Le temps ar­rêté à Saint-De­nis

Grâce à un projet d’archéologie préventive, la ville de Saint-Denis s’efforce de sensibiliser ses habitants à son passé. Un abri réalisé par 1024 architecture devient le repère d’une intervention qui renverse la perception habituelle du travail archéologique.

Publikationsdatum
30-10-2012
Revision
01-09-2015

Il n’y a pas que les habitations qui s’empilent dans les grandes agglomérations urbaines. La ville plurielle, traversée de milliers de réseaux, est un empilement tant spatial que temporel. Les époques aussi se superposent, apportant chacune ce qui lui est propre. Cette diversité historique, qui fait l’attrait des villes, a souvent été mise à mal. Chaque époque, en se réappropriant celles qui l’avaient précédée, opère un lissage sur ce dont elle hérite. C’est ainsi que l’ère baroque défigura le Moyen Age en y appliquant ses critères de beauté. A son tour, le néoclassicisme nia le baroque en corrigeant, au nom de l’uniformité, ses imperfections. Ainsi, l’évolution de toute ville historique peut être relue comme une succession de lissages: une perpétuelle négation des époques qui ont précédé. Face à cette violente réappropriation du passé par le présent, l’archéologie s’efforce de sauvegarder des échantillons caractéristiques. 
L’archéologue ordonne la suspension de cette mutation perpétuelle. Par son action, il instaure une trêve, une exception temporelle souvent décriée par les professionnels de la construction pour sa lenteur et l’intransigeance de ses décisions. C’est seulement après cette interruption que la matière archéologique va pouvoir être réintégrée dans le présent par sa muséification. La parenthèse archéologique serait dès lors ce temps, plus ou moins long, entre la non-existence de ce qui n’est pas encore découvert et son intégration à l’histoire. C’est précisément cette brèche, ce hors temps, entre le néant et la muséification que cherche à restituer l’opération de l’îlot Cygne, à Saint-Denis. 

Une fouille manifeste

Le caractère insolite de ce projet ne se cantonne pas à l’aspect extravagant de la bâche tendue qui recouvre le chantier. Ce qui se passe à l’intérieur est aussi novateur que l’emballage. Habituellement, la discrétion est la condition implicite de l’intervention archéologique : la fouille ne doit en aucun cas perturber le cours des choses. Elle se déroule le plus souvent loin des regards non avertis. La particularité de l’Unité d’archéologie de la ville de Saint-Denis (UASD) est peut-être d’avoir remis en question cette méthode. En conférant un caractère pédagogique à la fouille, l’UASD extrait le passé de son mutisme pour l’intégrer au débat sur le devenir de la ville. Doit-on rappeler l’importance historique de la ville de Saint-Denis, où furent enterrés la plupart des rois de France ? L’intérêt de cette action réside dans le fait qu’elle a lieu dans une zone dégradée, mais habitée (au nord de la Basilique). La fouille a pu déceler des couches successives d’aménagements qui remontent au 12e siècle. S’il est courant de voir les résultats d’une fouille archéologique déterminer l’aménagement d’une zone, il est plus rare de laisser un chantier archéologique prendre part à la fabrique de la ville en même temps qu’il se déroule. 
Ville métissée et populaire, Saint-Denis doit lutter contre sa réputation. Si ses trésors ne lui permettent pas de faire partie des pôles touristiques de la capitale, qu’ils puissent au moins lui servir à fédérer ses 86 000 habitants. Malmenée par l’industrialisation des deux derniers siècles, la ville tente de redécouvrir son passé prestigieux: c’est le pari, réussi, qui a été lancé au début des années 1980. 

L’îlot Cygne : une école en plein air

L’intervention à l’îlot Cygne serait la poursuite de ce lent décryptage de l’évolution millénaire de la ville. Michaël Wyss, engagé dans une opération d’archéologie du bâti, est à l’origine du site inhabituel que l’on visite aujourd’hui : deux anciennes maisons avec la charpente apparente, cernées par un échafaudage ouvert au public. 
Le projet rend manifeste ce que les interventions successives sur les deux maisons avaient recouvert: l’évolution successive du 12e au 20e siècle. La mise à nu de la charpente révèle les différentes techniques d’assemblage des pièces de bois. C’est cette histoire complexe, faite d’ajouts, de reconfigurations et de démolitions, que nous restitue la construction éphémère qui va durer une quinzaine d’années. Rendre public un chantier archéologique est un acte qui remet en question le caractère confidentiel du processus. La structure temporaire choisit d’arrêter cette phase intermédiaire, entre le néant et le musée. Elle le rend praticable, lui permettant d’occuper une place qui lui est propre. Dans cet intervalle figé, ce qui se donne à voir c’est le passé en train de se construire. Car l’objet que protège l’abri n’est autre que la ferme en bois d’une maison médiévale. Un ensemble inestimable pour comprendre l’évolution de la construction au fil des siècles.
Ce qui s’accomplit à Saint-Denis, c’est la transformation d’une ruine en bâtisse nouvellement érigée. La charpente dénudée et l’échafaudage transforment l’ensemble en construction nouvelle. Le fait que l’ensemble soit en partie destiné à des apprentis charpentiers, conservateurs, accentue l’impression d’une deuxième jeunesse. Donner à voir une ancienne maison comme une solution d’avenir, voilà la véritable brèche que crée l’abri en rendant le site praticable.