Qua­tor­ze au­las

Ici est ailleurs

Les observations d'Eugène, alors qu'il présentait son spectacle dans les aulas des collège genevois. Lieux qui, selon lui, sont « la tache aveugle des bâtiments scolaires ».

Publikationsdatum
18-06-2014
Revision
18-10-2015

Ça s’est organisé sans tambours ni trompettes. Un des responsables de la commission théâtrale du Canton de Genève m’a proposé de jouer mon spectacle dans quelques cycles genevois1.
- Seriez-vous prêt à en visiter beaucoup ? m’a-t-il demandé. 
- Heu… oui. Combien au juste ? Cinq, six ?
Finalement ce fut quatorze ! Sans me vanter, je suis le seul écrivain suisse qui ait visité quatorze aulas de cycles d’orientation du canton de Genève. J’en ai vu des vieilles, des neuves, des multitâches, des désaffectées. Un voyage au pays des formes, des ambitions architecturales, des compromis budgétaires et du temps qui ravage tout.
La première aula est franchement repoussante. Lézardes sur les murs. Plafond jaunis. Les coulisses ressemblent à une déchetteries. On y a entassé des pupitres cassés, des chaises bancales, trois tableaux noirs foutus. Je m’assieds sur une caisse qui me servira de loge. Via Internet, mon smartphone m’apprend que cet établissement scolaire a bientôt 45 ans. Et visiblement zéro rénovation.
Il faut bouger quelques projecteurs. Je demande au concierge s’il y a un éclairagiste pour la salle. 
- Vous rêvez ! Aucun cycle genevois ne possède de responsable technique. Pas de budget.
Bon. Je révise mes prétentions à la baisse. Il sort une grande échelle, ajuste quelques spots en maugréant (c’est midi quatre ; il devrait être en pause). Une heure plus tard, les cinq classes s’installent sur les sièges. Et je commence à jouer. Au bout de cinq minutes, tous les spots s’éteignent. Evidemment, le concierge n’est plus dans l’aula. Sûrement occupé à l’autre bout de l’école. Je sors dans les coulisses. Je vérifie le panneau électrique. Rien à faire. Panique générale dans ma tête.
Et tout à coup, un souvenir me remonte. J’ai seize ans. Je suis élève au gymnase du Bugnon, à Lausanne. Le professeur de dessin a invité une star française du design (première fois que j’entendais ce mot) à faire une conférence. Il s’appelle Philippe Stark. Il vient de décorer les appartements privés de l’Elysée et tout Paris se pointe dans son Café Costes. Le Bugnon ne possède pas d’aula. Du coup, les élèves se rendent à l’aula du collège de Béthusy, datant des années 1960. A la fin de la conférence, un prof demande à Philippe Stark : 
- Si vous aviez carte blanche, comment rénoveriez-vous cette aula ?
- Je commencerais par faire une grosse croix dessus, répond le designer, avec un petit sourire.
L’aula où je suis actuellement, faudrait la dynamiter et jeter les restes dans le CERN pour qu’il n’en reste plus une molécule de cette saloperie. 
Je reviens sur scène et constate qu’une lampe fonctionne encore. Miracle. Mine de rien, tout en jouant, je déplace mes accessoires sous la lampe. Et je fais le spectacle sous cette lampe ridicule.
Prochaine aula, tout se passe bien. Construite en 1990, la salle est régulièrement utilisée par le prof de théâtre et on y invite des spectacles. J’ai droit à une loge, une vraie. 
Aula suivante. Le directeur m’accueille avec un sourire. Il m’apprend que son établissement a été récemment rénové. On a même construit une médiathèque dans la cour. Tout en me parlant avec emphase, nous nous dirigeons vers l’aula. Le directeur ouvre la porte et je découvre un machin vétuste. Le rideau de fond de scène est bloqué. 
- Malheureusement, on n’a pas eu le budget pour rénover l’aula. Mais je pense que ça ira, non ?
Ben voyons. 
Durant les trois mois de mes représentations, j’ai aussi visité des salles sublimes et modulables, équipées comme de vrais petits théâtres. Une aula fonctionnait aussi comme cinéma communal. Du coup, les sièges en velours rouge étaient pimpants. Une fois, j’ai débarqué dans une espèce de ruche : sous l’impulsion d’une prof de danse, les élèves répétaient sur scène et dans les corridors des chorégraphies, des sketchs, des chansons. Ça faisait plaisir à voir. Même si la salle était plus que vétuste. 
L’aula, c’est la tache aveugle des bâtiments scolaires. Ce qui échappe au regard. Généralement, on pense d’abord aux salles de classes, à la salle des maîtres, à la cafétéria, à la salle de gym. Même le local des vélos semble plus important que l’aula aux yeux du directeur, des parents et des services des écoles. Pourtant, je le dis haut et fort : une école ne vaut que ce que vaut son aula.

 

Note

1. Je joue mon propre texte, La Vallée de la Jeunesse, d’après mon roman éponyme sorti à la Joie de Lire, en 2007. Mise en scène de Christian Denisart.

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