Le rê­ve d’une bi­blio­t­hè­que dy­na­mi­que

En croisant les ressources matérielles et bibliographiques et en choisissant délibérément de renoncer à un ordre de classement traditionnel, la bibliothèque d’art du Sitterwerk, à Saint-Gall, ouvre une réflexion passionnante sur la production et l’échange des savoirs, dans un contexte artistique et artisanal.

Publikationsdatum
31-05-2017
Revision
31-05-2017

Des entretiens d’Harald Szeeman jouxtant les peintures de Max Bill, celles d’Eduardo Chillida aux côtés des bunkers de Claude Parent, les écrits d’Aby Warburg après ceux de Hermann Muthesius. Inutile de chercher qui a disposé les ouvrages dans cet ordre : l’ensemble des lecteurs y a contribué. La bibliothèque d’art du Sitterwerk, à Saint-Gall, (voir TRACÉS 23-24/2011) a fait de la sérendipité son principe. Plutôt que de chercher à classer les ouvrages par auteur, par époque ou par technique, on y a préféré un ordonnancement spontané et dynamique, généré par des lecteurs remettant les ouvrages où bon leur semble. Ainsi se forment journellement dans les rayons de petites collections temporaires, celles que les utilisateurs constituent en rangeant ensemble les ouvrages consultés au gré de leurs dérives dans la bibliothèque. Dès lors, en cherchant une monographie de Luigi Ghirri, on risque bien de découvrir la peinture d’Alfredo Burri, que l’on ne connaissait pas encore. Cela semble un peu absurde, mais ce classement par affinités subjectives est passionnant quand on ne sait pas exactement ce que l’on recherche – ce qui est généralement le cas des artistes et des lecteurs curieux qui utilisent la bibliothèque.
Les volumes ne se perdent pas pour autant. Pendant la nuit, deux robots, gardiens de la bibliothèque, s’activent en silence. Leurs têtes liseuses, montées sur un rail, parcourent dans un cliquetis mécanique les rayons de la bibliothèque, scannent les puces RFID1 implantées dans les livres d’art. Une fois ce relevé topographique achevé, le catalogue informatique est actualisé, permettant aux utilisateurs humains de localiser chaque ouvrage de la collection.

Le savoir entre le livre et la matière


En face des rayons de la bibliothèque se trouve la matériauthèque, partagée avec les différents occupants du site2. Des plaques de plâtre, des feuilles de cuivre, des morceaux de bois précieux sont disposés de manière fort esthétique dans de grands tiroirs en métal. Certains échantillons de matières à travailler sont également munis d’une puce RFID, permettant d’être enregistrés sur un compte personnel sitôt disposés sur la table de consultation munie d’antennes. Le dispositif est une tentative unique de mettre en relation les collections de livres et celle des matériaux. Ainsi, quand on entre marbre dans le catalogue général, l’on récolte aussi bien une liste d’ouvrages consacrés aux sculptures du Bernin qu’une petite collection de plaquettes de marbre – toutes deux à portée de main.
Il y a un mode de connaissance inscrit dans la main, nous rappelle l’anthropologue anglais Tim Ingold3: le mot «saisir», dans le sens de «comprendre», provient du geste de la main qui s’empare d’un objet pour le tâter, le sentir, le comprendre. Souligner cette relation prend une importance décisive dans une époque où l’évolution technologique semble nous déconnecter toujours plus de la matière. Car, explique l’anthropologue, pour les artistes comme pour les architectes, le processus de création des formes, la morphogenèse, s’assimile à une « confluence des forces » entre matière, geste et idée – à l’image d’un vase qui naît de l’interaction entre la volonté, la main du potier et la texture de l’argile. Créer un outil de travail qui traduise cette interactivité des savoirs en œuvre dans la morphogenèse, telle est peut-être l’intention, ou du moins l’ambition, de la -bibliothèque-matériauthèque du Sitterwerk.
Si l’infrastructure semble bien sophistiquée, la démarche prend tout son sens quand elle s’inscrit dans une réflexion globale. Le Sitterwerk est l’un des premiers contributeurs d’une initiative qui œuvre à grande échelle en faveur de l’approfondissement du savoir matériel: la Material-Archiv, fondée en 2008, rassemble aujourd’hui huit institutions culturelles et pédagogiques suisses en lien avec l’architecture, l’art, le design, la restauration et la conservation. Toutes hébergent une matériauthèque et contribuent à alimenter la banque de données collective avec un contenu relatif à son activité : le Musée des arts décoratifs de Winterthour, par exemple, met l’accent sur des exemples didactiques d’emplois, d’assemblages, tandis que le Sitterwerk se concentre sur des échantillons qui intéressent la production artistique. Plus d’un millier de matériaux ont ainsi été réunis par les différents partenaires, allant de matériaux simples, jusqu’aux matériaux high-tech et les matières recyclées. Dans chaque établissement, les échantillons sont équipés d’une puce RFID qui les lient à une notice renseignant sur leurs aspects historiques, géographiques, économiques ou écologiques, leurs modes de traitement ou de mise en œuvre4.

La machine dérivante


Le dispositif transbibliophile peu commun du Sitterwerk suscite autant l’intérêt que le scepticisme, quant à son possible développement dans d’autres bibliothèques. Roland Früh, le bibliothécaire de la fondation, rappelle que ce système dynamique a été élaboré sur mesure pour une collection relativement modeste. Il répond surtout aux besoins et aux habitudes spécifiques de la communauté d’artistes groupée autour d’elle : la bibliothèque a été constituée autour du legs personnel de Daniel Rohner. Celui-ci avait rassemblé plus de 25 000 volumes concernant essentiellement l’art, l’architecture, le design et la photographie. Le fonds a ensuite été complété par des ouvrages spécialisés en techniques de fonte, restauration et conservation qui intéressent directement les artisans. La solution technique élaborée au Sitterwerk raconte donc la mutation, toujours délicate, d’une collection privée en une bibliothèque institutionnelle ouverte au public. Seul Rohner connaissait l’emplacement de ses ouvrages ; il en déployait occasionnellement quelques-uns sur une table, afin de générer des discussions entre chercheurs, collectionneurs et artisans. Les livres circulaient librement. Après sa disparition en 2007, les collaborateurs de la fondation ont cherché le moyen de poursuivre cette tradition. L’ordre dynamique, qui était un usage établi, est devenu un mécanisme expérimental dès que la technologie RFID l’a permis. Le bibliothécaire a été, pour ainsi dire, robotisé.
Le rêve de la bibliothèque dynamique repose sur un dispositif informatique aussi fragile que complexe : le système devra certainement être actualisé régulièrement et la puce sera sans doute obsolète bien avant que les pages des livres ne jaunissent. Mais, paradoxalement, ce déploiement technologique sophistiqué n’a d’autre ambition que de valoriser un rapport direct à la matière et au livre imprimé. ll s’agit de poursuivre une relation, un peu romantique, à l’ouvrage comme objet, célébrer sa dimension matérielle et favoriser les échanges autour de sa présence. Aucun livre n’a été numérisé : si le catalogue de la collection est consultable en ligne5, il invite le lecteur à se rendre sur place, à se saisir des ouvrages dans les rayons. Alors, peu importe si la bibliothèque dynamique ne fonctionne pas de manière conventionnelle. Elle a surtout le rôle d’accompagner, symboliquement, la démarche intellectuelle qui anime les collaborateurs du Sitterwerk et de la fonderie d’art, des chercheurs, des artistes et des artisans y exploitent les technologies digitales (scan, modélisation et impressions 3D) pour créer collectivement des pièces qui rendent toujours plus floues les frontières entre le travail de la main et celui de la machine. Leur bibliothèque est un outil souple et intuitif qui accompagne de manière ludique les dérives d’un savoir partagé entre la main et la tête, l’intuition et la connaissance.

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