Qui mè­me me sui­ve

Si le lien entre l’espace des réseaux sociaux et l’espace de la ville ne fait aucun doute, le type d’urbanité que constituent les communautés en ligne est difficile à établir. De quelle «ville» les mèmes qui pullulent sur Internet sont-ils le corollaire ?

Publikationsdatum
13-09-2017
Revision
19-09-2017

Advice Dog, Forever Alone, Courage Wolf, Cereal Guy, Pepe The Frog, Success Kid, autant de mèmes que nous sommes susceptibles de croiser sur Internet, sous une ou plusieurs de leurs nombreuses variations hébergées par des plateformes comme 4chan, Reddit, Tumblr, Instagram, Twitter ou Facebook. Lorsque l’utilisateur ou l’utilisatrice d’Internet regarde ces assemblages d’images et de textes, les copie, les partage, les modifie – à partir de sites comme Meme Generator qui proposent un stock d’images et une interface pour ajouter du texte, ou en créant soi-même un contenu – qu’est-ce que cette expérience implique en termes de perception, d’attention, de relation ? Poser cette question nécessite sans doute de revenir en arrière, car ces mèmes ne sont pas nés en ligne et l’Internet sur lequel ils circulent est un réseau qui gagne à être compris à la lumière de bien d’autres.

Internet et les réseaux


Le réseau n’a pas toujours été celui d’Internet, et ce terme a servi à désigner d’autres objets susceptibles de nous éclairer sur la façon dont le web paramètre nos expériences. C’est en 1821, dans les domaines de l’ingénierie militaire et de l’ingénierie civile, que se développe le concept de réseau, d’abord pour désigner le réseau des fortifications puis, en 1828, le réseau de distribution d’eau de Paris1. La guerre n’est donc jamais bien loin, qu’il s’agisse de fortifier une série de places ou d’utiliser les mèmes et un « trolling militarisé »2 en guise d’outils de propagande numérique. Par ailleurs, le réseau de distribution d’eau nous rappelle qu’Internet, les mèmes qu’on y diffuse, le type de production, de circulation et de partage qui s’y joue, héritent de cet autre réseau social créé par l’ingénierie civile qu’est la ville, en particulier la « ville irriguée par les réseaux du 19e »3. Or il est utile de préciser que le Paris de Napoléon III et Haussmann, « en insérant les quartiers bourgeois et les faubourgs populaires dans une même maille combinant réseaux d’eau et d’assainissement, voirie et plantations d’agrément », cherchait à rendre les inégalités tolérables afin de mieux les contrôler sans pour autant les réduire. Ce modèle de réseau social, Internet le reprend à son compte et le prolonge, les plantations d’agrément et jardins dont tout le monde peut profiter devenant, par exemple, ces mèmes que n’importe quel internaute peut produire sur des forums comme 4chan où l’anonymat est de mise – le site n’exigeant ni mot de passe ni identifiant –, et qui transitent ensuite par Tumblr, Twitter, Buzzfeed et Facebook selon un mode de circulation participatif alimenté par la base du commun des utilisateurs jusqu’à parfois devenir un phénomène viral.

Mème, gène et magie


Le terme de mème est déjà une reprise modifiée, celle qu’introduit Richard Dawkins dans son ouvrage The Selfish Gene paru en 1976 lorsqu’il décide de réduire le grec mimeme (imiter) à un monosyllabe, créant ainsi un écho entre le mème, le gène, le même et la mémoire. Les mèmes de Dawkins cherchent à expliquer la culture selon le modèle de la biologie évolutionniste. Dans ce cadre, ils couvrent un champ bien plus vaste que les mèmes Internet puisqu’il peut s’agir de mélodies, d’idées (la croyance en une vie après la mort, par exemple), de slogans, de modes vestimentaires qui se transmettent de personne à personne par le biais de la copie ou de l’imitation. Afin d’éclairer le type de transmission à l’œuvre, Dawkins propose une analogie avec le parasite, arguant qu’un mème fertile implanté dans un esprit parasite littéralement le cerveau, le transformant en un véhicule pour sa propagation de la même manière qu’un virus parasite le mécanisme génétique de la cellule hôte. Les mèmes Internet, quant à eux, occupent un champ plus restreint que les unités de transmission culturelle de Dawkins : il s’agit d’images fixes ou en mouvement auxquelles on adjoint ou non du texte, des gifs, des captures d’écran d’un film ou d’une vidéo amateur. Les utilisateurs d’Internet devenus les « photo-picto-mécaniciens » qu’imaginait Albert Robida dans son récit d’anticipation Le vingtième siècle – La vie électrique4, reprennent, imitent, transforment des mèmes qui se répondent entre eux et partagent des caractéristiques communes de contenu, de forme et/ou de point de vue, si bien qu’un « mème Internet est toujours une collection de textes »5.

Un genre de mème, les images macro, consiste par exemple en une image (une tête de chiot sur un fond aux couleurs de l’arc-en-ciel pour Advice Dog ; le buste d’un bébé qui serre le poing avec une expression à la fois satisfaite et vindicative sur un fond bleu pour Success Kid6) assortie d’une ligne de texte en haut et une autre en bas, cette dernière devant fonctionner comme une chute. Si cette production culturelle est bien plus restreinte que ce que Dawkins désignait sous le terme de mème, toutefois un parallèle se fait jour depuis que les mèmes Internet ne se cantonnent plus au domaine d’un quotidien qu’on se plaît à tourner en dérision mais s’immiscent dans la vie politique, comme cela a été le cas notamment pour les événements d’Occupy Wall Street en 2011 et les dernières élections américaines7.

En quoi consiste le parallèle ? L’année 2016 a vu une revendication émerger chez certains conservateurs familiers des mèmes Internet et des plateformes comme 4chan où ils apparaissent : en s’emparant des moyens de production culturelle de leur époque, ils ont contribué à faire élire Donald Trump grâce à leurs mèmes8. Cette revendication fait d’ailleurs elle-même l’objet d’un mème intitulé « meme magic » et une section lui est dédiée sur le forum 8chan, « bmw/The Bureau of Memetic Warfare. He who controls the memes, controls the world ». Les mèmes Internet retrouvent là un élément de la théorie de Dawkins : le parasitisme et l’idée d’intention autonome que conférait au mème l’analogie avec une biologie évolutionniste qui trouve utile de présenter les gènes comme des agents actifs œuvrant pour leur survie9. Aussi séduisante que soit cette analogie, présenter les mèmes sous les traits d’agents autonomes ou de parasites colonisant les cerveaux n’en perd pas moins une dimension essentielle : celle de l’architecture du réseau et des plateformes sur lesquelles circulent ces objets du numérique.

Car si les mèmes permettent à tout un chacun de participer à la lutte pour l’attention, au même titre que les publicitaires et le marketing des grands groupes –lesquels ne détiennent plus la primeur en matière de visibilité–, n’oublions pas que le « médium est le message », comme le suggérait Marshall McLuhan, de sorte que les mèmes façonnent et promeuvent aussi un certain type de participation marquée par la redondance. Christopher Poole, le fondateur de 4chan, indiquait que pour créer un mème sur le forum, il fallait « poster quelque chose de vaguement drôle, le reposter ad nauseam en faisant ce qu’on appelle sur 4chan du memeforcing parce que, sinon, personne ne le verra »10. Ainsi, qu’il soit imposé ou qu’il émerge au hasard des fils, posts et commentaires, un mème se doit d’être redondant.

La redondance, le binaire et la distraction


Le mème ne se contente donc pas d’obéir à une logique de la répétition mais plutôt de la redondance, c’est-à-dire la réitération d’éléments qui, en même temps qu’elle risque de diminuer une information, empêche cette information d’être recouverte par le bruit. A moins que, dans le cas du mème, il soit plus juste de dire qu’il ne convient plus d’opposer les deux, le bruit valant autant que l’information, et que la redondance est alors recherchée pour elle-même11. Cette redondance s’accompagne en outre d’une logique encline à la binarité, à la fois dans les positions qu’exposent les mèmes et dans la forme sous laquelle ils se manifestent. La production de mèmes qui a accompagné Occupy Wall Street se divisait par exemple entre « Nous sommes les 99 % » qui dénonçait le système financier responsable des inégalités économiques et démocratiques d’un côté et, de l’autre, « Nous sommes les 53% » qui accusait les ‹ parasites › du mouvement Occupy de profiter des impôts payés par 53 % de la population américaine. Une opposition binaire du même acabit est apparue autour de l’élection de Donald Trump : la droite qui s’est emparée des moyens ou mèmes de production face à une gauche qui serait incapable de se les réapproprier12. La forme des images macro, avec une ligne de texte en haut de l’image et l’autre en-dessous, renforce encore cette logique binaire et le sentiment de clôture qui s’en dégage. Ne peut-on y voir un paradoxe ? Alors que les mèmes revendiquent une forme d’expression détenue par les utilisateurs, cette dernière semble pourtant se plaire à ériger des blocs et des dichotomies sur un modèle singulièrement proche de celui qu’adoptent volontiers les médias dominants.

Nos réalités ne sont pourtant pas binaires et les mèmes recèlent d’autres potentialités. La redondance qui leur est propre devrait nous aider à quitter ces alternatives fermées. Ces images et textes à la fois variés et toujours en partie identiques forment une voûte médiatique où résonne un « échosystème », pour reprendre les termes d’Yves Citton13, et où règne une certaine distraction. Cette dernière n’est pas à comprendre comme ce qui viendrait nuire à la concentration mais plutôt comme une attention flottante, laquelle peut s’avérer « émancipatrice » en ce qu’elle nous permet de « penser à autre chose pendant que les débats se focalisent sur la question conflictuelle »14. Sur ce point, les mèmes rejoignent d’ailleurs encore une fois la ville, cet autre réseau social dont les édifices faisaient pour Walter Benjamin « l’objet d’une double réception (…) de manière tactile et optique », la réception tactile opérant « moins par la voie de l’attention que par celle de l’habitude. Elle consiste beaucoup moins en une attention captivée qu’en une perception passagère »15. En plus de nous divertir, les mèmes doivent donc encore gagner en force de distraction, c’est-à-dire nous tirer dans des sens toujours plus nombreux pour nous aider à voir alentour tandis que nos yeux restent rivés sur nos écrans.

 

Notes

1    A. Guillerme, « L’émergence du concept de réseau 1820-1830 », in G. Dupuy (dir.), Réseaux territoriaux, Caen, Paradigme, 1988, p. 31.
2    Jeff Giesea, « Memetic Warfare », Defence Strategic Communications
3    Antoine Picon, La ville des réseaux. Un imaginaire politique, Manucius, 2014, p. 10.
4    Albert Robida, Le vingtième siècle – La vie électrique, document numérisé et mis en page à partir de l’édition 1892 publiée dans la revue La Science Illustrée, p. 99.
5    Limor Shifman, Memes in Digital Culture, MIT Press, 2014, p. 52 et p. 67.
6    Dans le cas d’Advice Dog, le texte prend la forme d’un conseil parfois absurde ou malavisé, tandis que le texte de Success Kid est une anecdote condensée d’une situation qui se déroule mieux que prévu. Pour la description de ces mèmes, on se réfère ici au site Know Your Meme.
7    Cette dimension politique des mèmes est à mettre en lien avec le dessin de presse : par exemple Punch Magazine et sa couverture du 6 juillet 1990 où Lady Diana, dont le visage était représenté selon les traits d’une toile de Roy Lichtenstein, disait dans une bulle « He used to be such a prince » ; ou encore les numéros du magazine MAD et leur crétinerie (stupidity)revendiquée. On pourra aussi, au niveau de la forme, mobiliser les photomontages de Barbara Kruger : du texte dans des bandeaux rouges surimposé sur des images produites par les médias.
8    Matt Goerzen, « Notes Toward the Meme of Production », Texte zur Kunst, n°106, juin 2017, consulté en ligne
9    Richard Dawkins, The Selfish Gene, 1976, version e-pub, p. 622.
10    TED Conférence de Christopher Poole, « Le cas de l’anonymat en ligne », février 2010
11    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp. 100-101.
12    Sur ce point, voir Matt Goerzen, « Notes Toward the Meme of production », art. cit., et Hannah Ballantyne, « How Meme Culture is Getting Teens into Marxism »,
13    Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 52.
14    Ibid, p. 174.
15    Jacques Boulet, « L’architecture comme distraction. Traduire Benjamin avec Benjamin », Appareil [en ligne], article mis en ligne le 30 mai 2011,

 

Auteur

Elsa Boyer est l’auteure de cinq récits parus aux éditions P.O.L, dont le dernier Neko Café, et d’un essai, Le Conflit des perceptions, publié aux éditions Musica Falsa. Elle enseigne la théorie des médias aux Arts Décoratifs de Paris.