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La paysagiste grecque Aspasia Kouzoupi repense à partir des revêtements la place du paysage dans un appartement athénien

Publikationsdatum
03-06-2015
Revision
21-10-2015

La relation entre certains motifs géométriques et la réflexion est établie depuis bien longtemps. La céramique islamique a donné de très beaux exemples d’environnements propices au recueillement. Elle a su créer un art capable de faire interagir les facultés optiques et intellectuelles. Cet usage de l’ornement, à la fois savant et abstrait, va connaître un essor dans la péninsule Ibérique. Il va perdurer après le retrait des Arabes et s’étendre avec l’empire colonial hispanique. L’architecture mentale des récits de l’auteur argentin Borges doit probablement quelque chose à ces géomètres de la pensée qu’étaient les carreleurs maures. 

Toute proportion gardée, l’appartement du Falère, près d’Athènes, aménagé par Aspasia Kouzoupi, témoigne d’une même disposition à faire interagir trois entités distinctes : l’espace domestique, l’introspection et le paysage environnant. Il fait partie de ces rares occurrences où le concept initial n’a pas été altéré par des compromis liés à sa mise en œuvre. Cela car il appartient à cette catégorie hors normes des espaces conçus par des architectes pour leur propre usage. 

Quel fut l’enjeu de la reconfiguration de cet appartement avec vue sur la mer, au dernier étage d’un immeuble bourgeois des années 1970 ? Rien de moins que de créer un contrepoint optique au panorama marin, par un jeu de composition de surfaces carrelées. 

Pour comprendre le cheminement qui mène à ce résultat, il faut commencer par l’identité de l’architecte et son travail de paysagiste, formée notamment auprès de Christophe Girot, à l’EPFZ. En collaboration avec sa mère, la plasticienne Nella Golanga, Aspasia Kouzoupi a fourni au cours des quinze dernières années de nombreux exemples d’une approche critique de l’aménagement paysager, notamment par sa façon décomplexée de travailler des environnements difficiles comme les abords autoroutiers, d’anciennes carrières ou encore un site archéologique délaissé. Leur travail témoigne d’une envie de rompre avec certains usages pour envisager les no man’s land de l’urbanisme moderne comme des lieux à part entière. 

Cette disposition critique et expérimentale se retrouve dans ce travail de composition qui consiste à mettre en dialogue un intérieur avec le paysage qui le pénètre. Pour Kouzoupi, le paysage n’est pas juste une interface à contempler. C’est une réalité qui impose ses règles et structure l’espace à partir duquel il est perçu. L’intérieur ne peut que s’adapter à cette réalité. 

Aspasia Kouzoupi a utilisé des carreaux en ciment colorés. Elle a retrouvé un artisan qui fabriquait encore un modèle tout à fait courant des années 1930, puis a travaillé sur les motifs et la coloration. Elle a traité avec le même matériau les sols et certaines parois verticales.

La composition, jouant en trompe-l’œil avec des formes cubiques, ne va pas sans évoquer les brise-lames qui matérialisent la séparation entre terre et mer sur les parties urbaines de la côte : faits de blocs de béton, ils opposent eux aussi une forme statique à la mobilité perpétuelle de la mer. Loin de toute figuration, cette composition abstraite est pensée comme une construction optique visant à répondre à cette autre construction qu’est le paysage.

Aspasia Kouzoupi livre sa propre interprétation de cette confrontation symbolique : elle fait état d’une illusion d’optique capable de mettre en mouvement la perception et d’entrer en dialogue avec la vue sur la mer. A ce polyptyque en perpétuelle mutation (manifold1), elle oppose des compositions statiques, qui se mettent en mouvement avec le déplacement de l’observateur.

Concrètement, sa proposition constitue un espace capable de recevoir le paysage. Au lieu de le cantonner à un cadre (la fenêtre, la baie vitrée), son approche vise à transformer la pièce entière en dispositif optique. L’intérêt de ce travail serait peut-être de repenser de fond en comble l’objet « pièce avec vue » à partir d’une redéfinition de la perception paysagère. A l’heure de la multiplication des interfaces numériques et de la banalisation des paysages archétypaux, elle choisit de structurer l’intérieur à partir de ce qui se donne à voir, au loin. 

Son usage méta-ornemental du carrelage, à la fois abstrait et capable d’articuler des concepts sur un plan cognitif, arrache le paysage au rôle statique auquel il est souvent cantonné, pour en faire un élément structurant de l’environnement domestique. Il n’est pas exagéré de voir dans ce travail un renversement des équilibres et des hiérarchies qui déterminent depuis des décennies la place de la vue dans l’appartement bourgeois. Admirée, mais tenue à l’écart, la belle vue est le plus souvent cernée dans un tableau, stérilisée. Les rares exceptions à cette bienséance de la perception hantent la mythologie architecturale et cinématographique. 

Le rôle tenu par le paysage dans Le Mépris de Godard illustre cette idée d’une intrusion de la vue dans l’espace domestique. A la villa Malaparte, le paysage, tragique par ses excès, envahit l’espace filmé et dicte leur conduite aux protagonistes. Le travail de Kouzoupi sur les parois intérieures de l’appartement a cela de radical qu’il fait lui aussi exploser les cadres conventionnels de la perception. Ici, la vue investit et reconfigure l’espace domestique sans égard pour l’ordre ou l’équilibre. Les choses débordent, au sens propre et au sens figuré.

 

Note

1. Le terme manifold (variété) désigne en géométrie la traduction dans un espace topologique euclidien d’une forme non euclidienne. La représentation de la planète (sphérique) sur un plan est un manifold. Cette formulation est tirée de sa recherche doctorale sur la traduction du paysage dans le récit homérique.

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