RE­AL es­tates

Propos recueillis par Isabel Concheiro

Dans un contexte global où l’impact des flux financiers internationaux façonne l’environnement urbain et la vie domestique, comment les mécanismes de la finance deviennent-ils matière d’architecture? Entretien avec Jack Self, de la REAL Foundation.

Publikationsdatum
07-03-2018
Revision
15-03-2018

Isabel Concheiro : Bien que le développement immobilier ait un impact majeur sur les villes, nous pourrions dire que son rôle a été sous-estimé dans l’histoire de l’architecture. Quelle importance accordez-vous à la relation entre architecture et immobilier ?
Jack Self : Nous devrions d’abord préciser ce que nous entendons par architecture et immobilier. A mon sens, l’architecture a été fondée au 15e siècle, mais n’est devenue une discipline à part entière que lorsqu’elle s’est professionnalisée au début de l’ère industrielle. Je ne pense pas que nous puissions parler d’architecture avant qu’émerge la figure professionnelle spécifique de l’architecte inventée à la Renaissance. Cette figure est de fait intrinsèquement liée avec l’histoire de l’immobilier. Au Moyen Age, il était en effet difficile de calculer la valeur foncière ; la plupart des bâtiments dans les villes européennes étaient soit construits de façon informelle, soit régulés par le système de la noblesse et de l’aristocratie. En conséquence, l’échange de terres n’était pas fréquent et la vente de terrains n’était pas facilement réalisable dans les villes. C’est avec le développement du capitalisme à partir du 16e siècle que la ville a commencé à être perçue comme une machine à réaliser du profit. Dans ce sens, l’immobilier et l’architecture comme discipline, bien qu’ayant des objectifs et des ambitions différents, se sont développés en parallèle. Cela n’est pas en soi négatif ; la perception négative que nous pouvons avoir aujourd’hui n’est pas le produit d’un rapport entre architecture et immobilier, mais le résultat de la financiarisation de l’architecture et de l’immobilier. Cela signifie que l’on ne considère plus la valeur civique, culturelle ou politique d’un bâtiment, mais uniquement sa valeur en tant que marchandise et comme moyen de stocker ou de générer de la richesse.

Nous pourrions dire que le développement de Londres au 16e siècle a été plus influencé par des promoteurs comme Nicholas Barbon que par les architectes. Selon vous, comment peut-on comprendre le développement urbain de Londres à travers le prisme de l’immobilier ?
Pour aborder l’histoire des relations entre architecture, immobilier et développement urbain à Londres, nous devons revenir à la période précédant le Grand Incendie de 1666. En 1638, les Espagnols détruisent le port d’Anvers, alors le plus important d’Europe, et Londres prend soudainement une position stratégique, entre l’Orient et le Nouveau Monde. Avant 1600, Londres était l’une des villes les moins développées d’Europe, et elle devient alors très rapidement une capitale émergente. Lors de l’incendie de 1666, quatre-vingts pour cent de la ville sont détruits. De nombreux marchands impliqués dans le commerce maritime s’intéressèrent alors à la reconstruction de la ville. Les citoyens londoniens s’élèvent contre ce qu’ils appellent le modèle italien de boulevards et de piazzas, craignant d’être expropriés pour permettre la réalisation de ces lieux publics. Afin de garantir une reconstruction de tous types de logements, sans privilégier les investissements les plus profitables portant sur des logements haut de gamme, Robert Hooke, scientifique et ami d’Isaac Newton, conçoit un système foncier. Ce système détermine quatre catégories de logements, chacune définie par des plans et des façades similaires. Ainsi pour un même terrain, le potentiel de profit est identique pour un promoteur, qu’il construise huit maisons luxueuses ou trente logements ouvriers. Ces principes, décrits dans le Rebuilding Act de 1667, peuvent être considérés comme un ensemble d’instructions pour construire une ville dont l’unité ne serait pas obtenue par l’application d’un plan directeur mais par le contrôle de la qualité de chacune des maisons (%%gallerylink:29917:figure%%).

L’un des promoteurs les plus importants de cette époque, Nicholas Barbon, comprit que l’une des conséquences du Rebuilding Act était qu’en parvenant à réunir un financement suffisant pour construire tout un ensemble de maisons contiguës, il était possible d’accélérer considérablement le processus de construction. En standardisant d’abord les escaliers, puis les portes et les fenêtres, Barbon réussit à construire 1500 maisons en un an. Dans son élan, il commença même à construire sur les commons1. Au moment où le lord, propriétaire de ces commons, parvenait à le rencontrer, les maisons étaient déjà construites et vendues, et le problème devait de fait être réglé avec les nouveaux habitants.

La standardisation de l’immobilier est un élément de base pour le développement urbain. Le fait que toutes les maisons soient identiques les rend facilement interchangeables, et c’est ainsi que les villes ont permis de générer du profit. Cependant, dans ce contexte, nous ne parlons à aucun moment d’architecture ou d’architecte. Historiquement, l’architecte est intervenu principalement sur des projets exceptionnels, et plus ou moins en marge des processus du développement immobilier. Ceci est lié au fait que l’architecte a toujours été assujetti à différentes structures de pouvoir, que ce soit l’aristocratie ou la monarchie, l’Etat ou une nouvelle classe financière. Il a donc plutôt été impliqué dans l’expression spécifique d’un pouvoir que dans le processus de génération de profit. Cependant, avec les changements économiques opérés depuis vingt ou trente ans, l’architecte est de plus en plus impliqué dans ce processus.

Dans ce contexte de génération de profit, pensez-vous que la conception architecturale puisse avoir un impact sur la valeur immobilière ?
Nous devons faire attention au fait qu’en donnant une valeur commerciale à la conception, nous risquons de limiter le rôle de l’architecte. Je pense qu’il est légitime de mesurer cette valeur, mais c’est la façon de la calculer qui pose problème. L’économiste Paolo Quattrone a étudié la comptabilité des Jésuites. Leurs objectifs de transformation de la société impliquaient la construction de missions, d’écoles et d’autres bâtiments, ce qui engendrait des investissements importants. Afin de contrôler cet argent, ils mirent en place deux figures, le procureur et le recteur, qui disposaient chacun de l’une des deux clefs nécessaires à l’ouverture d’une même caisse. Le procureur avait une approche comptable et rationnelle, alors que le recteur s’intéressait aux ambitions religieuses, et ce n’est qu’à travers la négociation entre les deux qu’un projet devenait possible. Dans ce sens, je pense que pour donner une valeur à la conception, il est problématique de ne prendre en compte que l’avis du comptable, soit le profit au mètre carré que pourrait réaliser un promoteur. Cette valeur devrait également être calculée selon des critères comme l’équité sociale et spatiale ou la qualité des espace publics, apportés par l’architecte. C’est l’objectif que je poursuis dans mon travail au sein de la REAL Foundation : créer des systèmes de mesure qui démontrent qu’en recourant à un architecte, on peut aussi obtenir de meilleurs standards de vie et une meilleure qualité des villes.

La fondation REAL, que vous avez créée, se définit comme « une agence d’architecture qui promeut des modèles alternatifs de propriété et de financement du logement ». Pourriez-vous nous parler des motivations qui vous ont poussé à développer ce genre de pratique professionnelle ?
J’ai commencé ma formation en Australie, où j’ai étudié trois ans avec Glenn Murcutt et assimilé une forme d’architecture en quelque sorte traditionnelle, basée sur l’artisanat. Par la suite, j’ai travaillé pour Jean Nouvel sur des projets pharaoniques et non réalisés suite à la crise de 2008. J’ai ensuite recommencé à étudier à l’Architectural Association et pris part au mouvement Occupy London en 2011. Après 2008, il y eut un grand espoir de changements tant sociaux qu’économiques : aux États-Unis avec Obama et en Europe, particulièrement dans les pays du Sud. En 2011, il est devenu clair que rien n’allait se produire et un sentiment de colère et de frustration s’est répandu. Comme d’autres, je me suis endetté pour pouvoir aller à l’université et, avec un taux de chômage de 19 % en Angleterre, les perspectives de travail pour les architectes étaient faibles. Tout cela générait des questions de fond : pourquoi suis-je autant endetté, pourquoi ne puis-je pas vivre dans un endroit décent, pourquoi n’y a-t-il pas de travail, où est parti l’argent ? A partir de là, j’ai commencé à m’intéresser aux questions de macroéconomie, d’histoire de la finance, aux modes de production du logement et à toutes les questions qui concernent le quotidien (%%gallerylink:29918:figure%%).

Quand j’ai obtenu mon diplôme, je me demandais comment envisager le rôle social de l’architecte et la structure d’une agence en tant que projet. Les architectes modernes, particulièrement ceux du style international américain des années 1950, ont réinventé l’agence d’architecture, créant une structure professionnelle totalement différente de celle qui existait en Europe au début du 20e siècle. On pourrait aussi considérer que des architectes comme Rem Koolhaas ou Renzo Piano étaient également novateurs dans la structuration de leur agence et dans la façon dont ils envisagent la responsabilité de l’architecte. Aujourd’hui, beaucoup d’architectes développent des activités culturelles dans leurs bureaux, mais elles sont souvent secondaires par rapport à celle de l’agence d’architecture. Mon ambition en créant REAL en 2016 était de retourner cette situation, de nous définir comme une fondation, intégrant une agence d’architecture, parce qu’une fondation doit avoir des objectifs sociaux clairement définis, et cela me semble un bon moyen de s’assurer que l’agence fera la promotion de ces valeurs. L’essence de REAL est de se consacrer à la promotion de la démocratie et de l’égalité sous plusieurs formes parmi lesquelles l’égalité spatiale, de richesse, de genre ou de classe. Nos différentes activités suivent ces objectifs, que ce soit par des expositions, des publications, l’édition d’un magazine ou le développement de projets architecturaux principalement centrés sur de nouveaux modes d’habiter et de nouveaux moyens de financer le logement.

Pourriez-vous nous parler du type de projets de logements développés dans l’agence ?
Je pense que l’architecte est intrinsèquement lié à la façon dont les relations de pouvoir s’exercent. Dans ce sens, notre agence tente de normaliser des modèles de vie alternatifs par la maîtrise de structures financières existantes. Un exemple de notre travail est l’Ingot, une tour plaquée d’or de 350 mètres à côté du London Bridge, conçue pour des travailleurs à faibles revenus. Le projet est le produit d’un algorithme financier complexe qui gère des conditions de dette (espace, temps et argent) pour obtenir des logements ultra durables, de haute qualité et peu onéreux. Il est basé sur un mécanisme d’obligations à 50 ans et part du principe que si le flux de capitaux globaux dans le marché immobilier à Londres ne peut pas être stoppé, il pourrait être redirigé de façon à renverser le déficit offre-demande. L’émission de ces obligations sur un marché secondaire permet de séparer la forme financière du bâtiment et sa fonction sociale. L’Ingot explore la crise contemporaine de la démocratie représentative et tente d’utiliser les outils du néolibéralisme afin d’affaiblir l’impératif profondément immoral de la distribution inégale de la richesse (%%gallerylink:29919:figure%%).

En ce moment, nous travaillons sur un projet de maison à la campagne partagée par cinq familles en Nouvelle-Zélande. Plutôt que de posséder une maison, il s’agit de posséder une part dans une propriété. L’idée est qu’il est devenu si cher d’habiter en ville que les gens doivent vivre à l’extérieur, mais sans s’isoler et perdre tous les aspects de la vie urbaine. Chaque famille dispose d’espaces privés mais aussi d’équipements communs. Ce n’est pas un concept nouveau, beaucoup de coopératives fonctionnent déjà sur ce principe. L’innovation vient de la façon d’exploiter des produits d’emprunts courants et des structures financières existantes pour permettre ce type de projet.

Dans l’un des projets éditoriaux de la fondation REAL, Real Estates : Life Without Debt, vous dites que « la forme de la vie domestique est dictée par les institutions financières plutôt que par les architectes ou même le secteur de la construction ». Quel serait le rôle des architectes face au pouvoir croissant des institutions financières ?
De nos jours, être architecte et décider de ne pas avoir de rapports avec le monde de la finance reviendrait au même que de décider de ne pas entrer en relation avec l’aristocratie et les commerçants à la Renaissance. Il devient alors difficile d’imaginer comment jouer un rôle social. Je pense dans ce sens que les architectes devraient recevoir une bonne formation sur les pouvoirs auxquels ils sont assujettis. L’architecture est une méthodologie de conception très puissante pour arbitrer entre des conditions et intérêts très divers ; chaque projet doit intégrer des aspects sociaux, culturels, typologiques, matériels, environnementaux, légaux et financiers, entre autres. Avoir une compréhension limitée de la façon dont le financement fonctionne réduit les possibilités du projet. Cela semble de mieux en mieux assimilé par la profession. Ainsi, le Royal Institute of British Architects a introduit récemment dans ses phases de projet la Phase 0. Auparavant, les projets commençaient avec la Phase 1 (évaluation des besoins, études de faisabilité, programme). La Phase 0 est constituée d’études de rentabilisation, de l’évaluation en amont du potentiel d’un terrain. Afin d’agir dans ce champ, l’architecte doit comprendre comment les conditions économiques et financières influent sur la viabilité du projet.

Si nous voulons vraiment comprendre ce qui est possible en architecture de nos jours, il est nécessaire de comprendre les conditions de l’économie contemporaine et de communiquer dans ces termes. L’architecte est de plus en plus pris dans un système où le budget n’est pas fixe mais dépend de différents actifs et acteurs en évolution. Les conditions économiques qui ont permis le démarrage d’un projet peuvent évoluer, ce qui sera déterminant pour sa réalisation. Afin de disposer de plus de sécurité, de plus d’autonomie et de plus de contrôle sur son travail, l’architecte devrait comprendre ces mécanismes. Par ailleurs, chaque aspect d’un bâtiment devrait être présenté dans un langage qu’un investisseur peut comprendre. L’architecte devrait formuler de tels arguments pour promouvoir la qualité de son architecture, afin de s’impliquer dans des changements importants pour les conditions de vie contemporaines.

Jack Self est un architecte basé à Londres, directeur de la REAL foundation et éditeur en chef de Real Review. Il a été le commissaire de « Home Economics », le pavillon britannique de la Biennale d’architecture de Venise en 2016.