Se par­ta­ger les eaux du Mé­kong

Entretien avec François Molle, expert en gestion de l'eau à l'Institut de recherche pour le développement IRD

Dixième fleuve au monde par son débit, le Mékong s’étend de l’Himalaya sur une longueur de quelque 4'500 km pour rejoindre la mer de Chine au sud du Vietnam. On estime que quelque 90 millions de personnes dépendent plus ou moins directement du fleuve. L’exploitation de ces eaux pour produire de l’electricité ne manque pas de conduire à certains problèmes que nous abordons ici avec François Molle, expert en gestion de l’eau qui a co-dirigé un ouvrage collectif consacré au bassin du Mékong.

Publikationsdatum
21-03-2012
Revision
19-08-2015
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Quels sont les pays concernés par l’exploitation des eaux du Mékong et comment la collaboration est-elle mise en place ?
Tout d’abord, il y a les quatre pays riverains du bas bassin : Laos, Thaïlande, Cambodge et Vietnam. Ensuite, au nord, on peut ajouter la Chine et la Birmanie. D’un point de vue de la production hydroélectrique, tous (à part la Birmanie) ont construit des barrages sur le Mékong ou ses affluents et de nombreux projets sont en cours. La question de la coordination de ces projets, qui touchent à un vaste bassin commun et concernent directement ou indirectement les 60 millions de personnes qui y vivent, s’est donc relativement vite posée.
Ainsi, dès les années 50, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam instaurent un «Comité du Mékong» qui devait servir de plateforme de coordination. Créé juste après la guerre d’Indochine dans le contexte de la guerre froide, ce comité formé à l’instigation des occidentaux était éminemment politique. Les intérêts économiques et géostratégiques influençaient une possible collaboration concernant le partage des eaux et la manière de fixer les conditions d’entente dans ce contexte très particulier de l’après-guerre.
Comme pour de nombreux autres projets à cette époque, les principes de planification mis en œuvre ont fortement été influencés par le modèle américain du Tennessee Valley Authority (TVA). Cette agence – mise en place en 1933 par Roosevelt – était chargée de la navigation, du contrôle des crues, de la production d’électricité et du développement économique de la vallée du Tennessee. Elle était basée sur une idée de contrôle total des cours d’eau d’un même bassin. En 1975, après le retrait américain et la chute du régime khmer au Cambodge, le «Comité du Mékong» a été dissout et remplacé par le «Comité Mékong intérimaire», dont le Cambodge était absent, auquel a succédé en 1995 la «Mekong River Commission», quand l’apaisement relatif des tensions politiques a permis une réunification.

Actuellement, combien y a-t-il de grands barrages sur le bassin du Mékong ?
Sur le cours même du Mékong, il y a cinq barrages, tous situés sur la partie amont du bassin, sur le territoire chinois. Si on étend le cadre à l’ensemble du bassin et des affluents, on en dénombre 36, principalement au Vietnam et au Laos, et plus de 110 en projet ou en construction. Il est important de noter qu’en raison de la guerre, la plupart des grands ouvrages projetés dans les années 1970 n’ont jamais été réalisés. Le bassin du Mékong a donc été très peu mis en valeur et restait jusqu’à récemment l’un des rares fleuves de cette importance à ne pas avoir de barrage sur son cours principal.

Quelles sont les influences de ces barrages sur le régime hydrologique du Mékong et de ses affluents ? 
Même si leur nombre est relativement faible et si leur influence au niveau du régime global du fleuve est limitée, l’impact au niveau des affluents équipés est réel. Une question d’ensemble se pose toujours au niveau de la planification actuelle de la mise en valeur du bassin. Elle est particulièrement d’actualité en ce qui concerne les projets de barrages sur le cours principal. Au niveau des affluents, le déplacement des populations et l’altération des régimes hydrologiques pose aussi problème. Prenons l’exemple du barrage du Nam Theun 2 au Laos. Il est situé sur la rivière Theun, mais pour des raisons de topographie, les eaux turbinées par ce barrage sont rejetées dans une rivière adjacente, la Xe Bang Fai, par l’intermédiaire d’un canal artificiel de près de 27 km. Cette option technique a non seulement des conséquences à l’aval du barrage, sur le régime hydraulique de l’ancien cours d’eau qui se retrouve pratiquement asséché, mais aussi sur la rivière Xe Bang Fai qui, en récupérant les eaux turbinées, est soumise à des flux importants qui ont des conséquences notamment sur l’érosion et la stabilité des berges, la possibilité de planter des cultures de décrue, ou l’écologie halieutique.
Il faut noter que le projet initial prévoyait de rejeter l’eau dans la Xe Bang Fai sans trop se préoccuper des impacts induits par les volumes turbinés. Sous la pression d’organisations non gouvernementales (ONG), qui affirmaient qu’il n’était pas acceptable de rejeter sans autre précaution un important volume d’eau dans une rivière qui n’était pas faite pour le recevoir, un canal de 27 km a été conçu pour amortir l’impact des rejets dans la Xe Bang Fai et éviter les problèmes d’érosion. La vigilance de tierce partie est souvent essentielle pour résoudre des problèmes et amener des améliorations.
Dans d’autres cas, comme pour les barrages situés sur les affluents qui descendent des montagnes Vietnamiennes vers les plaines du Cambodge, les gestionnaires ont opérés des lâchers brutaux et sans annonce préalable causant ainsi des dégâts importants et la mort de plusieurs personnes au Cambodge. Ceci illustre ce à quoi peut conduire le mépris pour les populations locales et le désintérêt pour les impacts occasionnés.

Des projets au fil de l’eau sont-ils également développés dans la vallée du Mékong ?
Oui. C’est même le sujet d’importants débats ces dernières années. En 1994, le comité du Mékong a publié une étude sur la possibilité de construire des barrages au fil de l’eau, qui seraient moins productifs mais qui éviteraient les problèmes sociaux créés par les grandes retenues, notamment les déplacements de population. Mais en cette période marquée par une sensibilité environnementaliste du nouveau directeur du Comité couplée aux mouvements anti-barrage en Thaïlande et dans le monde, le climat n’était pas propice aux barrages, même à ceux construits au fil de l’eau. Cependant, depuis trois ou quatre ans, onze projets (dont sept proposés par le Laos, deux par la Thaïlande et deux par le Cambodge) ont été remis sur la table. Ils ont été l’objet d’une étude stratégique d’impact environnemental entreprise par la Commission, qui a souligné les risques associés à de tels ouvrages et a recommandé leur suspension pour une durée de dix ans, afin de laisser le temps de mener à bien des études complémentaires. Même si ces ouvrages ont un impact limité sur le régime hydrologique, ils constituent des barrières pour les poissons. Comme on estime que plus de 70 % des espèces migrent sur de longues distances et que les poissons sont à la fois la principale source de protéines pour la population et une source de revenus essentielle pour les plus pauvres, le rapport de la Commission a mis en exergue des réductions potentielles alarmantes des ressources halieutiques. 

En 2011, Bangkok a connu de grosses inondations vers la fin de la mousson. La gestion des barrages – notamment leur vidange comme mesure de prévention – semble être mise en cause : certains affirmeraient que les producteurs d’électricité ont voulu préservé leurs intérêts. Est-ce vraiment le cas ?
Ne disposant pas de détails hydrologiques précis sur ces événements, il m’est assez difficile d’y répondre. Mais d’une manière générale, il faut savoir que cette discussion a lieu après chaque inondation. Personnellement, je ne crois pas que cet élément soit primordial pour comprendre ces inondations. Quand on relâche trop d’eau en milieu de saison des pluies et que cette dernière se termine sans avoir rempli les barrages, on blâme les gestionnaires de ne pas avoir gardé assez d’eau pour la deuxième culture de riz, en saison sèche. Dans le cas contraire, on les accuse de ne pas avoir anticipé les crues et de ne pas avoir assuré une capacité suffisante pour leur absorption par les barrages… La gestion des barrages est extrêmement délicate et il n’y a pas de solution parfaite. Elle se fait dans une logique intermédiaire qui doit intégrer différentes contraintes. Actuellement, c’est l’objectif d’irrigation qui prédomine plutôt que celui de la production d’électricité. En effet, si dans les années 70, les barrages produisaient presque 50 % de la production électrique thaïlandaise, ceux-ci n’en assurent aujourd’hui plus que 3 % environ, la plus grande partie étant issue de centrales à gaz et de centrales thermiques. Chacun des deux grands barrages du bassin du Chao Phraya ne représente que 1 % de l’énergie consommée en Thaïlande. De plus, pour revenir à Bangkok, il s’agit là d’un cas très particulier, puisqu’un tiers de la ville est en dessous du niveau de la mer. En s’étendant et s’endiguant la ville réduit aussi la capacité d’épandage de la crue dans la partie basse du delta. Il est probable que cette ville connaisse un jour un événement à la hauteur de ce qui s’est passé à la Nouvelle Orléans. Et sur un événement de l’ampleur de ce qui vient de se passer en Thaïlande, le niveau initial des barrages ne change de toute façon pas grand chose.

Votre livre, Contested Waterscapes in the Mekong Region (voir encadré), dresse un constat assez sévère sur les procédures de planification et les arguments utilisés pour justifier la construction de barrage. Quel regard portez-vous sur ce thème ?
En effet, globalement, le constat n’est pas brillant. Il y a souvent de forts intérêts politiques et financiers en jeu : les politiciens, les bureaucrates, les compagnies privées et les banques ont tous un intérêt dans les gros projets en général et les grands barrages en particulier. Rentabilité oblige, tout est mis en œuvre pour réaliser ces derniers le plus rapidement possible pour un coût le plus bas possible. La question n’est pas de s’opposer par principe à ces grands travaux, mais il faut être conscient du contexte de corruption dans lequel ils sont réalisés. Des rapports issus de différentes ONG soulignent la forte corruption de ces pays où la gouvernance est très centralisée, avec un Etat qui agit souvent pour le compte d’intérêts privés et pas forcément pour le bien commun. Jusqu’à présent les barrages ont été construits sans trop se préoccuper des aspects socio-économiques. Certains, comme le Pak Mun en Thaïlande, sont même des aberrations complètes. Les études d’impact ne sont souvent considérées que comme une simple étape bureaucratique dans le processus de planification ; elles sont souvent non publiques et parfois conclues alors que les travaux sont déjà commencés. C’est un problème de gouvernance générale. Les grands travaux ne sont pas toujours réalisés pour les bonnes raisons et ceux qui les promeuvent sont souvent enclins à en surestimer les bénéfices au détriment des impacts et des coûts.

Au Laos, les barrages servent principalement à l’exportation d’électricité. Les promoteurs des gros projets prétendent que le revenu de la vente sera utilisé pour diminuer le niveau de pauvreté du pays. Est-ce vraiment le cas ?
C’est en effet le discours officiel. Mais lorsqu’on connaît l’histoire du développement au niveau mondial, on peut douter de la réalité de ce genre de promesses. Au Laos, les pays voisins – Thaïlande, Chine et Vietnam – sont effectivement partenaires et financent la plupart des projets (le Vietnam s’est toutefois finalement retiré d’un des projets de barrage au fil de l’eau qu’il patronnait au Laos). La production électrique de certains barrages est en effet destinée presque entièrement à la Thaïlande. C’est en fait un bon moyen pour ce pays, dont les principaux sites hydroélectriques ont déjà été exploités, de profiter d’une production électrique sans en supporter les inconvénients. Quant au retour financier pour le peuple laotien, il est limité : tout d’abord par le fait que les barrages sont financés par les pays voisins, ce qui restreint le niveau de royalties perçu par le Laos, et d’autre part parce qu’il n’y a pas d’assurance que la manne reçue servira à la lutte contre la pauvreté. On sait que, malheureusement, et on appelle cela la « malédiction des ressources », dans de nombreux pays disposant d’une rente (minière, pétrolière, …), les populations restent pauvres malgré les promesses.

Pouvez-vous nous expliquer concrètement cela à travers le Nam Theun 2 qui était annoncé comme devant être exemplaire de la façon de construire un grand barrage ?
Le Nam Theun 2 a été un enjeu majeur pour la Banque Mondiale, l’Etat laotien, et les industriels (dans ce cas l’EDF, qui est un partenaire majeur du projet). Il s’agissait de montrer qu’on pouvait réaliser de «bons barrages» en prenant en compte tous leurs impacts afin de les réduire et d’apporter des compensations décentes aux populations impactées, et en s’engageant à plus de transparence. Il s’agissait ainsi de disposer d’un cas exemplaire qui puisse permettre de relancer la dynamique de construction de grands ouvrages. Maintenant que le barrage est opérationnel, il n’y a pas vraiment de consensus sur le degré de son succès ; les constructeurs ont déployés des efforts considérables pour gagner leur pari ; mais les contraintes du calendrier tendu associé à l’engagement des capitaux et un certain nombre de facteurs politiques, sociaux et environnementaux difficilement maîtrisable ont toutefois limité la démonstration. Pour le gouvernement Laotien, par contre, la conclusion a été qu’un tel effort de transparence et de prise en compte des impacts était trop exigeant et qu’il n’entendait pas le reproduire pour les barrages suivants…

A vous entendre, il semble que les bénéfices liés à la construction de barrage dans le bassin du Mékong sont essentiellement financiers…
Non, bien sûr, il y a évidemment bien d’autres bénéfices pour les populations urbaines et les industries par exemple, à travers la contribution des barrages à la production électrique. Il serait injuste de les minimiser quand on bénéficie de cette production pour s’éclairer ou se chauffer. La question fondamentale reste néanmoins celle du choix des projets, des critères retenus, de la manière dont coûts et risques sont pris en compte, de la transparence du processus lui-même et des moyens d’action qui s’offrent aux populations quand cela se passe mal. La gouvernance des grands projets hydrauliques reste encore un problème crucial non résolu au niveau mondial. D’ailleurs, il serait illusoire d’imaginer qu’il le soit un jour ; ce qu’on peut toutefois espérer, c’est que le pouvoir décisionnel soit progressivement plus ouvert et transparent, afin d’éviter les projets les plus dommageables ou relevant de logiques de corruption.

François Molle est expert en gestion de l’eau à l’Institut de recherche pour le développement IRD, France and International Water Management Institute (IWMI)

 

Contested Waterscapes in the Mekong Region

 

Co-édité par François Molle, intitulé Contested Waterscapes in the Mekong Region (ISBN : 978-1-84407-707-6), l’ouvrage réunit une quinzaine de contributions portant sur la gestion des eaux du bassin du Mékong. Il offre un aperçu relativement exhaustif des problèmes engendrés par la construction d’ouvrages hydrauliques. 
Abordant aussi bien les aspects politiques qu’environnementaux, ces contributions mettent remarquablement bien en évidence les limites et les dérives auxquelles peuvent conduire la réalisation de grands projets, notamment les convoitises que l’argent qu’ils impliquent ne manquent pas de générer. Elles montrent ainsi, à travers des exemples concrets, les diverses controverses qui accompagnent la réalisation (Nam Theun 2) et l’exploitation (Pak Mun Dam) de barrages en Asie du Sud-Est. Le livre aborde aussi le thème délicat des mesures compensatoires qui devraient être faites en faveur des populations riveraines des fleuves dont le régime est modifié.
Jacques Perret

 

 

 

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