Le re­nou­veau d’un ma­té­ri­au

Entretien avec Patrice Doat

Depuis 1979, CRAterre, Centre international de la construction en terre, œuvre à la reconnaissance de la terre crue en tant que matériau de construction de premier ordre. Crée à l’initiative d’un groupe d’étudiants de l’Ecole d’Architecture de Grenoble, l’équipe de CRAterre s’est progressivement agrandie pour atteindre aujourd’hui une trentaine de personnes venant de domaines très variés (architecture, anthropologie, sociologie, ingénierie, archéologie). Membre fondateur du centre, Patrice Doat nous résume, dans un entretien réalisé en avril 2012, les enjeux du centre et de ses engagements.

Publikationsdatum
26-06-2012
Revision
19-08-2015

Pouvez-vous nous raconter la naissance de CRAterre ?
La création de CRAterre remonte aux années 1970. Nous étions alors en phase avec les préoccupations de l’époque en matière d’auto-construction et à la recherche de solutions économiques utilisant les ressources locales. Le déclic s’est produit lorsque nous nous sommes détournés de l’option bois, pour porter notre attention sur les constructions vernaculaires en terre crue de la région Rhône-Alpes. Parallèlement, nous avons aussi pris contact avec plusieurs ambassades pour obtenir d’autres informations sur les constructions en terre dans le monde. Ensuite, nous avons rencontré des architectes comme Hassan Fathy et André Ravéreau ainsi que de nombreux experts. Notre choix était fait et c’est ainsi qu’a été créé CRAterre. Nous nous sommes alors consacrés à la terre crue : un matériau de construction produit sur place, une ressource illimitée et qui, contrairement aux à priori, résiste au temps sous tous les climats. C’est un matériau utilisé partout dans le monde et qui a même eu son heure de gloire au 19e siècle, lorsque François Cointeraux a entrepris la reconstruction en pisé de la Roche-sur-Yon. Il a publié par ailleurs de nombreux ouvrages sur la construction en terre qui ont connu une large diffusion. 

Comment la filière de la terre crue en est-elle venue à disparaître en France, et plus généralement en Europe ?
La terre crue n’est pas la seule technique à se perdre au 20e siècle. Dans une moindre proportion, les savoir-faire sur le bois disparaissent eux aussi progressivement. Il reste toujours des artisans locaux compétents, mais les entreprises capables de répondre à des commandes publiques sont rares. C’est ainsi qu’une filière en vient à s’effacer. Il faut tout de même réaliser qu’avant la guerre de 14, une maison sur deux en France est en bois. La modernisation va transformer les cultures constructives traditionnelles et faire apparaître de nouveaux savoirs.
La guerre de 14-18 a joué un rôle important dans cette perte des savoir-faire. Les charpentiers ont été massivement affectés à la réalisation des tranchées. Très exposés, ils ont été décimés. Or ce sont eux qui, dans de nombreuses régions françaises, construisaient en terre crue et en pisé. Si bien qu’après la guerre plus personne ne savait construire de cette façon.
En plus de cet épisode dramatique, il faut évoquer le déficit d’image de la terre crue qui ne jouit pas du prestige de matériaux plus nobles comme la pierre. C’est un matériau pauvre, humble, qui n’apparaît pas ou peu puisqu’il est le plus souvent caché par un enduit de chaux. La terre crue est un matériau injustement méprisé, bien qu’il existe de nombreux châteaux en pisé dans la Loire et le Val de Saône par exemple. Mais plus le bâtiment est prestigieux, moins la terre est apparente.
Aujourd’hui le mépris pour cette filière s’estompe. Je dirais même que la terre crue retrouve toute sa noblesse car, elle s’avère être un excellent matériau de construction dans le cadre du développement durable : le bilan positif en énergie grise pour son extraction, sa transformation, son acheminement, sa mise en œuvre, son entretien et son recyclage en fait l’un des matériaux les plus écologiques. 
Depuis une dizaine d’années, des architectes de renom s’y intéressent. Wang Shu, prix Pritzker 2012, mais également Anna Heringer qui reçut le Global Award, Renzo Piano, Geun-Shik Shin, l’agence Lipsky & Rollet et bien d’autres commencent à construire en terre crue. Ce matériau revient au goût du jour par sa franchise, sa simplicité.
La construction en terre crue répond aux attentes actuelles d’une architecture économe. Et les maîtres d’ouvrage et d’œuvre prennent peu à peu conscience du potentiel d’un matériau produit localement. Aujourd’hui, dans le cadre d’une approche normative sur l’ensemble de la filière terre crue, le CSTB1 se mobilise à nouveau. Cette nouvelle approche normative permet aux maîtres d’œuvre et aux entreprises de se positionner sur les questions de garanties et d’assurances.

On observe un regain d’intérêt dans la recherche autour de la terre crue, pourtant ce matériau est pratiquement absent des chantiers. Est-ce un indice de la difficulté à faire passer l’innovation du monde de la recherche à celui, concret de la production ?
Construire un bâtiment public en pisé peut s’avérer très complexe en termes de réglementations et d’assurances, alors que dans le champ de l’expérimentation ou de la recherche, le problème de validation ne se pose pas. L’autre problème qui freine la généralisation de l’usage de la terre crue est la qualification des entreprises. La terre crue existe sur le marché à un niveau artisanal, ce qui ne permet pas d’intervenir sur de grands chantiers. 
Très souvent, les appels d’offres (DCE) pour du pisé ou des enduits terre restent sans réponse. Je vous rappelle qu’à l’origine, le bâtiment des Grands Ateliers devait être en pisé. L’agence Lipsky & Rollet qui l’a conçu était en avance, mais l’appel d’offres est resté infructueux. A cette époque, les artisans spécialisés étaient très peu nombreux. Trouver une entreprise pouvant concurrencer le béton était impossible il y a quinze ans et cela reste difficile aujourd’hui. Actuellement en France, seules deux ou trois entreprises qualifiées peuvent remporter des marchés publics en établissements recevant du public (ERP). De plus, il faut une bonne assise financière, compte tenu du mode de rétribution des chantiers publics.
C’est un indice du chemin qui reste à parcourir pour que la construction en terre revienne dans des bâtiments à usage public. Le matériau étant dans une phase de développement, il faut être très attentif. Dans le droit français le choix des entreprises est strict pour les ERP. La situation évolue, des entreprises se forment. D’ici cinq à dix ans les projets pourront se réaliser plus facilement. Mais il faudra certainement encore une dizaine d’années avant que la filière soit vraiment présente sur le marché. Il existe aussi des résistances du côté des architectes qui négligent le matériau, considéré comme « pauvre », pour se concentrer sur le travail de l’espace.
Aujourd’hui les grands projets en pisé se font en Allemagne, aux USA, en Australie. Les réglementations et les assurances ne sont pas au même stade de réflexion.
Globalement, il y a deux attitudes face à l’usage du matériau. D’abord celle des ingénieurs qui disent que la terre crue est fragile et qu’il va falloir la transformer en un matériau plus solide pour l’utiliser : le stabiliser, introduire des liants aériens ou hydrauliques, de la chaux ou du ciment pour améliorer ses performances. C’est une attitude technicienne avec un regard d’ingénieur, qui prévaut en Australie ou aux USA. On stabilise énormément pour transformer le matériau en véritable béton.
En France, nous incarnons plutôt l’attitude architecturale, axée sur la conception du bâtiment. Nous pallions aux faiblesses du matériau par une conception ingénieuse. C’est un matériau difficile, qui ne répond pas aux critères habituels d’essais normalisés. Il est attaqué par la pluie, fragilisé par le gel, et pourtant il résiste pendant des siècles. Il y a d’un côté plusieurs siècles d’utilisation pour témoigner de sa résistance, et de l’autre des essais en laboratoire sur le cycle gel-dégel totalement décevants. Or, ce qui fait la qualité des constructions en terre crue, ce n’est pas tant la composition du matériau, mais le fait qu’il soit bien protégé par son architecture. On dit : « Un bâtiment en terre résiste des siècles s’il a de bonnes bottes et un bon chapeau. » Il lui faut un bon toit et de bons soubassements. Les ingénieurs techniciens travaillent beaucoup plus sur la composition du matériau isolé de son contexte, tandis que nous, architectes de formation, nous misons sur la manière de le mettre en œuvre. Nous préférons travailler sur la fragilité du matériau et le rendre durable par l’intelligence de la conception.
La connaissance scientifique du matériau est un des enjeux actuels. Nous essayons de comprendre ce qui confère à la terre crue sa résistance, ce qui lui permet de durer des siècles quand elle ne tient pas dix minutes à l’eau lors d’un test de laboratoire. Depuis trois ans ce domaine de recherche intéresse à nouveau les chercheurs du CSTB. Leur intérêt était grand dans les années 1980 lorsque avec CRAterre, ils avaient pris part à l’opération du Domaine de la Terre. Trente ans plus tard, ces 72 logements HLM sont en parfait état et ont été classés en 2008 parmi les 45 trésors du développement durable de la Région Rhône-Alpes.

Vous êtes dans une démarche tout à la fois archéologique et radicalement novatrice. Est-ce compatible, et comment ?
Tout à fait. Pour résumer nos activités, nous avons trois grands secteurs de recherche :
– L’étude du patrimoine mondial et de son intelligence constructive en lien avec l’Unesco et avec une approche respectueuse des cultures constructives locales.
– Le développement de l’habitat très économique avec comme question essentielle : comment construire simple avec un minimum de ressources ?
– La science de la matière en grains et la recherche sur les nouveaux liants naturels.
Ce questionnement à plusieurs entrées permet le croisement entre plusieurs disciplines : l’architecture, l’ingénierie, l’archéologie, l’anthropologie, l’histoire, l’urbanisme et l’économie qui composent l’Unité de recherche AE&CC.
Ces questions de société, posées à la lisière entre sciences humaines, techniques et architecture, nous ont permis d’obtenir le label LABEX (laboratoire d’excellence). Non pas sur l’une ou l’autre de ces disciplines prises séparément, mais sur le fait que ces disciplines puissent se rejoindre dans un questionnement beaucoup plus vaste. Comment mieux utiliser les ressources disponibles, comment mieux loger à moindre coût, et comment respecter les cultures constructives locales ? Si cette attribution a été possible dans le programme « Investissements d’avenir », c’est sans doute parce que le jury était international et que les grands groupes qui décident des orientations en France n’ont pas eu leur mot à dire.
Une des faiblesses de la terre crue est son comportement en milieu sismique. Quand il y a un tremblement de terre, on accuse toujours la terre. Mais localement ce qui tue, ce sont les habitations mal construites de ces dix dernières années. Quand on va sur le terrain réaliser des expertises, on trouve peu de maisons traditionnelles effondrées.
Ceci dit, concernant la réglementation en France, il est tout à fait possible de respecter le zonage sismique entré en vigueur il y a un an. En zone 1 et 2, on passe en mur épais ; en zone 3, on met des chaînages ; en zone 4 et 5, on est en structure de remplissage. La terre crue, comme le béton sans acier, est un matériau qui ne résiste pas aux tremblements de terre. C’est l’armature, en acier ou en fibre, qui fait la résistance à la traction. 

La construction en terre est-elle compatible avec les échelles auxquelles nous construisons aujourd’hui ?
La terre crue ne pourra remplacer ni le béton armé, ni les structures en acier ou en bois. A grande échelle, elle peut servir de remplissage, et c’est ce qui se fait en Chine où on l’on construit des bâtiments en ossature avec remplissage pisé. On ne cherche pas à mettre de la terre partout. Il y a des échelles de hauteur où c’est possible et d’autres pas. Par contre au niveau mondial, pour la construction à grande échelle, la terre reste une solution pour loger les gens à faible revenu qui n’ont pas le choix. Une de nos préoccupations principales est de rendre ce matériau accessible aux projets de développements.

Patrice Doat est architecte DPLG à Grenoble, 1975, professeur des sciences et techniques pour l’architecture et co-fondateur du laboratoire CRAterre et des Grands Ateliers de l’Isle d’Abeau.