Nos vies de A à B

J’habite ici, mais je travaille là-bas
Je travaille ici, mais je crèche là-bas
Plus je m’éloigne, plus je me rapproche
J’ai transformé la région en un mouchoir de poche
Nous pendulons au quotidien
Penduler, c’est notre chemin

Publikationsdatum
12-10-2016
Revision
13-10-2016

Souvenons-nous. Depuis quatre décennies, après chaque crise pétrolière, à chaque effondrement boursier, les politiques nous ont expliqué que le boulot « à la papa » situé à moins de trois kilomètres de son domicile, c’était fini. « Soyez souples, citoyens ! Il faut chercher le travail là où il est. Si une entreprise embauche à soixante kilomètres de chez vous, alors vous parcourrez chaque jour cent vingt kilomètres. » 
Nous avons obéi. Appris. Transformé nos vies.
Désormais, nous bouffons des kilomètres. En voiture et en train. Nous quittons la maison à 6 h 30; nous regagnons la maison à 19 h 00. Nos enfants ne nous appartiennent plus. Le peuple pendulaire passe plus d’un dixième de sa vie avec des inconnus dans un wagon, épaule contre épaule. A lire le même journal en 20 minutes. A consulter son réseau social préféré sur son smartphoneOu alors, nous avançons sur une autoroute, pare-chocs contre pare-chocs. 
Les Anglais ont une expression pour décrire ces foules qui nous éloignent les uns des autres: alone together. Nous, le peuple de pendulaires, vivons seuls ensemble.
Pour suivre le mouvement, les gares se sont métamorphosées. D’abord, les salles d’attente sont mortes. Car un peuple en transhumance perpétuelle n’attend plus. Ensuite, du quatrième sous-sol au grenier, les centres commerciaux ont ouvert leurs portes coulissantes: boulangeries, sandwicheries, bretzel shop, tea shop, coffee shop, épiceries bio. Tout un monde pour nous nourrir à la sauvette. 
Et maintenant, place aux insultes. 
Nous sommes des sales cochons. Notre mode de vie pollue le ciel. Nous fatiguons les trains. Nous vieillissons les gares. Nous créons des bouchons sur les autoroutes. Nous fissurons le bitume. Nous, le peuple pendulaire, sommes une nuisance pire qu’un nuage de sauterelles. 
Donnez-nous un boulot que nous pouvons rejoindre à vélo et nous ne mettrons les pieds dans un train que pour nous balader le dimanche! Donnez-nous des clients qui habitent miraculeusement à dix minutes à pied de notre domicile et nous ne prendrons notre voiture que pour passer un week-end à la montagne!
Pourquoi ne nous révoltons-nous pas? Pourquoi le million et demi d’usagers transportés par train chaque jour ne refuse-t-il pas de payer? La raison en est simple. Nous sommes incapables de nous unir. Nous nous détestons. Chaque matin, c’est la guerre civile. Nous sommes prêts à nous entretuer pour la dernière place assise entre Lausanne et Genève. Et bien sûr, nous haïssons le conducteur qui a perdu le contrôle de son Opel et a provoqué un bouchon de trois kilomètres entre Berne et Bümpliz Nord. 
Quand on y réfléchit, la pire chose qui puisse arriver à une compagnie ferroviaire n’est-elle pas l’absence de clients? Et bien non: la surabondance menace plus sûrement encore de la ruiner. Ne cherchons pas à comprendre ; payons. 
Nous habitons à A et travaillons à B. Nos vies de A à B. 

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