L'or­phe­li­nat d'Al­do van Eyck. De la ré­cep­ti­on de l'o­eu­vre à la genè­se du pro­jet

Polémique et acerbe, l’ouvrage de Raphaël Labrunye sur l’orphelinat d’Aldo van Eyck fait partie de ces livres qui prétendent escamoter, sous l’apparence d’une scientificité irréprochable, de véritables partis pris idéologiques. A quoi bon s’attaquer, plus d’un demi-siècle après son inauguration, au bâtiment-manifeste du structuralisme en architecture?

Publikationsdatum
27-04-2016
Revision
29-04-2016

L’art de transformer une thèse de doctorat en ouvrage concis comporte des risques, le principal étant d’accentuer certains contresens sous l’effet de la synthèse. Si Raphaël Labrunye réussit plutôt bien à rendre lisible celle qu’il a soutenue en 2009, il échoue immanquablement à justifier les opinions partisanes qui la fondent.

Sa charge contre un bâtiment emblématique de la seconde moitié du 20e siècle se veut savante, concertée et systématique. Elle commence par s’attaquer au traitement médiatique réservé à ce bâtiment placé dès le départ au cœur d’un mouvement de renouveau de l’architecture moderne. L’orphelinat d’Aldo van Eyck sera une réalisation charnière dans la remise en question de la charte d’Athènes par le groupe TEAM 10, une constellation d’architectes déterminés à en découdre avec l’establishment de la fabrique urbaine. Après avoir étayé l’idée d’une instrumentalisation de l’orphelinat à des fins médiatiques, Labrunye s’attaque aux historiens. L’analyse critique qui, pendant ces cinquante dernières années, n’a cessé d’y voir un édifice remarquable fut aussi aveugle que les journalistes et les essayistes de la première heure, bernés pour la plupart par la vue aérienne qui donne à voir une organisation modulaire illusoire. Ils se sont tous trompés. Frampton, Zevi, Koolhaas, les Smithson et même Candilis, tous ont cru y voir un aménagement basé sur la multiplication de cellules standard. Seul Labrunye a vu clair sur ce point: van Eyck est un imposteur, et l’organisation systémique n’est qu’une apparence.

Nous arrivons ainsi, après deux chapitres implacables, à ce qui cristallise aux yeux de l’auteur la preuve irréfutable d’une supercherie : le fait que l’orphelinat construit en 1962 ne soit qu’en apparence un bâtiment modulaire. L’image qui a fait le tour du monde serait donc trompeuse: van Eyck n’aurait construit qu’un vulgaire bâtiment unitaire, déguisé en structure modulaire.

Le point culminant de l’attaque est un moment de grande théâtralité: l’édifice théorique érigé autour de l’orphelinat s’effondre en grand fracas une fois dévoilées certaines incohérences tectoniques. La modularité concerne la toiture et non le corps du bâtiment, déterminé par son usage, et non par le strict respect d’un mode constructif répétitif et standardisé. La régularité de la trame ne serait qu’un décor, accentué par des colonnes superficielles et des architraves surdimensionnées.

Que Labrunye prenne le soin d’exposer le contre-argument qui répond à ses accusations – à savoir l’écart qu’il peut y avoir entre une conception architecturale et sa matérialisation – n’est d’aucune aide. S’il mentionne les recherches de Simonnet1 en guise d’antithèse, il le fait de façon studieuse et sans en tirer aucunement les conséquences théoriques, afin qu’on ne puisse pas lui reprocher de ne pas avoir été exhaustif. Pourtant cette idée suffit à rendre son argumentation parfaitement spécieuse ; elle aurait dû l’amener à considérer la prééminence du symbolique et à déclarer toute quête de littéralité tectonique vaine et illusoire.

Le concept de chien n’aboie peut-être pas selon Spinoza, mais un concept en architecture peut constituer un acte. C’est elle qui détermine en dernière instance et non l’inverse. L’exigence d’une adéquation parfaite entre un concept et sa restitution tectonique devient pour le coup la seule à être tout à la fois chimérique et dogmatique; une obsession névrotique qui n’existe que dans l’imagination de son auteur.

Une réalisation peut parfaitement aspirer à matérialiser un concept sans être pour autant, dans tous ses aspects, déterminée par ce dernier. Il lui suffit de l’exprimer pour qu’elle puisse légitimement s’y référer. Une modularité affichée n’est pas moins opérationnelle que si elle avait été effective. Si l’architecture ment, c’est que la vérité de ce qu’elle déploie peut se trouver au-delà de l’adéquation littérale entre l’idée et sa matérialisation tectonique.

La vérité peut être d’ordre symbolique, pédagogique et surtout politique. Ces trois aspects ne sont pas moins architecturaux que la vérité tectonique. Que l’orphelinat de van Eyck ne soit pas techniquement modulaire est sans importance. Le fait qu’il le soit iconiquement suffit largement à légitimer sa place dans l’histoire.

La fonction du bâtiment – servir de lieu de vie à des enfants – aurait pu apparaître à l’auteur comme une raison suffisant à «légitimer» l’interprétation qui en a été faite. La structuration géométrique est avant tout un dispositif d’apprentissage visuel et spatial pour ces jeunes usagers. La quête de Labrunye, celle d’une rationalité structurelle introuvable, resplendit alors pour ce qu’elle est : dans le meilleur des cas un manque de discernement puéril, dans le pire des cas l’effet d’un véritable acharnement idéologique. 


Note

1. Cyrille Simmonet, L’architecture ou la fiction constructive, Editions de la passion, Paris, 2001

L'orphelinat d'Aldo van Eyck. De la réception de l'oeuvre à la genèse du projet

 

Raphaël Labrunye
Collection vuesDensemble, MētisPresses, Genève, 2016
CHF 35.–

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