« Po­li­tique sur pa­pier »

Entretien avec Yann Rocher, commissaire de l'exposition «Théâtres en utopie. Un parcours d’architectures visionnaires», qui se tient au lieu unique de Nantes jusqu'au 4 janvier 2015

Publikationsdatum
19-11-2014
Revision
25-10-2015

Tracés : Théâtres en utopie est une sorte de catalogue raisonné de bâtiments non réalisés. Comment vous est venue l’idée de regrouper ce matériau et pourquoi avez-vous fait le choix d’exclure des théâtres utopiques réalisés ?
Le projet est né de manière intuitive, en constatant d’abord à quel point le programme de théâtre inspire les architectes, et à quel point les avant-gardes ont pu l’investir régulièrement en y injectant une bonne dose d’idéalisme ou d’utopie. Je pense par exemple au projet de Théâtre total de Walter Gropius et Erwin Piscator, qui aurait pu être construit – c’est ce que je suggère dans l’introduction de l’ouvrage en imaginant son inauguration fictive –, mais qui d’une part porte en lui l’utopie d’un lieu où l’invention théâtrale repose essentiellement sur la technique, et d’autre part s’est imposé comme une icône de l’architecture grâce à ses innombrables publications. A mesure que j’ai accumulé et analysé les exemples de ce que j’ai ensuite intitulé Théâtres en utopie, je me suis convaincu de l’intérêt de construire une histoire particulière, en considérant ces projets idéaux comme une sorte d’histoire parallèle à l’histoire générale des lieux scéniques. Cela m’intéressait de me pencher sur la question de l’utopie par ce biais, car le thème de l’utopie architecturale et urbaine est à mon sens trop souvent abordée de manière généraliste. Le statut particulier de « projet de papier » devenait naturellement le principal fil conducteur, c’est-à-dire le statut de projet ne s’étant pas matérialisé, n’ayant pas trouvé de légitimité par une réalisation pérenne. J’y ai adjoint plusieurs projets qui ont été construits provisoirement, le temps d’une exposition internationale par exemple, ou qui ont connu un échec au moment de leur édification. Mais en creux, ce qui m’a passionné, c’est d’examiner les manières par lesquelles ces projets manifestent et construisent un imaginaire. Et comment cet imaginaire, malgré son caractère fragile ou gratuit, trouve tout de même une place dans le réel. Bien souvent, on voit que ces prototypes aboutissent dans d’autres projets, influencent des constructions ultérieures. J’ai par conséquent choisi d’écarter des projets utopiques réalisés, car ils auraient été à l’encontre de l’effet narratif voulu : plonger le visiteur ou le lecteur dans des fantasmagories architecturales et théâtrales. J’ai d’ailleurs travaillé sur une iconographie exclusivement constituée de représentations en dessins et maquettes. 

Quelle est la dimension politique de l’architecture des théâtres ? Le théâtre est-il moins politique que d’autres architectures collectives ? 
Je pense plutôt, par comparaison à d’autres architectures collectives, que l’architecture théâtrale entretient des liens spécifiques au politique. D’une manière générale, l’édifice théâtral est un lieu de culture emblématique de la Cité, et constitue, à ce titre, un marqueur politique particulier. On le voit bien, par exemple, après de la Première Guerre mondiale, où de nombreux « théâtres du peuple » sont imaginés en dehors de la ville. Des concepteurs défendent alors l’idée que la refondation de la société doit s’effectuer dans des lieux collectifs installés sur un sol vierge, en pleine nature. Autrement dit, la relation entre l’enveloppe du théâtre et le support qu’est la ville fluctue, et peut même révéler des formes de critique : dans Théâtres en utopie, nombre de projets ne sont pas situés, pas seulement parce qu’il s’agit de rêveries gratuites ou de modèles abstraits, mais aussi parfois par refus des conditions offertes par la société. Les Théâtres impossibles du collectif italien Archizoom, dessinés en 1968, sont à mon avis une bonne illustration d’un tel malaise. L’édifice théâtral est, par définition, un outil coupé de l’environnement urbain, une machine à fabriquer d’autres lieux et espaces. Dans cette optique, l’aspect politique le plus manifeste est la façon d’organiser le public autour de la scène et du spectacle. La structure même de la salle exprime la manière de penser et représenter la communauté, et influence nécessairement les formes de rituel, les relations possibles avec l’œuvre jouée. L’un des théâtres réinterrogeant le plus fondamentalement ces questions est le Théâtre impromptu de Jacob Levy Moreno, qui, dans la Vienne des années 1920, lutte contre la notion passive de spectateur en distinguant protagoniste, meneur de jeu et communauté, et leur octroie d’étonnants podiums et gradins en rosace.

Entre l’arène romaine et l’amphithéâtre grec il semble y avoir un gouffre : celui qui sépare le totalitarisme de la démocratie. C’est une dichotomie qui traverse aussi votre ouvrage. Comment expliquez-vous cette divergence ? Le contenu, c’est-à-dire le genre de spectacle, fait-il la différence ?
Cette dichotomie, qui suppose que l’arène immersive dissout davantage le sujet-spectateur que l’éventail frontal, est très intéressante et opérante, mais nécessite d’être nuancée selon les contextes, les projets et les usages. Il faut d’abord préciser que la « massification » induite par l’arène n’est pas uniquement négative. Elle est même défendue par d’éminentes personnalités du théâtre, je pense par exemple au metteur en scène Max Reinhardt, qui fait plancher à son époque un nombre considérable d’architectes sur de très grandes jauges et une scène misant sur des décors en volume. Toutefois, lorsque des régimes incitent à de grands dispositifs de masse, il faut reconnaître que le modèle de l’arène s’impose souvent : les architectes se réfèrent au Colisée romain, à son échelle démesurée, et à cette géométrie si particulière où la masse humaine entoure le spectacle tout en observant l’ensemble du peuple. Scène centrale et scène frontale engendrent des dramaturgies et des spectacularités très différentes.

L’architecture des théâtres pose la question de la place du symbolique et de son rôle dans la constitution du collectif. Face au constat du recul du symbolique (montée du radicalisme religieux, toute-puissance de la doxa néoconservatrice) les théâtres ont-ils encore un rôle à jouer ?
Les théâtres ont sans aucun doute un rôle à jouer, et cette question sera d’ailleurs au cœur de la rencontre « Place du théâtre, forme de la ville » organisée à Nantes par Marcel Freydefont, en relation avec l’exposition. Je pense que le lieu théâtral est un dispositif assez unique en son genre pour mettre cette question du symbolique et du collectif en tension dans l’espace, de manière vivante et perpétuellement renouvelée. Or, si de nombreuses tendances de la consommation de la culture, à l’heure de sa dématérialisation par l’internet et la persistance de la télévision, concurrencent le théâtre, aucune n’offre un dispositif véritablement comparable. C’est sans doute pour cette raison que, périodiquement dans l’histoire, les pratiques théâtrales, après avoir disqualifié leurs lieux dédiés pour expérimenter de nouveaux espaces, y reviennent.

Yann Rocher est architecte et coresponsable du département Art Architecture Politique de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Malaquais.

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