Pra­ti­ques de l’uto­pie, des brè­ches pour l’ac­tion

Un an après l’exposition autour des architectes Lucien & Simone Kroll, le lieu unique à Nantes présente l’exposition Théâtres en utopie – Un parcours d’architectures visionnaires. Pensée comme un grand récit scénographié, elle est consacrée aux plus beaux projets de théâtres utopiques imaginés par les avant-gardes du 20e siècle. Partenaire de l’exposition, Tracés a conçu un hors-série qui est distribué aux visiteurs, pendant toute la durée de l’exposition. Cet article en est tiré

Publikationsdatum
19-11-2014
Revision
25-10-2015

« Ce théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit. » 
Victor Hugo, Théâtre en liberté (1886)

« Ce qui caractérise l’utopie, ce n’est pas son incapacité à être actualisée, mais sa revendication de rupture. C’est l’aptitude de l’utopie à ouvrir une brèche dans l’épaisseur du réel. »
Paul Ricœur, Idéologie et utopie (1986)

L'exposition Théâtres en utopie, présentée au lieu unique de Nantes du 11 octobre au 4 janvier 2015, propose un inventaire de projets de théâtres qui n’ont pas été construits. Architectures de papier, projets destinés à accueillir le jeu d’acteurs qui ne passeront pas la rampe, les espaces répertoriés n’existent qu’au stade d’idée. Ce sont des architectures rêvées, des fantasmes, des utopies. Ces théâtres utopiques nous intéressent parce qu’ils mettent en évidence, au sein de contextes historiques aussi divers que les formes qu’ils arborent, les liens privilégiés qui unissent le théâtre et la Cité, l’espace de la représentation à la vie civique, et cette relation ténue mais essentielle entre imagination et action.
Les théâtres utopiques ont jalonné notre tradition architecturale de Vitruve à Serlio, de Ledoux à Tony Garnier, de Melnikov à Archizoom. Dans l’exposition comme dans l’ouvrage de Yann Rocher se côtoient des projets théoriques dont l’objectif avoué est la formalisation d’une critique sociale et d’autres simplement restés en suspens, n’ayant pas vu le jour pour des raisons d’ordre pratique, économique ou politique. Leur cohabitation fait néanmoins sens : ils occupent tous ce « lieu sans lieu », hors de l’espace matériel, physique et tangible que l’on nomme le réel. Ils investissent l’espace privilégié de la représentation, de l’imaginaire, du possible. Leur fonction au sein de notre tradition culturelle est de faire voir, de donner à penser, de représenter ce qui aurait pu être, ce qui pourrait être. Car au-delà de sa connotation négative de vision irréalisable, en rupture avec le « réel », la pensée utopique joue un rôle crucial dans notre rapport au monde. Par le biais de l’utopie, il devient possible de mettre temporairement à distance l’expérience du quotidien pour, en quelque sorte, la « ressaisir » à la lumière d’un mode d’existence autre. L’espacement ainsi créé permet non seulement de rendre cette expérience tangible et intelligible, mais aussi d’entrevoir des alternatives, de contempler une autre réalité, fictive mais fertile.
Le mode d’expression propre à l’utopie, c’est la fiction. La pensée utopique s’ancre ainsi dans notre faculté de raconter, notre capacité à transmettre une expérience par le biais de la narration, d’entrevoir une réalité potentielle, un monde qui se situe ailleurs, entre l’imaginaire et la mémoire. Il n’y aurait donc pas d’un côté la réalité, concrète et tangible, et de l’autre l’utopie, irréelle et futile, mais bien une dimension utopique dans notre rapport même au réel. Car l’utopie n’est négative que quand ce dernier est pensé comme un état donné, inéluctable ou nécessaire, qui s’offrirait à nous de manière directe et transparente. Notre expérience de ce que l’on nomme la réalité est cependant tout autre : le réel est un processus, souvent opaque, toujours changeant, qu’il ne nous est possible de stabiliser que par la production d’un modèle, d’un système. S’ils permettent de donner corps à un certain ordre social, les systèmes d’une culture donnée ne se superposent jamais entièrement à celle-ci : tout modèle reste une image, une représentation façonnée, temporaire et fragile, qui appelle à être remise en question, repensée, ajustée. De plus, notre habileté à produire des systèmes ordonnés n’est jamais simplement logique ou rationnelle. Elle met en jeu cette aptitude, proprement humaine et ancrée dans la nature même du langage, à associer une réalité à une autre, à penser par métaphores.
Cette capacité poétique de l’homme est aussi ce qui rend possible l’action. Agir c’est toujours actualiser une réalité imaginée, un projet : l’acte de faire surgit ainsi de notre propension à « métaphoriser », c’est-à-dire à tisser des liens entre des choses éloignées, entre l’idée et l’action, entre le réel et le possible. Imaginer et agir sont ainsi intimement liés, de la même manière que le sont théorie et pratique. Notre rapport au monde implique de se trouver dans cette position charnière, entre la capacité d’abstraire, de révéler un ordre sous-jacent et, ce faisant, de produire du sens, et la possibilité d’agir et de transformer cette même réalité, de la façonner à dessein. Les aller-retour entre ces deux sphères ne sont jamais linéaires : un détour, un imprévu s’insinue chaque fois au passage d’une idée vers l’action, ou vice-versa. Notre mode d’existence, on l’oublie trop souvent, est ainsi essentiellement symbolique et paradoxal. Une chose implique toujours son contraire, et la connaissance passe inévitablement par l’absence de savoir. Le réel est incongru.
De la même manière, l’espace social se construit chaque jour de l’intérieur. Parfois planifiée, souvent informelle, voire spontanée, cette construction suit une dynamique qui, loin d’être lisse, est faite de désordre, de désaccords, de conflits. Le malaise qui marque nos sociétés actuelles n’est sans doute pas étranger à une vision du monde qui tend à stabiliser la réalité, à lui superposer un état de choses, peu malléable, dont les ficelles nous dépassent et au sein duquel il devient de plus en plus difficile à l’individu de trouver sa place. Prendre la mesure de l’endroit où l’on se tient implique d’entrevoir ce lieu en lien avec un ailleurs. C’est autour de ce problème que se fonde notre tradition philosophique : on ne peut accéder à la connaissance de soi qu’au travers du regard de l’autre. Comme toute forme de savoir, cette dernière passe par ce mouvement aux limites où l’altérité – la possibilité de se penser soi-même autrement – joue un rôle crucial. Pour connaître, pour comprendre, il faut se donner les moyens d’interroger, de représenter, de fabriquer des morceaux de réel. Ce processus passe inévitablement par la production de fictions, de scénarios par lesquels on esquisse une nouvelle réalité. Il passe aussi par la mise en œuvre d’un savoir-faire, d’un savoir-vivre, par le travail non plus vécu comme un empilement de tâches déshumanisées, mais bien comme une possibilité d’actualiser un potentiel, et de contribuer à une dynamique culturelle et sociale plus large. 
La situation actuelle, on le sait, laisse très peu de marge de manœuvre à l’individu pour agir sur ce qui l’entoure, pour intervenir d’une manière qui soit porteuse de sens et qui rende possible l’appropriation. Pour renverser cette condition et repenser notre rapport au réel, la redéfinition d’un système culturel est cruciale. L’intention utopique peut être pensée comme un levier, comme ce qui peut susciter l’envie de changer les choses. Tout voyage en utopie permet de devenir étranger à soi-même, à une situation donnée, de mieux comprendre cette réalité à laquelle on revient, d’en identifier les failles, de formuler des désirs, des possibilités. L’irréalisable utopique contribuerait en ce sens à un processus de reconnaissance de soi – de désaliénation – qui permette de ménager des prises sur le réel.
De tout temps, le théâtre a joué un rôle central au sein de la Cité : espace privilégié de rassemblement, l’enceinte du théâtre est en quelque sorte le microcosme d’une dynamique sociale plus vaste. Le théâtre contemporain remettra en cause la nécessité de l’enceinte : théâtres sans lieux, théâtres du vide, Bread and Puppet Theater sont autant de tentatives de ramener le théâtre au cœur même de la vie, de soulever par le biais de l’imaginaire théâtral des problématiques de société. Quelques tables, un plateau improvisé : c’est au travers de l’action, dans l’interaction avec ce spectateur devenu partie prenante de ce qui se joue que réside l’essence même du théâtre. Mais si la ville peut être pensée comme ce vaste espace scénique, il n’en demeure pas moins que l’architecture du théâtre, dans sa spatialité même, témoigne et représente un certain ordre social autrement imperceptible. Chaque configuration rend manifestes les liens et renversements entre le spectateur et l’acteur, mais aussi, et surtout, entre les divers membres d’une société donnée : elle met en forme les rapports hiérarchiques et souligne la place respective de chacun. Les projets architecturaux de ces théâtres en utopie proposent donc, au-delà d’une réflexion sur l’espace même de la discipline théâtrale et de ses possibilités techniques, des modes d’interaction neufs ou réinventés, des fictions sociales. C’est en partie au travers de ces architectures que peut ressurgir cette part ignorée du possible, que l’on peut faire voir les choses autrement, retourner des situations et, ultimement, ménager des brèches pour l’action. 

Caroline Dionne est collaboratrice scientifique au laboratoire ALICE de l’Ecole polytechnique fédérale Lausanne (EPFL).
Patrick Bouchain est architecte et scénographe, co-fondateur de l’agence Construire à Paris.

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