Le thé­ât­re bru­ta­lis­te d'Ham­ma­met

Retour sur le tout premier théâtre en plein air réalisé par l’Atelier d’architecture et d’urbanisme (AUA) entre 1962 et 1964: œuvre brutaliste, au positionnement populaire et à l’atmosphère antique.

Publikationsdatum
11-05-2016
Revision
24-05-2016

Au fil des dernières décennies, Hammamet a perdu de son aura pour n’évoquer plus guère qu’une ville trop usée par une industrie touristique vorace. Le long d’une banale route balnéaire, derrière un épais mur décrépi, on ne soupçonne pourtant pas l’existence d’un mythique jardin de la rive sud de la Méditerranée. Le verger ayant accueilli Paul Klee, Alberto Giacometti ou encore André Gide est toujours là. Sur un sol sablonneux et asséché, orangers, citronniers ou pêchers surplombent des lauriers roses, mimosas ou pélargoniums. Le Centre culturel international d’Hammamet était à l’origine le jardin luxueux de la villa de Georges Sébastian, un dandy roumain fortuné qui s’installa dans la cité balnéaire au début du 20e siècle. Quelques années après l’indépendance, le domaine a été repris par l’Etat tunisien pour le promouvoir en tant que fer de lance de la politique culturelle de la nation. Il fait alors appel aux architectes Paul Chemetov et Jean Deroche, ainsi qu’au scénographe René Allio pour construire un théâtre en plein air de 1100 places. Ce fut une rare expérience pour un espace théâtral d’un nouveau genre et un bel exemple d’une architecture brutaliste – qu’on se plaît à maltraiter en ces temps-ci1. Aujourd’hui, des «travaux» sont en cours, dont la nature reste floue.

Théâtre populaire

Dans la seconde moitié du 20e siècle, René Allio, compagnon de route des architectes de l’AUA, fut l’un des principaux acteurs de la mutation des dispositifs architecturaux du théâtre. Dans un contexte de redéfinition du théâtre comme lieu de la culture populaire dans la société, il a contribué à faire basculer l’organisation spatiale des salles à l’italienne, jugée trop « bourgeoise », vers des configurations voulues plus «populaires». Dans son ouvrage «Comment construire des théâtres», paru en 1959, Allio s’inspire fortement du projet de Théâtre Total de Walter Gropius qui projetait déjà en 1927 d’« entraîner le spectateur au centre de l’action scénique afin qu’il ne fasse qu’un avec l’espace où l’action se déroule»2. Allio reprend notamment la forme elliptique de l’utopie de Gropius, mais progressivement la configuration cruciforme disparaît au profit de plans de plus en plus décentrés, où les rapports entre scène et salle deviendraient à la fois moins dirigés que dans la salle à l’italienne et plus libres que dans le théâtre total de Gropius.

Les architectes du théâtre d’Hammamet décrivent leur projet comme une «coquille volontairement dissymétrique pour ne pas imposer au départ un axe préférentiel de jeu». Autour de l’orchestre central, les gradins se déploient en spirale et parcourent du nord à l’ouest des quarts de cercles concentriques. Au sud, la scène se prolonge par une terrasse qui s’ouvre vers la plage voisine et la mer. Dans une série de schémas intitulés «Variation Spectacle-Spectateurs», Allio étudie les possibilités de relations entre acteurs et spectateurs, mais aussi avec le paysage alentour. Ainsi, depuis les gradins, il démontre la possibilité de regarder vers les arbres à l’est, la médina d’Hammamet au sud-est ou encore la mer au sud. Les architectes, en positionnant les gradins par rapport à la scène et en fonction du paysage environnant, bousculent les paradigmes du dispositif scénique. Le fond de scène n’est plus un décor factice, mais le paysage. L’architecture n’est plus un simple contenant mais devient elle-même un «cadre à la fois neutre et suggestif».

Jean Duvignaud, membre de la revue Théâtre populaire décrit le projet d’Hammamet comme «la seule synthèse existant entre le théâtre grec et élisabéthain». La référence au théâtre «populaire» élisabéthain semble incontestable, tant l’engagement politique des membres de l’AUA était évident, qui plus est dans le contexte tunisien de l’après indépendance. L’analogie avec le théâtre grec se saisit in situ.

Théâtre grec

Au cours d’une conversation que j’ai menée avec un jardinier du lieu, celui-ci jure que la construction date de l’époque antique. Réfutant mes arguments, il me montre en guise de preuve la photo d’une mosaïque, incontestablement romaine, située sur le lieu du projet. La présence des vestiges d’une villa romaine s’explique simplement par sa mise à nu lors des fouilles du chantier dans les années 1960. Pourtant, il se dégage du théâtre une atmosphère atemporelle semblable à celle qu’on peut ressentir à Carthage, Dougga ou Pompéi.

Si la colonnade régulière formant le mur de fond de scène ou encore la forme circulaire de l’orchestre sont des dispositifs empruntés au vocabulaire antique, c’est surtout avec l’implantation et l’insertion de leur bâtiment que les architectes s’inscrivent dans l’héritage de l’architecture grecque. Libres de choisir le lieu du nouveau théâtre, les architectes implantent le centre de l’orchestre – et par extension de l’entièreté du théâtre – sur l’exact croisement de deux axes qui correspondent étrangement à un cardo et un decumanus. Depuis les allées du verger, trois escaliers permettent d’accéder en haut d’une dune de sable tapissée de cherbabou, cactée couramment répandue dans le lieu. Cinq autres escaliers permettent ensuite de distribuer le double volée de gradins. Comme les premiers amphithéâtres grecs ou puniques, le projet s’adosse à flanc de colline. Grâce à ce dispositif d’intégration dans la topographie, le bâtiment s’enfouit dans le relief naturel et annihile toute expression vers l’extérieur. N’ayant pas proprement de façade, le bâtiment se perçoit et se vit seulement depuis l’intérieur.

Le jardinier aurait-il vu juste? Si son erreur de datation est manifeste, son intuition architecturale n’était pas dénuée de clairvoyance. D’une certaine façon, le théâtre, avec son implantation et son insertion, renoue directement avec les typologies des théâtres antiques, précisément grecs. Pour les architectes du projet, l’atmosphère atemporelle qu’ils ont voulu insuffler à leur bâtiment n’est peut-être pas le fruit du hasard.

Architecture brutaliste

En 1962, lorsque Chemetov et Deroche sont appelés pour concevoir le projet, le contexte était déjà marqué par les contraintes des restrictions budgétaires et la cherté des produits d’importation. Ils choisissent alors de favoriser la construction avec des matériaux locaux et les techniques de préfabrication. La pierre est utilisée pour les parois porteuses et notamment le mur du fond de scène. Les gradins sont le résultat d’un ingénieux assemblage de deux éléments de béton préfabriqués. Les tours de projections sont réalisées en béton armé, brut de décoffrage. La terrasse dans le prolongement de la scène est badigeonnée en chaux blanche. Le bar, œuvre d’Annie Tribel, est réalisé en simples parpaings, également peints en blanc. Enfin, les loges situées sous le théâtre sont couvertes par des voûtes surbaissés en brique creuse apparente. La mise en œuvre artisanale «telle quelle», la frugalité dans les matériaux choisis et enfin la rugosité des surfaces, donnent à l’ensemble une expressivité « brute » renvoyant à certains projets dits «brutalistes» de Le Corbusier des années 1950 ou encore des architectes brutalistes anglais de la décennie suivante. Beaucoup, a posteriori, analysent le travail de l’AUA comme une forme de «brutalisme à la française»3

Lorsque j’interroge Paul Chemetov à propos de son projet du théâtre, l’architecte ne s’oppose pas au qualificatif de brutaliste. Mais, à raison, il ne s’en satisfait pas exclusivement. En effet, plus qu’une volonté d’expression stylistique, son projet de théâtre à Hammamet donne à voir la manifestation physique d’un processus de fabrication : l’architecture plutôt comme le produit d’un travail que le résultat d’un style. Mieux encore, l’architecte accepte spontanément la datation «grecque» de son projet par le jardinier. Enfin, le théâtre d’Hammamet peut tout autant être regardé comme une expérience résolument moderne dans la redéfinition du lieu théâtral, notamment avec l’apport de Allio. Le projet résonne ainsi de différentes façons. S’il est brutaliste dans l’expression de ses matériaux et sa mise en œuvre, il est aussi atemporel par son atmosphère antique, et profondément moderne dans son projet culturel.

Actuellement, le théâtre d’Hammamet est en cours de réhabilitation. Il en avait peut-être besoin après plusieurs années de manque d’entretien. La réfection des panneaux réflecteurs du mur de fond de scène, la restitution du béton ou encore la remise en service de la terrasse sont certainement nécessaires. Le projet des années 1960 est multiple: politique, architectural et aussi poétique. Espérons que le projet de réhabilitation en cours sache être mesuré.


Notes

1. Sur le modèle du théâtre d’Hammamet, Georges Loiseau et Jean Tribel réalisent entre 1964 et 1970 le théâtre départemental de Saint-Gilles-lesBains à La Réunion et en 1967, le théâtre de Djibouti. Lire Théâtre de Plein air, Saint Gilles, Jean Tribel, architecte, édition de l’Espérou, Montpellier, 2011.

2. Walter Gropius, «Le Théâtre total», in Scene, Bd 18, Berlin, 1928, p. 171.

3. Lire Une architecture de l’engagement, Jean-Louis Cohen et Vanessa Grossman, Ed, La Découverte, Paris, 2015, pp. 28-45, textes de Jacques Lucan et Vanessa Grossman.