L’ar­chi­tec­tu­re des élé­ments

Fundamentals, la 14e Biennale d’architecture de Venise, regroupe trois expositions atypiques au regard des habitudes prises au fil des sessions. Depuis 1980, date de la première, les directeurs successifs éditions ont le plus souvent privilégié la nouveauté et l’actualité alors que l’équipe de Rem Koolhaas favorise cette année le travail collectif et la recherche historique

Publikationsdatum
25-07-2014
Revision
24-10-2015

Cette 14e édition de la Biennale d’architecture de Venise met en place un système qui redistribue, et va parfois jusqu’à changer les cartes d’un jeu qu’on prenait, à force de répétition, plus ou moins pour acquis. 
En acceptant la direction de cette dernière édition, Rem Koolhaas a posé deux conditions; le résultat est manifeste aussi bien aux Giardini qu’à l’Arsenale. Sa première demande concernait les pavillons. Il souhaitait pouvoir proposer une problématique commune à tous les pays participant plutôt que de leur laisser la «liberté» habituelle de choisir de manière isolée la forme de leur réaction à un thème général plutôt vague. Sous le titre Absorbing Modernity 1914-2014, c’est une exposition collective – cela arrive donc pour la première fois dans l’histoire de la biennale – qui se déploie d’un pavillon à l’autre: de Modernity (Imposed Visibility) proposé par le Kosovo aux Fundamentalists and Other Arab Modernisms du Royaume de Bahreïn, en passant par In the Real World du Japon, la richesse des propositions est pour le moins émouvante. Le modèle de l’«absorption» est, comme le décrit Koolhaas, celui du boxeur qui, seul sur le ring, doit encaisser des coups successifs et rester debout. Cet appel à contribution inédit autour d’un enjeu commun, ne peut être compris autrement que comme un geste politique dans un monde où la tendance au repli nationaliste et la volonté de défense des frontières refont surface. Avec Absorbing…, il s’agit de mettre ensemble et de présenter 65 expériences différentes des chocs modernes, en vue d’en dresser une première carte collective à l’ère de la globalisation avancée. 
En comparaison avec cette pluralité foisonnante1, Monditalia, l’exposition qui a lieu à l’Arsenale, risquait alors de paraître trop confinée malgré ses milliers de mètres carrés, puisqu’elle se concentre a contrario sur un seul pays: l’Italie des cent dernières années. Mais cette exposition pratique le travail collectif à un autre niveau. Les biennales de musique, danse, théâtre et cinéma ont été invitées, également pour la première fois, à collaborer au projet. Cela donne une exposition riche, éclectique qui, à elle seule, demande une journée entière pour être visitée. 
La seconde demande de Koolhaas était d’ordre temporel. Pour mener à bien le projet, il fallait allonger la durée de préparation, les délais habituels étant, selon lui, inadéquats pour réaliser un travail de fond. Plus que des projets d’exposition, l’architecte et théoricien néerlandais souhaitait construire des dispositifs pour exposer des recherches qui précèdent et succèdent la manifestation. Ce qui est certain, c’est que le temps de la recherche ne peut en aucun cas coïncider avec celui de l’exposition de nouveautés. 
Au grand regret de certains habitués, que ce soit les architectes, les critiques ou le public, les trois expositions de l’édition #14 ne sont pas des monstrations d’élégance formelle ou d’innovation technologique. L’«hydre à trois têtes», selon le surnom donné à la manifestation dans un article2, est bien une formation nouvelle et inédite; elle pourrait donc, de ce point de vue, paraître monstrueuse. Mais le monstre tricéphale de Monditalia, Absorbing Modernity… et Elements ne fait que chasser la foire au profit d’une constellation d’expériences et de recherches théorico-pratiques, qui étudient le passé pour mieux s’armer et faire face à l’incertain avenir à un moment particulièrement critique de l’Histoire. 
Cette approche est particulièrement à l’œuvre dans Elements of Architecture. Avant d’être exposé aux Giardini, le travail a d’abord consisté en une véritable recherche, menée sur deux ans et réunissant six universités américaines et néerlandaises. Une équipe élargie s’est constituée au centre de laquelle ont travaillé différents professeurs, comme Tom Avermaete, de l’Université de Delft, et plusieurs étudiants de la Graduate School of Design de l’Université de Harvard. L’équipe de Koolhaas propose ainsi une forme nouvelle pour l’exposition: ne plus exposer les pointures du monde architectural mais pratiquer une recherche historique à plusieurs, puis en exposer le résultat. Dans le cas présent, la recherche a graduellement pris la double forme d’une exposition à 15 salles et d’une quinzaine de livres n’en faisant qu’un3

Liberté / égalité / fraternité vs confort / sécurité / durabilité


Ce n’est pas la première fois que l’élément apparaît dans la littérature architecturale. Vitruve, Alberti ou Le Corbusier se sont évidemment intéressés aux principes premiers sur lesquels se fonde l’architecture. 
L’expérience globale entreprise par Koolhaas vise à revisiter l’histoire des choses banales comme les plafonds et les escalators dont les théoriciens se préoccupent de moins en moins. A l’heure où la Silicon Valley est en train de rompre triomphalement les vieilles outres et se hâte de les remplacer par des nouvelles, Elements of Architecture propose d’aller à contre-courant. Il importe d’étudier et de documenter extensivement toutes les vieilles choses au moment où elles sont justement, plus que jamais sur le point de changer de nature, de forme et de fonction. Plutôt qu’un changement de paradigme subi, Elements… suggère de prendre le temps d’étudier les fondements, de faire leur histoire pour la première fois (c’est le cas par exemple du balcon) ou de la refaire (comme pour les portes et les escalators). L’objectif est de donner à voir la façon dont ces parties élémentaires, rarement remises en question, cachent des rapports de pouvoir, cristallisent et perpétuent des mœurs et des attitudes, sont enfin porteurs d’idéologie et, en tant que tels, conditionnent et reflètent notre manière d’être et d’agir dans le monde.
Le renvoi biblique aux vieilles outres est une manière imagée de se référer à la préoccupation qu’exprime Koolhaas face à l’invasion technologique actuelle. Selon lui, si les fenêtres, les ascenseurs, les toilettes (à l’exception des japonaises) et les murs ont été pendant longtemps muets, la numérisation provoque depuis quelques années une situation nouvelle où ces mêmes éléments sont en train de devenir parlants: ils peuvent désormais produire, stocker et transmettre des données. Face à ces changements, insiste Koolhaas, la communauté architecturale a épousé trop vite et trop facilement le numérique et ses implications. Pourtant, alors qu’il est certain que les nouvelles technologies ouvrent des possibilités à la diversité et à l’imagination, il faudrait parvenir à combiner enthousiasme et réflexion4. L’enjeu n’est pas de s’empresser de suivre les nouveautés technologiques pour appliquer les mises à jour qu’elles exigent, mais de questionner le type de monde et de société qu’elles induisent. Elles aussi sont porteuses d’idéologie. Plus encore, étant numériques et connectées, elles ont partie liée avec le contrôle et peuvent implémenter «un nouveau régime de domination»5.
Elements of Architecture est une invitation à porter un nouveau regard sur ces fonctions qui, sous le voile de l’habitude et le poids des contraintes de construction actuelles, deviennent presque invisibles. L’équipe de Koolhaas met en espace un bel exemple de ce que peut être une investigation collective. Parcourant les 15 sections du pavillon central, il s’agit de se confronter à des éléments de surprise comme cela arrive dès la toute première salle intitulée ceiling, où on se trouve face à des plafonds intrinsèquement différents forcés à coexister6. Un peu plus loin, la salle walls inclut un faux mur délibérément dénudé laissant apercevoir l’envers du décor du pavillon. Les questionnements naissent tout au long du parcours: que font faire aux corps et aux esprits les plans inclinés peu confortables de Claude Parent (ramp)? Qu’aurait été l’impact du fascisme italien sans le renouvellement de l’arengario d’où Mussolini prononçait ses discours (balcony)? Qu’est-ce qui provoque l’abandon des toilettes communes et le passage vers des toilettes privées et quels sont les effets de ce changement plus tardif qu’on ne l’imagine sur la société et les rapports humains (toilet)?
Cette exposition alterne installations osées (la confrontation des 14 pièges contrôlant l’entrée d’un château moyenâgeux et l’exacerbation sécuritaire contemporaine), documents (les archives scalalogiques de Friedrich Mielke), anecdotes peu connues (le double escalator abandonné de Londres) et expérimentations en cours (Local Warming du Senseable city Lab du MIT ou le projet de transport horizontal et vertical des passagers de l’Eindhoven University of Technology Robotics). C’est en même temps une exposition qui n’exclut pas les dissonances, les ellipses, les aspérités et les creux. Le manque d’harmonie organise un parcours qui pose des questions, montre ses hésitations et invite le public à prendre part à la problématique. Il ne s’agit pas de parfaire et de lisser les apparences, de sacraliser les éléments, mais plutôt de créer un espace-temps pour le dissensus7, condition sine qua non pour une pensée démocratique et pour une architecture qui se donne pour tâche de confronter les valeurs menacées de liberté, d’égalité et de fraternité à la trinité sacrée contemporaine de l’habiter et du bâtir, à savoir le confort, la sécurité et la durabilité8

 

Notes: 

1. Absorbing Modernity 1914-2014 peut aussi bien être visitée d’un pavillon à l’autre que consultée en deux versions «condensées»: celle du catalogue de la biennale qui porte le titre Fundamentals et sur place, au pavillon de la biennale dans les Giardini, où les contenus du catalogue sont mis en espace.
2. Sarah Williams Goldhagen, «Critique: Rem’s Rules», Architectural Record, 18 juin 2014
3. Les 15 éléments sont : floor, wall, ceiling, roof, door, window, façade, balcony, corridor, fireplace, toilet, stair, escalator, elevator, ramp. Pour voir la liste exhaustive des équipes, universitaires et autres, qui ont contribué à ce projet de recherche: www.labiennale.org/en/architecture/exhibition/elements/ et pour de plus amples informations sur le travail avec et par l’équipe du GSD : www.gsd.harvard.edu/#/academics/courses/stu-01310-00-fall-2013.html
4. Biennale Architettura 2014: conversazioni / talks – Elements of Architecture – 5000 years… and now what ? avec Rem Koolhaas, Tony Fadell et Niklas Maak (modérateur), Espazio Esedra, 5 juin 2014 : 
5. Gilles Deleuze, «Post-scriptum sur les sociétés de contrôle», dans L’autre journal, n° l, mai 1990
6. Voir couverture du numéro.
7. La critique la plus stimulante et la plus sérieuse de Fundamentals qu’on a pu lire jusqu’ici est signée Rheinhold Martin. Intitulé « Real Estate as Infrastructure as Architecture », le texte propose d’ajouter à la liste existante un élément supplémentaire, le « real estate ». Ce que Martin, qui écrit sa critique avant l’ouverture de l’exposition, n’arrive peut-être pas à prendre en compte, c’est à quel point dans Elements… et, de façon plus générale dans les écrits de Koolhaas, le politique est, tout comme chez Foucault, omniprésent et ne réside pas uniquement là où il devient visible en tant que tel. La lecture de cette critique semble cependant parfaitement complémentaire avec les objectifs de Fundamentals, puisqu’elle déplace et ouvre le débat sur une actualité politico-économique brulante.
8. Cette opposition entre les valeurs de la révolution française, d’un côté, et le trio crypto-moralisant des processus actuels, de l’autre, est avancée par Rem Koolhaas, cf. note 5.

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