Que trouve-t-on dans l’épais­seur d’une li­gne?

Réflexion sur le thème de la frontière.

Publikationsdatum
04-09-2013
Revision
06-10-2015

La ligne constitue le principal medium de l’architecte. Bien sûr, les lignes qu’il ou elle trace représentent plus qu’un simple dessin ; elles sont pensées en tant que descriptive d’une architecture que d’autres humains devront construire. Néanmoins, il ne semble pas exagéré d’affirmer que le seul acte véritablement matériel de l’architecte consiste en celui de tracer des lignes. Ces dernières sont des entités mathématiques qui, par définition, n’ont aucune épaisseur. Cependant, lorsque les éléments architecturaux qu’elles décrivent sont transcrits dans le réel, ceux-ci ont bel et bien une épaisseur aussi mince soit-elle. Cette épaisseur, est précisément le moyen pour l’architecture de déplier son pouvoir sur les corps. Une simple ligne tracée sur une carte pour délimiter le territoire des Etats-Unis et de celui du Mexique est, dans la réalité, un mur d’une dizaine de mètres de hauteur pour empêcher l’accès d’un pays à des corps sans doute considérés comme trop sombres. Les quelques millimètres d’acier qui incarnent cette ligne s’assurent de l’imperméabilité physique, et par extension, politique, de celle-ci. 
La ligne, dans sa perfection géométrique, s’inscrit dans un diagramme légal qui, lui aussi, bénéficie d’une perfection théorique. Sa matérialisation en tant qu’architecture est quant à elle un dispositif d’exécution de diagramme légal dans le réel. Un exemple très simple de cette affirmation peut être trouvé dans le fait qu’une grande majorité des murs construits dans le monde sont l’expression violente d’une loi garantissant la propriété privée. Bien sûr, cette application dans le réel d’un schéma légal empêche que ce dernier soit exécuté parfaitement : le dispositif matériel est faillible et c’est pour cette raison que des centaines d’immigrants clandestins mexicains arrivent toujours à pénétrer sur le territoire américain. 
Chaque ligne correspond donc à une loi. Ou plutôt, chaque ligne détermine un régime légal pour chacun de ces deux côtés (la différenciation entre ce qui est dit privé et ce qui est dit public par exemple). Cette idée fonctionne théoriquement, mais lorsqu’elle est appliquée au réel et que la ligne acquiert son épaisseur, nous sommes en droit de nous demander : Que trouve-t-on dans l’épaisseur d’une ligne ? et quel régime légal s’applique dans l’épaisseur d’une ligne ? De telles questions comportent des implications (géo)politiques importantes. En septembre 2012, un groupe de 20 réfugiés érythréens se sont retrouvés bloqués pendant plus d’une semaine au sein des quelques mètres d’épaisseur de la frontière séparant l’Egypte d’Israël. Pendant ces sept jours, ces réfugiés ne se sont vus offrir que le minimum vital d’eau de la part des autorités israéliennes. Dans ces conditions, une des femmes qui était enceinte a subi une fausse couche. Il semblerait donc que le régime légal d’une telle zone, géométriquement impossible mais réellement existante, soit inexistant ; c’est-à-dire que les corps qui s’y trouvent soient libérés de toute souveraineté dont ils seraient les sujets, mais aussi que ces mêmes corps ne possèdent aucun statut légal, pas même celui d’humain, les réduisant ainsi à ce que le philosophe Giorgio Agamben appelle « la vie nue »1
D’un point de vue mythologique, nous pouvons également évoquer l’exemple du fratricide de Romulus sur Rémus. Romulus qui, dans la mythologie romaine, délimite sa nouvelle ville en creusant une tranchée tout autour, déclare unilatéralement l’application de la loi romaine et l’exécute matériellement par l’intermédiaire de cette tranchée. Rémus franchit la frontière contestant la loi par sa pure désobéissance, reçoit ce que la loi prévoit lorsqu’elle est ainsi niée : il est tué par son frère. J’aimerais ainsi poursuivre ce mythe en imaginant que le corps de Rémus fut été laissé dans la tranchée de Romulus, c’est-à-dire l’épaisseur de la ligne, là où il reste libéré de cette loi qu’il souhaitait contester.
Ce pouvoir violent qu’a l’architecture sur les corps relève de la responsabilité de l’architecte. Ces lignes, il ou elle les trace en connaissance de leur pouvoir. Si il ou elle n’en est pas conscient(e), son ignorance est elle aussi préjudiciable car on ne saurait se défendre d’un tel effet sur les corps en invoquant une quelconque humilité dans un système qui nous dépasse. Quant aux corps eux-mêmes, il leur reste toujours à subvertir du mieux possible – nul ne peut s’échapper – le pouvoir des lignes, en creusant leur épaisseur oxymorique, ou bien en marchant, tels les funambules du 9 novembre 1989 qui n’exprimèrent autrement l’obsolescence du Mur qu’en s’installant sur les 30 centimètres d’épaisseur de son tracé.

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Note

1 Homo Sacer. I, Le pouvoir souverain et la vie nue, Le Seuil, 1998