérages.

Pour les relevés sur site, la structure porteuse étant généralement cachée par des faux plafonds ou des murs non-porteurs, son appréciation ne pouvait se faire que par des sondages destructifs. Ce diagnostic intervenant alors que le bâtiment était en exploitation, les désordres engendrés par les sondages devaient être limités. Les choix pour les sondages se sont donc portés sur des éléments précis jugés représentatifs comme les colonnes des niveaux inférieurs ou les poutres types de grande portée.

Le premier diagnostic statique a montré que, malgré une période d’utilisation relativement longue sans réel entretien, la structure était bien conçue dans son ensemble. Elle était a priori apte à respecter les normes actuelles en matière de vent et de séisme et à reprendre les charges utiles de l’époque avec les facteurs de sécurité actuels. Ces résultats positifs ont amené à une stratégie claire pour la mise en conformité : les travaux se limiteraient à un entretien sans remettre en cause le système porteur.

Projet d’ouvrage


Au stade du projet, étant donné la quantité restreinte d’informations du diagnostic initial, il a été décidé d’approfondir les investigations afin de savoir si les conclusions obtenues devaient être nuancées.

Là aussi, il a fallu composer avec un nombre important de contraintes : la structure porteuse étant cachée par les faux plafonds et la maçonnerie, la réalisation de sondages impliquait des désagréments pour les locataires, notamment dans la salle Métropole qui accueillait des répétions de musique pendant la journée. 

Grâce à une bonne planification avec les locataires, une campagne de sondages a été entreprise en 2011. Elle a permis de mettre à nu la charpente métallique dans les zones accessibles, mais pas forcément aux endroits les plus critiques. Sur cette base, un premier modèle tridimensionnel par éléments finis de la structure a été réalisé pour vérifier son comportement. Dans une approche prudente, il a d’abord été admis que les éléments de maçonnerie n’avaient pas de rôle porteur et que le modèle de calcul ne prenait en compte que la charpente métallique. Ce modèle a montré que la conception initiale du bâtiment était satisfaisante, confirmant les conclusions du premier diagnostic.

Les sondages ont aussi permis de mieux appréhender le vieillissement de la structure. Il a été constaté, d’une part, que la protection contre la corrosion de la charpente avait disparu et, d’autre part, que certaines transformations des locataires n’avaient pas été entreprises dans le respect de la structure.

Toutefois, bien que la connaissance du bâtiment ait été améliorée par rapport au premier diagnostic, le nombre de sondages effectués restait faible compte tenu de la taille du projet.

Fréquences propres


Le premier modèle de calcul ayant permis de définir les zones méritant d’être auscultées plus en détail, une nouvelle campagne de sondages, plus ciblée, a été entreprise durant les travaux de démolition et de désamiantage. Sur cette base, le modèle du bâtiment a été actualisé pour être aussi représentatif que possible de la charpente métallique. Cela s’est notamment traduit par l’introduction des variations de la section des colonnes selon les étages et des décalages de porteurs verticaux (qui n’avaient pas été vus lors de la première expertise), ainsi que par la prise en compte des transformations importantes des niveaux supérieurs. En revanche, ce nouveau modèle avait toujours comme hypothèse que seule la structure métallique avait un rôle statique (image). Si cette hypothèse était favorable du point de vue de la sécurité structurelle, n’était-elle pas trop réductrice pour la vérification des déformations ?

Afin de s’en assurer, il a été décidé de mesurer les fréquences propres des mouvements horizontaux. Pour éviter l’influence des vibrations dues aux travaux de démolition, ces mesures ont été réalisées en dehors des heures de travail, par le bureau Résonance, avec un appareil posé à même le sol dans le dernier étage de la tour. L’appareil utilisé est un capteur 3-composantes relié à un enregistreur, le tout commandé par un PC portable.

Ces mesures ont abouti à des fréquences de 1.05 Hz et 1.25 Hz selon les deux axes principaux du bâtiment, soit des fréquences 4 à 5 fois supérieures à celles estimées avec le modèle de calcul utilisé jusqu’alors. Comme supposé, cet écart s’expliquait par la non-prise en compte des murs en maçonnerie qui augmentent considérablement la rigidité du bâtiment. L’adjonction des murs dans le modèle (image) a eu pour effet de faire converger les fréquences propres théoriques avec celles mesurées.

Vérification finale


La vérification statique du bâtiment a été finalisée sur la base du modèle intégrant les murs en maçonnerie. Elle a montré que, moyennant quelques adaptations mineures comme la remise en état des profilés dégradés, le bâtiment respectait les normes actuelles et ne demandait aucun renforcement global en conservant les charges admises lors de la construction du bâtiment. Les étages 2 à 15 de la tour avaient alors été conçus pour des charges utiles d’exploitation inférieures aux standards actuels. Par exemple, la charge utile d’un bureau était limitée à 220 kg/m2 alors que les normes actuelles proposent 300 kg/m2. Pour ne pas devoir entreprendre un renforcement conséquent des structures, il a été décidé de conserver cette charge, certes inférieure aux normes actuelles, mais acceptable pour des bureaux. Par contre, pour les niveaux inférieurs dédiés au commerce, la capacité portante des planchers a été renforcée avec des profilés soudés (photo) car le propriétaire souhaitait offrir des surfaces de commerces en accord avec les exigences actuelles.

Le comportement parasismique et les déformations des façades ont été des thèmes particulièrement importants pour la vérification de la structure. Le concept de contreventement initial a pu être vérifié et il s’est avéré qu’il présentait un très bon comportement vis-à-vis du vent et des séismes. S’agissant de la maçonnerie des façades en pierre ou en simili, il a été vérifié que, grâce au surplus de rigidité issu de la maçonnerie intérieure, les déformations horizontales respectaient les limites de la norme SIA 260. Un constat qui a permis d’éviter de renforcer la façade et ses fixations à la structure principale.

L’analyse approfondie de la structure porteuse a mis en évidence quelques détails surprenants sur la descente des charges. Par exemple, entre les niveaux 7 et 8 de la tour, deux piliers intérieurs sont décalés de plusieurs dizaines de centimètres (photo). Ces mêmes piliers disparaissent au rez-de-chaussée, pour offrir un volume libre de porteurs plus important. Les charges sont déviées sur les piliers voisins par le biais de grands sommiers métalliques. 

Remise en état


La durée de vie de la protection anticorrosion initiale de la structure ayant été largement dépassée, elle avait totalement disparu et était devenue sans effet. Le constat positif était que la rouille visible sur les profilés était très superficielle et n’induisait pas de réduction importante des sections. L’intervention a dès lors pu se limiter à un simple nettoyage des profilés et à l’application d’une nouvelle peinture antirouille. De plus, l’ensemble de l’ouvrage a dû être mis en conformité avec la protection feu ce qui a impliqué l’ajout de protection et une étude poussée au feu naturel pour certaines zones critiques (lire encadré ci-dessous).

De nouveaux ascenseurs dans le socle permettant de relier le niveau de la route de Genève à celui de la rue des Terreaux ont été créés. Ils ont été positionnés de façon à minimiser l’impact sur les fondations des colonnes existantes et à ne pas devoir toucher les sommiers métalliques principaux de la structure. Le terrassement a dû être réalisé dans de la molasse. Les anciens ascenseurs de la tour ont été rénovés en modifiant les locaux techniques et certaines fosses.

Certains sous-sols (surtout les niveaux -2 et -4 dans le socle) présentaient des problèmes d’infiltration d’eau qui ont été à la base de différents dégâts, notamment la rouille importante de l’extrémité inférieure de certains piliers métalliques. Ces venues d’eau provenaient de plusieurs sources. Tout d’abord, les murs contre terre ne présentaient pas d’étanchéité. Ensuite, les conduites sous le radier étaient fortement endommagées, ce qui amenait de l’eau directement sous les dallages. Pour y remédier, outre la remise à neuf de toutes les conduites, un nouveau dallage reposant sur une couche drainante a été construit.

Travail d’enquête


Les travaux entrepris sur la tour Bel-Air illustrent la difficulté qu’il y a à trouver des documents originaux permettant d’avoir une bonne compréhension du fonctionnement statique du bâtiment. Pour y remédier, il a fallu planifier des campagnes de reconnaissances dont une des difficultés majeures était qu’elles devaient être menées alors que le bâtiment était occupé. On soulignera finalement la pertinence de procéder à des mesures in situ peu invasives du comportement de la structure pour calibrer les modèles de calculs. Un passionnant travail d’investigation.

Oscar Valeiras est ingénieur civil EPFL et Claudio Pirazzi est ingénieur civil TU et dr es sc. tech EPFL. Ils travaillent tous deux comme chef de projet au sein du bureau Ingeni à Lausanne.

 

 

Protection incendie des planchers-dalles

Le concept général de protection incendie, établi par le bureau BG Ingénieurs Conseils SA, prévoit entre autres une protection des planchers-dalles par un faux plafond de type EI90. Ce faux plafond protège les profilés métalliques des dalles d’un feu agissant depuis le niveau inférieur. Dans une grande partie des locaux de la tour, la finition des dalles est constituée d’un parquet en bois de chêne d’une épaisseur de 30 mm qui est posé directement sur les profilés métalliques. La structure n’étant donc pas protégée par une chape classique, deux questions majeures se posaient : quel serait l’impact sur la structure d’un incendie agissant par le haut ? La couche de bois dur pourrait-elle être considérée comme couche de protection ? S’agissant du parquet d’origine, classé par le service des monuments historiques en classe 1, sa conservation en l’état actuel était souhaitée.
Afin de répondre à ces questions, le bureau INGENI SA a mené des simulations numériques. La simulation de type feu naturel généralisé, qui considère la véritable densité de charge thermique, a fourni des courbes de température de gaz en fonction du temps (fig. 10). Ces courbes sont ensuite appliquées à des modèles qui considèrent la section du plancher avec une analyse de la redistribution de la température sur la base de la mécanique des fluides (fig. 11). C’est ainsi qu’on peut déterminer la résistance plastique résiduelle des profilés métalliques en considérant les pertes partielles de résistance et d’élasticité en fonction des températures dans la section. Les modèles sectionnels considèrent des couches de matériaux en parfait état, sans joints ni affaiblissements locaux et avec des propriétés mécaniques parfaites.
La couche de bois dur, qui est considérée comme une couche de protection, est également prise en compte dans les modèles sectionnels. En effet, le bois dispose d’une importante capacité isolante lors de sa combustion. Le charbon crée une couche avec une conductibilité thermique réduite qui protège le bois de la combustion. La vitesse de propagation du feu est d’environ 0,5 mm/min pour un bois dur. Une couche de 10 mm est ainsi consumée chaque tranche de vingt minutes de feu.
L’étude a pu démontrer que la couche de parquet en bois dur d’une épaisseur de 30 mm donne une protection suffisante aux planchers-dalles de la tour pour qu’ils résistent à un feu avec une densité de charge calorifique de 700 MJ/m² dans les zones d’affectation « bureau ». Toutefois, dans les zones d’affectation « habitation » avec une densité de charge calorifique assumée de 1085 MJ/m², quelques poutres métalliques cèderaient localement lors du feu. Grâce à des effets membranaires postcritiques (comportement de type « chaînette »), la ruine se manifesterait par une déformation excessive de cette zone, mais elle ne mettrait pas en danger la sécurité structurale de la tour.

 

Intervenants

Maître d’ouvrage : Genevoise Compagnie Immobilière SA
Groupe Zurich Assurances à Zurich
Architecte : CCHE Architecture et Design SA à Lausanne
Ingénieur civil : Ingeni SA à Lausanne

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