Le mar­ché as­sai­ni

Le marché central de Phnom Penh: un bâtiment témoin

Psar Thmey, le marché central de Phnom Penh, vient d’être réhabilité avec des fonds de l’AFD, l’Agence Française de Développement. Retour sur l’histoire d’un bâtiment caractéristique de l’ère coloniale, témoin de l’évolution de la société cambodgienne.

Publikationsdatum
29-02-2012
Revision
01-09-2015

A l’issue de la première guerre mondiale, la France va initier une nouvelle politique urbaine pour ses colonies. Assainissement, création d’équipements publics, percement d’avenues – la modernisation devient un enjeu majeur de la politique coloniale. L’objectif est double : il s’agit d’apporter le progrès dans le pays conquis, mais aussi de faciliter l’émigration de la métropole vers les colonies. En 1920, Ernest Hébrard, l’un des éminents architectes de la toute nouvelle société française d’urbanisme, s’installe à Hanoï. Au fil des projets qu’il entreprend se dessine une doctrine spécifique, rationnelle et hygiéniste, adaptée au climat. La particularité du « style indochinois » résulte d’une reprise des motifs et équilibres architecturaux traditionnels d’Asie du Sud-Est. Hébrard cherche à concilier modernité et identité architecturale locale. Cette recherche s’inscrit dans une stratégie de conquête qui s’efforce d’ériger le modèle occidental en exemple pour les colonisés, en y greffant des éléments issus de leur culture. C’est une véritable opération de séduction par le brassage de cultures constructives différentes, pour ne pas dire antagonistes. 
Avant son arrivée en Indochine, Hébrard avait travaillé sur le plan directeur de Thessalonique, dévastée par un incendie en 1917. C’est dans ce contexte que se développe son style tout à la fois moderne et inspiré de l’architecture locale. Si la Grèce n’est pas une colonie, la ville en question présente tous les défis d’une terre fraîchement conquise. Elle vient d’être reprise aux Ottomans par les Grecs, avec l’aide des Français. A Thessalonique, Hébrard fera précisément ce qu’on attend de lui : réinscrire la ville dans son passé antique et byzantin en prenant soin de contourner l’héritage ottoman. Avec sa reconstruction suivant les plans d’Hébrard, la ville plurielle (grecque, ottomane et juive) s’écarte d’une partie de son histoire pour ne garder qu’une seule identité culturelle. Cette façon d’instrumentaliser la fabrique de la ville pour mieux forger une identité nationale est caractéristique de l’urbanisme colonial.
A Phnom Penh, il n’y a pas d’identité culturelle conflictuelle à départager. Juste une administration coloniale qui cherche à inscrire durablement sa trace par des ouvrages publics. A la fin des années 1920, la construction d’un nouveau marché s’impose. La ville est constituée de trois quartiers distincts. Un quartier résidentiel européen au nord, un quartier chinois commerçant au centre, et le quartier du palais au sud. Elle compte alors plus de 100 000 habitants et son vieux marché est insuffisant. La municipalité fait appel à la Société des Grands Travaux de Marseille pour remblayer l’emplacement du marché actuel, à l’époque marécageux, comme d’ailleurs bon nombre des quartiers de la ville. 
La réalisation est confiée à Jean Desbois, architecte de la ville depuis 1925. Son projet sera bâti par la SIDEC (Société Indochinoise d’Etudes et de Construction), basée à Saigon. A son inauguration en 1937, le marché était l’un des plus grands d’Asie. L’édifice monumental, mêlant art déco et architecture khmère, se compose d’une halle couverte d’un dôme, autour de laquelle se déploient quatre ailes sur un plan en croix. La coupole de 30 mètres de diamètre et d’une hauteur de 26 mètres est alors la sixième du monde par sa taille. La structure en béton incarne l’idée de progrès dont le régime colonial se voulait le défenseur. Entre les ailes, des jardins à la française parachèvent la mission civilisatrice de l’ouvrage. 

La guerre à la ville

L’évolution du bâtiment au fil des ans raconte tant la décolonisation que la désastre sans précédent que fut le régime de Pol Pot. Avec la guerre, la population va initialement augmenter : aux 400 000 habitants de Phnom Penh s’ajoutent 2 millions de réfugiés. Puis vient la catastrophe : en 1975, les Khmers rouges s’engagent dans une restructuration suicidaire de la société, visant à bannir la culture urbaine, jugée bourgeoise. Les habitants des villes sont expédiés vers des fermes agricoles. En très peu de temps, tous les centres urbains sont évacués. Cette violente « réforme agraire » va coûter la vie à plusieurs centaines de milliers de Cambodgiens. Elle reste dans l’histoire de l’humanité comme l’un des seuls cas de déportation massive des habitants des villes vers la campagne, dans un but idéologique. Phnom Penh va se transformer en ville fantôme. Le marché, comme la plupart des équipements publics, est fermé. La ville reste vide pendant quatre années, et les infrastructures se désintègrent. A leur retour en 1979, les quelques habitants qui ont survécu au périple et à la famine retrouvent une ville épargnée, mais détériorée par l’abandon. 
Après le départ des forces vietnamiennes en 1989, le Cambodge entame sa reconstruction. Le retour à l’économie marchande devient alors synonyme de développement rapide. 
Psar Thmey retrouve son rôle dans l’économie de la ville et ne cesse de gagner en importance. Les jardins plantés entre les ailes sont progressivement occupés par de petites échoppes : un deuxième marché, informel, vient se greffer autour du marché central.
C’est précisément ce formidable bazar qu’immortalise le photographe Tadashi Ono en 2006, peu avant que le chantier de reconstruction ne vienne l’assainir. Recouvertes de bâches colorées, les officines bricolées s’imbriquaient les unes dans les autres. Contrastant avec la splendeur du dôme, l’architecture labyrinthique du marché informel en faisait un symbole de réappropriation d’un équipement colonial par les habitants de la ville. 

Excès de liberté

Le Cambodge n’échappe pas à la règle qui veut que suite à l’effondrement de régimes autoritaires, l’espace public soit pris d’assaut par les plus démunis pour y installer toutes sortes de constructions. C’est un peu comme si l’excès d’autoritarisme, légitimait après coup une certaine anarchie provisoire. 
A Tirana, en Albanie ce sont les parcs publics qui s’étaient transformés en marchés improvisés. Ce n’est que récemment que la municipalité est parvenue à reprendre certains des espaces publics « conquis » par les habitants. Dans le cas de Psar Thmey, le retour à l’ordre aura été moins violent. La réhabilitation, dont le coût s’élève à 6 millions d’euros, tiendra compte de l’extension désordonnée du marché. Les petits marchands ne seront pas évacués, mais régularisés. La place occupée par leurs stands délabrés a été remplacée par des abris ordonnés et salubres. Autant on peut regretter la diversité et la richesse de l’état antérieur, autant l’effort pour inclure les nouveaux commerçants dans la reconstruction paraît honorable. Chaque commerçant a versé entre 800 et 1 000 USD pour un nouveau stand. Ainsi, la rénovation a lissé la différence qui existait entre l’intérieur du bâtiment (plus prestigieux) et le marché informel à l’extérieur. Le financement des travaux par l’AFD à hauteur de 4,5 millions d’euros constitue un exemple réussi d’aide au développement qui s’adapte au contexte plutôt que de forcer une idée préétablie du progrès. Si le souci patrimonial de la préservation d’un vestige de l’ère coloniale soulève quelques questions, il ne semble pas de taille à décrédibiliser l’aide apportée à la municipalité de Phnom Penh. L’AFD, en légitime descendante de l’administration coloniale, poursuit la plus noble des missions de la sombre entreprise que fut le colonialisme : aider au développement. Car si la France a renoncé à la plus grande partie de son empire, elle n’a pas pour autant renoncé à l’interprétation complaisante qui consiste à le décrire comme une entreprise humaniste et bienfaisante.
En 2011, le débat sur l’enseignement du colonialisme dans les écoles a été animé, avec des syndicats d’enseignants prenant ouvertement position contre les directives ministérielles incitant à mettre en évidence les bienfaits de la colonisation. Dans ce contexte de controverse, l’AFD n’est-elle pas la bonne conscience de l’esprit colonial débarrassé de la violence militaire et policière qui l’accompagnait ? 
L’impérialisme qui menace aujourd’hui le Cambodge est tout autre. C’est la culture des affaires à la chinoise mêlant spéculation et corruption qui envahit de buildings génériques l’ancienne capitale khmère. Le terme pour décrire cet urbanisme est explicite : un turbo urbanisme. Entendez par là, des opérations immobilières hautement spéculatives, en marge de tout plan d’urbanisme, contournant la plupart des normes et procédures établies. 
Le défaut du turbo urbanisme n’est pas tant esthétique que fonctionnel. Il s’agit d’un développement qui crée plus de problèmes qu’il n’en résout, en saturant les réseaux ou en détruisant l’infrastructure.
Dans ce contexte de développement sauvagement spéculatif qui a vu disparaître de nombreux bâtiments de la période coloniale et de la modernisation post-coloniale, la réhabilitation du marché Psar Thmey s’apparente à un acte de résistance. Construit dans l’esprit de contrôle et de conquête, ravagé par une guerre suicidaire, le marché rénové entame une nouvelle vie en tant que garant d’un espace public accessible et égalitaire. 

Christophe Catsaros