Sau­veta­ge in ex­tre­mis d’une struc­tu­re em­blé­ma­tique men­acée

Patrimoine

La mobilisation internationale contre le démontage de la tour de radiodiffusion conçue par l’ingénieur Vladimir Choukhov a finalement porté ses fruits. L’administration municipale a décidé d’interdire le démontage ou la relocalisation de cet ouvrage exceptionnel

Publikationsdatum
02-10-2014
Revision
25-10-2015

Le russe Vladimir Choukhov (1853–1939) est l’un des ingénieurs les plus passionnants de la fin du 19e siècle et des débuts du 20e. En tant qu’ingénieur en chef de l’entreprise industrielle Bary, on lui doit une variété incalculable de structures – bateaux, ponts, usines et halles d’exposition – mais les tours constituent le gros de sa production, à l’instar de l’emblématique tour radio de Chabolovka, érigée entre 1919 et 1922 à Moscou. Culminant à 150 m et même initialement conçue pour atteindre 300 m, c’était alors le plus haut édifice du pays et un symbole de l’avancée technique et de la montée en puissance industrielle de la jeune Union soviétique. 
L’œuvre de Choukhov a été largement inventoriée au cours des dernières décennies (voir TEC21 no 41/2004) et un projet de recherche international lancé en 2010 lui est consacré1. Dans ce cadre, l’Institut für Bauforschung und Denkmalpflege (IDB) de l’EPFZ s’intéresse aux procédés de construction, aux modes de fabrication et aux méthodes de conception développés pour relever les défis notamment posés par les structures en treillis.

Gracieuse et robuste 


La conception structurale de la tour est fascinante : Choukhov avait certes développé des structures métalliques de forme hyperbolique pour des tours plus modestes auparavant, mais il superpose ici six segments hyperboliques de 25 m de hauteur chacun. Le principe de construction s’avère économe (240 tonnes) pour un résultat affichant une robustesse hors du commun.
L’inclinaison inverse des poutrelles droites formant les nappes hyperboloïdales, ainsi que les cerclages d’acier renforcés aux aboutements verticaux assurent une grande stabilité dimensionnelle. La géométrie de la tour s’appuie sur la maîtrise des techniques de l’ingénieur et une qualité de préfabrication élevée : le rayon variable des corps hyperboliques constitue notamment un défi particulier, car il implique différents angles horizontaux aux points d’intersection.
Les variations de courbure des surfaces verticales ont pour effet de modifier sans cesse les angles verticaux rapportés aux plans horizontaux. Bien qu’obéissant à une typologie, les détails de construction se caractérisent par leur diversité, leur polyvalence et leur variabilité. L’ouvrage était et demeure un chef-d’œuvre d’ingénierie – qui n’occupe toutefois que le rang d’objet patrimonial régional en Russie.

Difficile relevé d’état

 
Des modifications ont été apportées à la tour au fil du temps. Dans les années 1970, le troisième segment a ainsi été équipé d’anneaux supplémentaires et des entretoises en diagonale ont été ajoutées au segment supérieur. En 1991, la transformation de l’installation d’antenne a révélé des traces de corrosion fissurante. C’est aussi à ce moment-là que la tour a été repeinte pour la dernière fois, mais on ne connaît pas le type d’anti-corrosif qui a été appliqué.
L’état de corrosion général est difficile à évaluer car différentes qualités d’acier ont été mises en œuvre. Le concept initial prévoyait des profilés provenant des stocks militaires, mais la quantité disponible s’étant révélée insuffisante, on s’est notamment rabattu sur des aciers Thomas et Siemens-Martin. Les effets sont aujourd’hui visibles aux stades de vieillissement et de corrosion hétérogènes affichés par les divers éléments.
Un autre défi pour la conservation tient à la documentation lacunaire sur la tour : durant les phases d’étude et de chantier, sa géométrie exacte et les détails de construction arrêtés ont fait l’objet de plusieurs modifications, si bien qu’aucune des sources aujourd’hui disponibles ne correspond à l’ouvrage réalisé. L’édifice a ensuite été documenté en 1947 et 1971 par l’institut de recherche Proyektstalkonstruktsiya, l’un des successeurs des industries Bary.
Les documents établis sont toutefois très schématiques et la complexité de la structure n’y est qu’insuffisamment détaillée. Il n’existe en outre aucun relevé de la tour et de ses dommages dans leur état actuel. Le problème majeur réside dans l’accès limité à l’ouvrage : le site appartient à la télévision d’Etat russe et il est gardé par l’armée.

De la rénovation au démontage


Il y a quelques années, une décision a d’abord été prise de rénover la tour, et l’Etat russe a alloué un budget de 135 millions de roubles (env. 3,5 mio. CHF) au projet. Une seule entreprise était en possession de toutes les attestations pour prétendre à l’adjudication, mais elle était pratiquement novice dans le domaine de la restauration, en particulier celle de constructions métalliques. Ses références se bornaient à des résidences et des appartements privés, ainsi qu’à des transformations pour l’administration présidentielle russe. 
Son projet prévoyait le démontage des deux segments supérieurs et des mesures de restauration des quatre autres au moyen d’un coûteux échafaudage ad hoc, dont le détail n’est toutefois pas connu. Mais comme il n’entrait pas dans le cadre budgétaire arrêté, le Ministère de la communication, en tant que responsable des diffuseurs étatiques, a décidé en février dernier que la tour serait entièrement démontée.

Appels du monde entier en faveur de la conservation

 
L’appel international pour contrer la décision de démolir, cosigné de cinq prix Pritzker dont Rem Koolhaas et Tadao Ando, n’est pas resté lettre morte. En Russie même, l’opposition publique à ce démontage s’est avérée étonnamment vigoureuse : plus de 25 000 signatures ont été récoltées et les milieux scientifiques et culturels, dont les ingénieurs de l’institut de recherche Proyektstalkonstruktsiya, ont exprimé leur préoccupation. Au niveau international, les associations européennes et américaines spécialisées dans l’histoire du génie civil se sont manifestées par des lettres ouvertes2. Elles attirent l’attention sur le problème de fond : dès lors qu’une documentation sérieuse sur laquelle appuyer une stratégie conservatrice fait défaut, il n’est pas possible d’élaborer un catalogue des mesures de conservation et de restauration envisageables. 

Ekaterina Nozhova et Christoph Rauhut sont collaborateurs scientifiques à l’Institut für Denkmalpflege und Bauforschung de l’EPFZ et membres de la société, Gesellschaft für Bautechnikgeschichte. (Traduit de l’allemand par Maya Haus)

 

 

Notes

1. « Konstruktionswissen der frühen Moderne : V. G. Schuchows Strategien des sparsamen Eisenbaus ». Le projet de recherche associe l’Université technique de Munich, l’Université d’Innsbruck et l’Institut für Bauforschung und Denkmalpflege de l’EPFZ.
2. Lettre ouverte de la « Gesellschaft für Bautechnikgeschichte »: http://tinyurl.com/bautechnikgeschichte
Voir également la lettre ouverte de R. Pare et J. L. Cohen, cosignée par cinq lauréats du prix Pritzker : http://tinyurl.com/letter2putin

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