L'é­tat d'ur­gence, brè­ve his­toire

En France, l’état d’urgence a déjà une longue histoire

Publikationsdatum
30-08-2017
Revision
02-09-2017

La prorogation de l’état d’urgence en France, jeudi 6 juillet 2017, constitue la sixième prolongation de ce régime d’exception depuis sa déclaration initiale, le soir des attentats meurtriers du 13 novembre 2015 à Paris. Les habitants des grandes villes françaises, habitués à croiser des soldats armés dans les gares, les aéroports ou devant les synagogues, avaient alors assisté impuissants à un déploiement encore plus important de soldats et de policiers armés dans les rues.
Celles et ceux dont l’expérience de cet état d’exception se résume uniquement à la vue inquiétante de militaires armés ne sont pas les véritables victimes de l’état d’urgence. Au printemps 2016, les manifestants de Nuit Debout ont pu avoir un aperçu de ce que la plus grande latitude donnée aux forces de police signifiait. Mais ceux qui ont vécu la pleine violence de cet état d’exception sont les migrants de Paris et de Calais, dont les habitations de fortune ont été détruites, ainsi que plusieurs milliers de musulmans qui ont subi des fouilles, parfois violentes, de leurs habitations, leur lieux de travail ou de prière.
Afin de comprendre la manière dont ce régime d’exception opère, il est bon d’en retracer l’histoire. L’état d’urgence fut élaboré en 1955 au début de la révolution algérienne afin de contrer le soulèvement de décolonisation. Cette première application du régime d’exception a posé les bases administratives et légales des pouvoirs spéciaux qui, en 1957, permettront à l’armée française de vider des villages entiers et de reloger de force leurs habitants dans des camps (lire «Guerre et planification territoriale», Tracés n° 08/2017).
Le deuxième état d’urgence (1961-1962), bien que décrété en France et en Algérie pour pallier au risque de coup d’Etat des officiers militaires français, prendra pour cible les Algériens vivant à Paris. La répression violente de manifestations pacifistes se fera sur ordre de l’ancien préfet de Constantine devenu préfet de la Seine, le tragiquement célèbre Maurice Papon. Le 5 octobre 1961, celui-ci décrète un couvre-feu uniquement pour les personnes algériennes. Lorsque le FLN organise une manifestation massive en réaction à son application le 17 octobre, c’est le massacre. Plus de 10 000 manifestants sont arrêtés et plusieurs dizaines (entre 150 et 200) sont tuées par balles, par matraquage ou jetées des ponts parisiens dans la Seine.
Pendant les vingt-trois ans qui suivirent 1962, l’état d’urgence ne fut plus en vigueur, mais c’est toujours l’histoire coloniale de la France qui le fera revenir lorsqu’en 1985, l’une des deux figures du mouvement indépendantiste Kanak en Nouvelle Calédonie, Eloi Machoro, est tué par des gendarmes français. Le gouvernement Mitterrand déclare alors l’état d’urgence pour contrer la révolte qui s’en suit. En 2005, c’est une autre révolte qui se voit opposée le régime d’exception : celle des banlieues des grandes villes françaises, après les provocations verbales et politiques du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, ainsi que la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, suite à une poursuite illégitime de police. L’état d’urgence fut appliqué aux seuls quartiers défavorisés, héritiers forcés de la ségrégation coloniale.
L’environnement bâti est fortement affecté par les pratiques policières et militaires de l’état d’urgence: des portes sont défoncées, des ponts sont bloqués, des immeubles sont assaillis, des quartiers sont bouclés, etc. Des camps de regroupement en Algérie (1955) aux murs mobiles et check-points des manifestations contre la Loi Travail (2014), une architecture naît également du régime d’exception. Tout comme le gouvernement Macron s’apprête à faire de l’exception une règle en transférant les mesures de l’état d’urgence dans le droit commun, la normalisation des mesures sécuritaires passe nécessairement par une cristallisation de leur logique dans l’architecture. Il revient aux architectes de l’accepter ou non.

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