Le Cor­bu­si­er, un fa­scis­me fran­çais

« Le Corbusier était un eugéniste spatial qui dessinait de formidables détails de serrurerie. » Marius Vionnet, architecte. Entretien avec l’auteur, 1985

Publikationsdatum
06-05-2015
Revision
25-10-2015

La publication du « rapport Bergier »1 représente en 2002 une étape fondamentale dans l’effort de connaissance, d’interprétation, de jugement des comportements de la Suisse et des Suisses pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce fait n’a pas été assez souligné. La France de Jacques Chirac mis fin au climat opaque de guerre froide qui avait permis pendant 40 ans aux deux camps, bourgeois et staliniens, de conserver tranquillement leurs cadavres dans les placards, d’oublier Vichy et la collaboration. Le domaine de l’architecture, absent de ces débats est en train de rattraper son retard. 

L’ouvrage de Xavier de Jarcy ne comble pas tout le vide, mais il constitue une étude sectorielle essentielle pour le domaine de l’urbanisme et de l’architecture. Fidèle à son titre, il se concentre sur la personne de Le Corbusier (LC). Le propos n’est pas pour autant biographique et, disons-le d’entrée, n’apporte aucune révélation sensationnelle. L’effet final n’en est que plus saisissant. Le réquisitoire se construit en trois temps : 

1. Il envisage comme un ensemble cohérent et continu la succession des revues que LC et ses associés publient de 1920 à 1936 (Esprit nouveau, Grand Route, Plans, Préludes) et il lit les principales monographies de LC, La Ville radieuse (1935 constitué de 21 articles de Plans et de Préludes, réédité en 1964), Quand les cathédrales étaient blanches (1937) et Sur les quatre routes (1941) dans leur inscription raisonnée dans cette longue entreprise de publication de la doctrine et de diffusion de la propagande.

2. Il comprend le regroupement étroit et durable autour de LC d’un certain nombre de protagonistes – Philippe Lamour, avocat (1903-1992), Hubert Lagardelle, avocat (1874-1956), François de Pierrefeu, ingénieur (1891-1959), Pierre Winter, médecin (1891-1952), Alexis Carrel, médecin (1873-1944) – comme la constitution d’un faisceau agrégé pour l’élaboration, la promotion et la mise en œuvre d’un projet politique et spécialement d’un seul et unique programme d’urbanisme et d’architecture dont le plan Voisin et ses annexes constituent l’expression la plus complète. Ce projet de société sera réactualisé, promu et proposé jusque dans les années 1960.

3. Il suit en continu le fil de la correspondance de LC avec sa mère et l’entend comme la voix du récitant « derrière le miroir ». 

Ce mode d’exposition permet à l’auteur de mettre en évidence la place centrale du plan Voisin pour Paris dans les conceptions urbanistiques et architecturales de leur auteur. Ce projet n’est en aucune façon l’expression d’un principe extravagant élaboré à des fins théoriques ou de réflexion expérimentale. Il est une intention réelle, concrète, pour laquelle le faisceau des spécialistes qui l’entoure l’aide à théoriser un projet eugénique à grande échelle. Projet consistant à loger dans la ville imaginée du plan l’élite dirigeante et motorisée, à sélectionner drastiquement les autres catégories sociales qui polluent littéralement l’espace urbain pour organiser leur déportation hors de la ville, vers l’espace rural à repeupler et qu’on aura pris soin de pourvoir de « fermes radieuses ». Xavier de Jarcy montre comment ce projet, auquel se rattachent les « Unités d’habitation grandeur conforme » et leurs rues intérieures où devait patrouiller la police a été proposé opiniâtrement par LC à tous les systèmes politiques dictatoriaux qu’il a été en mesure d’approcher. Il montre ensuite comment les trois spécimens finalement édifiés après la guerre l’ont été dans un esprit technocratique, planiste et autoritaire, qui s’inscrit clairement dans la continuité du fascisme français.

L’analyse très documentée et fondée sur une recherche dans les sources primaires et sur un appareil de citations rigoureux que livre Xavier de Jarcy permet aussi de replacer dans un contexte réel l’antisémitisme virulent et constant de LC. Rien à voir avec une opinion répandue, un air du temps ou une simple rhétorique choquante. Non, son anti-sémitisme est rigoureusement rationnel et le conduit à proposer, au nom précisément de son entreprise eugénique, la déportation des juifs, proposant cyniquement de construire pour eux « quelque part sur la terre »2 des cités radieuses de sa propre conception. Le projet est supposé réussir d’autant mieux que « les populations juives sont habituées à la vie serrée des ghettos (…) »3. Je ne connais aucun autre exemple d’un pareil cynisme et d’un mépris aussi explicite d’un architecte pour les usagers à l’intention desquels il projette !

Le livre signale un élément paradoxal intéressant. En 1934, Alexandre von Senger s’oppose au plan de LC pour Alger en agitant son slogan suivant lequel l’architecture moderne serait le cheval de Troie du bolchévisme. Ce contre-sens flagrant, proféré à Saint-Gall et à Alger, va connaître une fortune extravagante. Comme pour prévenir ou différer le meurtre du père, une critique naïve le relayera longuement à la faveur de ce qu’au moins un authentique communiste suisse a joué un rôle capital au Bauhaus. En accréditant cette éructation réactionnaire au milieu des années 1970, cette thèse parvenait à consolider pour un temps le front unique fantasmé du progrès social et de la modernité et à dégager les consciences d’après-guerre du nécessaire examen critique qui aurait pu leur apprendre que le Commandeur était un fasciste structuré et convaincu.

L’ouvrage aborde de nombreux autres aspects tout aussi répugnants comme la participation directe de LC aux profits de guerre d’industriels français travaillant pour l’Allemagne nazie ou son adhésion aux thèses d’Alexis Carrel. Mais ces éléments singuliers paraissent finalement anecdotiques tant est saisissante l’unité conceptuelle de tous les dispositifs élaborés par LC et ses complices pour préparer la commission d’un crime monstrueux : la mise en œuvre de l’eugénisme spatial prévu au titre du plan Voisin et fondé sur le tri et la déportation. Cet agencement implacable d’éléments connus, minutieusement répertoriés et documentés, bien plus qu’un réquisitoire, résonne comme un verdict de culpabilité et devrait faire date dans l’historiographie. 

Espérons qu’il contribuera à prévenir le retour de la farce sinistre suivant laquelle l’œuvre de cet architecte serait de nature à mériter l’inscription au Patrimoine mondial de l’humanité. L’Histoire est un champ en révision constante et il semble que cet ouvrage commande une suite. Elle pourrait consister tout d’abord à étudier systématiquement la part des mains dans les projets de l’agence de la rue de Sèvres. Le cas de Iannis Xenakis, auteur véritable du pavillon Philips et d’éléments essentiels du couvent de la Tourette, en est un exemple tout à fait flagrant4, qui mériterait manifestement une étude approfondie.

 

Notes

1. Commission indépendante d’experts. Suisse-Seconde Guerre mondiale. La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale, Rapport final, Pendo, Zurich, 2002.
2. Mémo non publié de LC, cité par XdJ, p. 208
3. Ibidem.
4. Mâki Xenakis, Iannis Xenakis, Un père bouleversant, Actes Sud, Arles, 2015.

 

Le Corbusier Un fascisme français

Xavier de Jarcy, Albin Michel, Paris, 2015 / € 20

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