Les Hal­les de Pa­ris, chan­tier per­pé­tuel

Au cours des deux derniers siècles, le quartier des Halles n’a cessé de changer. Ses transformations successives seraient-elles le signe d’une incapacité de l’architecture à prévoir les mutations que prescrit la centralité de l’équipement?

Publikationsdatum
20-09-2012
Revision
01-09-2015

Du marché central de la ville du 12e siècle au croisement principal des déplacements de celle du 21e, les Halles sont restées le cœur effectif de la ville. Mais la centralité semble aller de pair avec une sorte de malédiction du chantier perpétuel. Le centre d’une grande ville peut difficilement s’arrêter dans une forme définitive; quand il ne peut pas évoluer, il migre. Paris a choisi de le maintenir à la même place, d’où peut-être ce besoin de le reconfigurer quelques décennies seulement après sa dernière grande transformation.
Comme pour contrebalancer la supercherie que constitue l’appellation «forum» pour ce qui n’est rien de plus qu’un centre commercial, des dizaines de débats publics se déroulent actuellement sur la toile. Des forums, réels pour le coup, se créent autour des interrogations que suscite le projet. Certains tournent autour de la ville et son histoire, d’autres s’attaquent aux difficultés techniques du chantier. Au cœur des questionnements se trouve la Canopée, le nouveau bâtiment en cours de construction. L’espace couvert sera-t-il trop exposé au vent? Le toit percé abritera-t-il de la pluie ? Y a-t-il un risque d’oscillation de la toiture? 
Si le sujet passionne et enflamme, c’est surtout parce que les Parisiens redoutent de revivre le traumatisme de l’aménagement des années 70. La démolition des pavillons Baltard et ce qui s’ensuivit demeure dans la mémoire collective comme l’un des plus grands fiascos de l’urbanisme moderne. Un échec qui contraste avec la réussite du Centre Pompidou. Contrairement à ce dernier, qui s’intègre à la ville en s’y opposant, les Halles de Vasconi et Willerval tentent de se dissimuler derrière des parois vitrées : elles ne parviennent ni à s’intégrer, ni à s’ériger en signe distinct. 
C’est en 1968 que la décision est prise de démolir le marché couvert désaffecté pour y construire une gare souterraine, reliant au cœur de la ville les lignes ferroviaires qui la desservent sans la traverser. C’est la naissance du RER, et le sort du forum y est lié. On prévoit par ailleurs un vaste projet de développement, tant du site, entièrement piétonnisé, que des quartiers environnants. Le conflit ouvert entre la Ville et l’Etat sur la forme finale de l’aménagement aboutira, dix années plus tard, à l’inauguration d’un ensemble présenté comme le choix personnel de Jacques Chirac: un vaste forum souterrain cerné d’une construction réfléchissante de Jean Willerval qui pastiche la volumétrie et les portiques des anciennes Halles. L’aveuglement des planificateurs de l’époque, qui s’imaginent pouvoir y implanter des équipements de luxe, n’a d’égal que la paranoïa latente du GECUS1, l’institution qui milite pour la création d’une ville souterraine. On est en pleine guerre froide, et enterrer la ville semble judicieux pour prévenir des conséquences d’une attaque nucléaire.
15 ans après la finalisation du vaste réaménagement, la ville décide de tout reconfigurer. L’équipement a vieilli et son succès n’est dû qu’à son rôle central dans l’orchestration des déplacements franciliens.
Le concours de 2001 va aboutir, après de longs débats, à la sélection du plan Mangin. C’est Bertrand Delanoë qui va trancher en faisant ce choix, contre l’avis des professionnels qui plébiscitent majoritairement la proposition de Rem Koolhaas. Un deuxième concours est lancé, cette fois-ci pour le carreau, c’est-à-dire le bâtiment qui va remplacer le bâtiment de Willerval, rue Rambuteau et rue Pierre Lescot. Patrick Berger et Jacques Anziutti l’emportent avec un projet dans l’air du temps: un toit en forme de feuille pour abriter le forum. 
Le projet tel qu’il se présente aujourd’hui semble conscient des enjeux qu’il va devoir affronter: refaire un bâtiment emblématique, porteur de la technicité constructive française, sans modifier le délicat équilibre entre bailleur privé et pouvoir public, et surtout sans gêner le fonctionnement de la gare et du centre commercial.
Berger et Anziutti proposent une structure en acier et en verre, qui renoue discrètement avec l’architecture métallique du 19e siècle. Son toit translucide, avec des portées de 90 mètres, laisse passer l’air mais pas la pluie. Il est structuré par des ventelles, de grandes fentes qui aèrent et abritent à la fois. Par la complexité de leur structure, les architectes s’efforcent de pallier le manque d’audace des commanditaires, trop attentifs aux intérêts du bailleur privé. La Ville s’est avérée incapable d’imposer certaines modifications importantes mais nécessaires pour l’amélioration du site.
Cette fois-ci le sort des Halles s’est donc joué entre une instance publique et une instance privée: Unibail est le premier groupe européen d’immobilier commercial.
Compte tenu des sommes engagées (2/3 d’argent public contre 1/3 d’argent privé), l’esprit conciliateur dont fait preuve le programme de reconversion peut être considéré comme une défaite. Les grandes enseignes ne devront pas être gênées pendant la durée des travaux. Aux Halles, sous la dalle en pleine mutation c’est business as usual. Quant au flux de voyageurs, il va devoir en partie irriguer les galeries commerciales. Pour le demi milliard d’euros qu’elle y dépense (si ce n’est déjà plus), la Ville de Paris aurait pu exiger plus et mieux. Elle n’aura au final qu’une version relookée de ce qui existe déjà.

Ce qui change et ce qui ne change pas

La rénovation des Halles prévoit une amélioration des conditions de transit des centaines de milliers de voyageurs qui l’empruntent. Si le geste fort – qui aurait consisté à reconfigurer radicalement l’espace souterrain  – n’a pas lieu, le projet s’efforce d’apporter certaines améliorations à l’existant. L’agrandissement et la rationalisation de la plateforme de transport, l’ouverture d’une nouvelle sortie directe vers le sud du forum et la suppression d’une partie non négligeable des accès de voirie souterraine constituent indéniablement une mise à jour de l’équipement. Mais ces interventions nécessaires pour un ensemble souterrain saturé ne suffiront pas à faire oublier les transactions financières complexes, pour ne pas dire opaques, entre la Ville et ses partenaires privés. 
D’après le journal Le Monde, plusieurs polémiques ont été déclenchées depuis le début du chantier: la première concerne le dépassement des coûts. Le 6 janvier, le Tribunal administratif de Paris a annulé un avenant au contrat du marché de la Canopée, au motif qu’il alourdissait le montant du contrat initial de 28 %. Si les dépassements de budget ne sont pas rares dans ce type de projets, il s’avère plus délicat dans le cas d’un partenariat public-privé. La cession de l’ensemble des Halles alors que le projet est en cours de reconstruction soulève des questions: Unibail et Axa viennent d’acquérir le centre commercial pour un montant de 238 millions d’euros. Unibail était déjà locataire du forum jusqu’en 2055. La transaction, qui permet d’amortir 30 % de l’investissement total de 802 millions d’euros du projet des Halles, a été dénoncée par les associations de riverains et certains élus de l’opposition. 
Le Centre Pompidou aura marqué son époque, tant par son inventivité constructive que par le caractère révolutionnaire de son programme. Penser différemment l’articulation de la création à l’information, de la culture à la pédagogie, de l’art à l’espace public, voilà les contributions majeures de Piano et Rogers. Aux Halles, ce qui finalement fait le plus défaut, c’est bien cette audace qui ose rompre avec les usages établis pour en inventer de nouveaux. Tout est fait pour ne pas bouleverser l’ordre des choses. 
Si Jacques Chirac, surnommé «le bulldozer», restera dans l’histoire comme l’un des responsables de la plus grande bourde architecturale du 20e siècle, Bertrand Delanoë risque de faire pire: n’est-il pas en train de rénover avec de l’argent public un centre commercial entièrement privé?

 

Note

 

1 Groupe d’études et de coordination de l’urbanisme souterrain. Pendant plusieurs décennies, ce groupe d’étude va exercer un lobbying intense pour développer des structures souterraines. Centres commerciaux enterrés, stations de RER surdimensionnées, parkings: ce réseau d’espaces souterrains était censé permettre à Paris de survivre en cas d’attaque nucléaire.  La Canopée en constructionL’achèvement de la démolition des pavillons Willerval cet été coïncide avec le début du montage de la Canopée. Le gigantesque chantier au cœur de Paris va atteindre jusqu’à la fin de l’année son rythme de croisière avec plus de 1 000 ouvriers présents sur place, quatre grues et une cité de chantier de plus de 450 bungalows repartis en six blocs différents.
La particularité du chantier, celle d’intervenir sur une dalle sous laquelle transitent 750 000 Parisiens, interdit toute erreur. Malgré le renforcement du toit pour supporter la nouvelle structure métallique, le choix a été fait d’acheminer sur la dalle les pièces de plus de neuf tonnes uniquement de nuit. Dans les prochains mois, c’est plus d’une centaine de poutres de ce gabarit qui vont devoir être assemblées sur le site. Les grandes portées de ce toit censé recouvrir l’intégralité du forum explique la taille et le poids de ces composants.

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