L’in­ven­tai­re mé­tho­di­que d’une dé­vas­ta­ti­on

La science au service de la destruction

«Hier c’était des lapins. Aujourd’hui c’est des Japonais.» Masao Tzuzuki, Directeur du conseil national de recherches japonais, en tête de la première équipe de scientifiques envoyée à Hiroshima.

Publikationsdatum
31-01-2012
Revision
01-09-2015

Ground Zero. Si le terme est de plus en plus lié à la destruction du World Trade Center, son origine est toute autre. Il désigne le point d’impact d’une explosion nucléaire et le centre des cercles concentriques permettant d’en évaluer la puissance destructrice. 
L’exposition Hiroshima-Ground Zero qui s’est tenue en 2011 à l’ICP (International Center of Photography) à New-York, éclaircit une page sombre de l’histoire récente des Etats-Unis. En s’appuyant sur l’archive raisonnée des dégâts matériels causés par l’explosion atomique à Hiroshima, le projet apporte une nouvelle lecture du bombardement nucléaire du Japon en août 1945.
Le caractère ambivalent de ces images inédites est au cœur du propos de l’exposition. En effet, elles vont servir tant à l’élaboration de stratégies de protection civile qu’à développer et perfectionner les armes nucléaires. Ces archives déclassées, reprises dans le catalogue publié chez Steidl, tentent de quantifier l’inimaginable : la pulvérisation instantanée
d’une ville.
C’est en septembre 1945, quelques semaines seulement après l’attaque, que la mission de plus de 1150 civils et militaires entame son fastidieux travail dans ce qui reste de Hiroshima. Composée de photographes, d’ingénieurs, de  physiciens et de médecins, l’équipe observe, teste, mesure et s’efforce de comprendre les conséquences d’une explosion nucléaire à partir des ruines laissées derrière elle.
La bombe était une énigme même pour ceux qui venaient de s’en servir. Elle venait d’être testée dans le désert du Nouveau-Mexique, trois semaines seulement avant son utilisation à Hiroshima et Nagasaki. Si la nature dévastatrice d’une explosion nucléaire ne faisait aucun doute, personne ne savait précisément quelles étaient les modalités exactes de son action, ni la durée de la contamination des lieux. En 1945, les scientifiques américains sur place doutaient encore de la nocivité des retombées radioactives. Cette archive est donc une toute première tentative de mesurer avec précision les effets d’une arme nouvelle.
Procédant par cercles concentriques, les équipes dressent un premier bilan technique de l’attaque. Si l’absence d’habitants confère à ces clichés une certaine froideur laborantine, elle permet aussi de graduer la puissance exterminatrice de l’explosion.
Cette étude ne sera que la première de toute une série d’expérimentations qui essayeront, dans les années 1950, de perfectionner l’arsenal nucléaire. Rapidement, l’engouement américain pour la nouvelle arme va se transformer en hantise. Ce qui s’était produit à Hiroshima ne pouvait-il pas avoir lieu ailleurs ? La peur d’une attaque nucléaire soviétique va prendre dans certains cas des allures de psychose collective. Il s’agit là d’une hantise rarement traitée frontalement (il y a peu de films commerciaux sur l’hypothèse d’une catastrophe nucléaire dans les années 1950 et 1960), mais qui va marquer durablement les esprits. Le développement de la bombe H, beaucoup plus puissante, va progressivement décrédibiliser l’hypothèse d’un usage nucléaire limité : la bombe devient synonyme de destruction totale. 

« Ne pas créer plus d’ouvertures, que le strict nécessaire »

Malgré la certitude qu’une guerre nucléaire serait dévastatrice pour l’ensemble de l’humanité, des groupes de réflexion s’efforcent de proposer des stratégies de protection. Des associations qui ont pour mission de sensibiliser les ingénieurs et les architectes, aux lobbies qui défendent l’architecture souterraine (En France, le Groupe d’Etudes et de Coordination de l’Urbanisme Souterrain milite pour la création de grandes infrastructures souterraines. Son influence aurait été déterminante dans la destruction des Halles de Paris et leur remplacement par l’actuel centre commercial souterrain), l’effet de la bombe dans l’urbanisme d’après guerre dépasse largement son périmètre de destruction. La peur du nucléaire aurait été déterminante pour le développement des villes américaines, dans la seconde moitié du 20?e siècle. 

Les années 1950 vont voir se succéder plusieurs stratégies de protection civile. Les premières campagnes ont tendance à sous-estimer les risques : elles s’obstinent à traiter l’explosion nucléaire comme une très grande explosion conventionnelle. Progressivement, la recherche et les nombreux essais vont rendre évidentes les conséquences sanitaires des retombées radioactives. La protection civile va donc progressivement mettre l’accent sur la nécessité d’abris spécifiques. Malgré cette prise de conscience, les Etats-Unis vont cependant s’abstenir de se lancer dans un programme d’abris nucléaires nationaux. A l’abri collectif (trop communiste), ils privilégient l’abri familial aménagé dans la cave de la maison. 
Le développement des missiles balistiques va bientôt faire disparaître les derniers espoirs d’une quelconque stratégie salvatrice applicable entre le déclenchement de l’attaque et l’explosion. Si les escadrons porteurs d’engins nucléaires censés venir du pôle nord avaient besoin de plusieurs heures pour atteindre leur cible, un missile balistique peut le faire en moins de quinze minutes.
Face à la certitude que la cible coïncide avec les centres des grandes villes, et certaine qu’une évacuation massive est impossible, la société américaine va se tourner vers des modèles urbains moins vulnérables. Au centre de la ville dense, susceptible d’être attaqué, l’Américain moyen préfère sa banlieue résidentielle. Ce raisonnement séduit également les planificateurs : plus une ville est étalée, moins sa destruction sera totale. La suburbia qui s’étend sur des dizaines kilomètres, va devenir la garantie d’une relève après l’armageddon.

Hiroshima, terrain d’essai

Les séries d’archives de l’USSBS (United States Strategic Bombing Survey) dévoilent un des aspects les plus inquiétants de cette catastrophe humaine : sa dimension expérimentale. Aux deux thèses qui prévalaient jusqu’à présent pour justifier l’attaque, à savoir, écourter la guerre et envoyer un message clair aux Soviétiques, l’ouvrage en ajoute une troisième : celle de l’essai scientifique à grande échelle. L’état-major se serait servi d’un conflit sur le point d’être gagné, pour tester sur une vraie ville sa nouvelle arme secrète. Si les images et les commentaires des techniciens sur l’impact de l’explosion laissent pressentir cette thèse, l’article de John W. Dower la confirme indéniablement.
La destruction massive et planifiée des villes japonaises à partir de mars 1945 par les escadrons de B-29 du général Curtis épargnait certains sites. Au cours de cette campagne qui annihila les 66 plus grandes villes du pays, la consigne fut de préserver certaines agglomérations. Kyoto, Hiroshima et Nagasaki demeureront indemnes dans ce qui est connu comme la plus violente campagne de destruction aérienne jamais lancée. Elles sont en effet destinées à un autre feu. Une explosion nucléaire dans une ville à moitié détruite n’aurait pas permis d’en mesurer l’impact. La cible de la nouvelle arme devait être intacte. Toujours selon Dower, une des principales hantises des stratèges américains aurait été que le Japon ne se rende avant qu’ils n’aient pu utiliser la bombe. 

Cible légitime

Qu’il n’y ait pas eu de réticences quant à l’utilisation d’une arme de destruction massive sur des civils ne surprend pas : pris dans la ferveur de l’effort de guerre, et fascinés par le « gadget » (un des nombreux noms codifiés de la bombe) qu’ils venaient de créer, les responsables du programme ne pouvaient qu’aller de l’avant. 
Dans ce contexte de guerre totale, savoir si la cible devait être militaire ou civile n’était plus qu’une question rhétorique. Les habitants des villes étaient devenus, au même titre que les militaires, des cibles légitimes. Les archives du terrain d’essai de Dugway attestent de cette volonté de pointer l’arme sur les familles des combattants plutôt que sur les combattants eux-mêmes. Ces expériences qui se déroulent à partir de 1943, visent à tester la résistance des constructions allemandes et japonaises aux différents types de bombardements. Plusieurs immeubles ont été construits et bombardés dans le désert de l’Utah avant le déclenchement des bombardements meurtriers sur les deux puissances de l’Axe. L’Allemagne nazie et le Japon impérial seront vaincus tant par la destruction de leurs forces armées que par l’annihilation de leurs villes.
Aux réticences justifiées quant à la légitimité des bombardements stratégiques, s’ajoute à présent la certitude que l’infrastructure civile a bien été prise pour cible. Ces essais ont permis d’augmenter l’efficacité des engins explosifs et incendiaires, en les paramétrant sur le type de construction qu’ils devaient détruire. A la différence des bombardements conventionnels, les deux explosions nucléaires de l’été 45 n’ont pas vraiment pu être testées avant leur utilisation. 
Le rapprochement des images de l’USSBS et de celles des villages allemands et japonais des terrains d’essai de Dugway fait ressortir ce que ces deux archives ont d’insoutenable : que la destruction massive de civils ait pu faire l’objet d’une planification scientifique. Un travail d’ajustement préparatoire pour les bombes incendiaires, et une quantification a posteriori pour la bombe nucléaire. Bien plus que les images de souffrance humaine, censées émouvoir, ces preuves d’une préparation minutieuse incriminent ceux qui en sont les commanditaires, et défient notre sens de l’humanité