L’ar­chi­tec­tu­re dé­co­lo­ni­sée

Déconstruire les principes qui fondent les colonies

Dans le contexte surmédiatisé du conflit israélo-palestinien, Eyal Weizman, Sandi Hilal et Alessandro Petti, membres du London/Bethlehem Architectural Studio, peuvent se vanter d’avoir apporté un éclairage supplémentaire sur la question de la colonisation : ils ont su révéler le rôle stratégique de ce réseau d’agglomérations dans le processus d’occupation de la Cisjordanie.

Publikationsdatum
28-12-2011
Revision
19-08-2015

L’engagement d’Eyal Weizman contre la colonisation des territoires palestiniens ne date pas d’hier. Cela fait bientôt dix ans que cet architecte israélien s’efforce de démonter  méticuleusement les stratégies constructives mises en œuvre.  Le chantier en question n’est pas négligeable : entre 1993 et 2003 la population de ces enclaves protégées est passée de 260 000 à 440 000 habitants. A cela viennent s’ajouter une infrastructure routière sophistiquée et le tristement célèbre mur de sécurité. 
A savoir pourquoi un architecte s’intéresse à la colonisation, la réponse est une question : comment ignorer un chantier d’une telle ampleur ? 
En 2002, Eyal Weizman et Rafi Segal se voient confier par l’Union Internationale des Architectes (UIA) la préparation d’une exposition sur l’architecture israélienne. Leur projet établissait le rôle de l’urbanisme dans le contrôle des territoires occupés. L’UIA n’ayant pas apprécié le propos critique a annulé l’exposition et envoyé au pilon les 5 000 exemplaires du catalogue. 
L’acte de censure ne reste cependant pas sans réponse. Le catalogue va être réédité sous le titre Une occupation civile, et l’exposition va tourner pendant plusieurs années dans des centres d’art contemporain comme le Witte de With à Rotterdam ou le KW à Berlin.

Eyal Weizman va constituer autour de ce projet une véritable plateforme d’échange impliquant de nombreux architectes israéliens, mais aussi des historiens, des sociologues et des artistes. L’objectif partagé de cette constellation militante reste inchangé : pousser le plus loin possible l’analyse, pour ne pas dire la psychanalyse, de la colonisation, en rendant lisibles les impératifs politiques qui la commandent.  
Un des leitmotivs du projet aura été de rendre manifestes les aspects militaires de cette stratégie d’occupation civile. Conquérir les hauteurs, dominer visuellement le terrain, empêcher la communication de l’ennemi, créer des avants postes : telles sont quelques-unes des méthodes du champ de bataille que l’architecte décèle dans l’urbanisme des colonies. Ce décryptage passe autant par une lecture minutieuse de cartes que par une réflexion sur les typologies de l’habitat des colons.

L’architecture décolonisée s’inscrit dans la continuité de cette recherche. Prenant appui sur un exemple criant, l’agglomération de Psagot au nord de Ramallah (fig. 1 à 5), Eyal Weizman va démonter, une après l’autre, les certitudes sur lesquelles repose la colonisation. 
Qu’il s’agisse de duplex ou de maisons individuelles aux toits rouges, les lotissements des colons se distinguent par leur uniformité et les ensembles cadencés qu’ils constituent. Le projet de décolonisation architecturale prend pour cible cette typologie parachutée sur les collines de la Palestine.
En 2004, suite à l’évacuation des 8 000 colons qui résidaient dans la bande de Gaza, la plupart de ces maisons ont été détruites par l’armée israélienne. Seuls quelques bâtiments publics ont été épargnés, rachetés par l’ONU pour être rétrocédés aux Palestiniens. Considérant ces démolitions comme un gaspillage, le projet envisage une gestion radicalement différente. Ses auteurs se demandent s’il n’est pas préférable, dans le cadre d’un éventuel retrait de certaines colonies, de mettre en place des stratégies de reconfiguration et de réemploi des structures abandonnées. 

Avant de restructurer, il va falloir déconstruire les principes qui fondent les colonies ; dans ce démantèlement théorique, la question du territoire occupe une place prépondérante. En superposant l’ancien cadastre aboli au plan de la nouvelle agglomération, le projet introduit une première brèche dans la cohérence globale de l’urbanisme de Psagot : les colons ne sont pas les propriétaires des terres sur lesquelles sont construites leurs maisons.  
Eyal Weizman ne se fait pas d’illusions. Il sait que sa proposition de transformer les lotissements de colons en village palestinien a peu de chances d’aboutir. Son projet tient plus de la démonstration pédagogique. Il s’agit pour lui d’établir une hypothèse à forte dimension critique, trouvant ainsi dans les différences de typologies (individuelles, collectives) les clés pour comprendre la situation actuelle. De quoi la maison du colon est-elle le signe ? Bunker dissimulé dans une maison ou légitime demeure d’un peuple exilé, la déconstruction de l’habitat colonial passe nécessairement par un questionnement sur sa légitimité. 
La réponse à cette question est sans appel : la typologie des colonies est étrangère aussi bien à son environnement qu’aux mœurs de la région. Les lotissements de maisons individuelles à toits rouges sont des exemples flagrants d’hétérotopies, au sens où l’entend Michel Foucault : des îlots bâtis, complètement détachés de leur milieu. Le caractère parachuté de ces enclaves est un indice supplémentaire de leur nature stratégique. Un peu comme les pièces dans un jeu d’échec, ces maisons standards sont des éléments interchangeables placés sur le terrain en fonction du but à atteindre. Là, elles limitent par leur présence la croissance naturelle d’une agglomération palestinienne, ailleurs elles contrôlent un axe de circulation : pour Weizman, Hilal et Petti, les maisons des colonies sont la poursuite de la guerre par des moyens civils. Aussi bien leur implantation que leur apparence standard et répétitive confirment cette hypothèse. Leur transformation en habitations dignes de ce nom passe par une insertion dans l’environnement géographique et culturel. Il s’agit d’altérer la typologie générique en l’enrichissant des caractéristiques de l’habitat palestinien. Le toit en pente est remplacé par un toit terrasse. C’est une des différences caractéristiques entre les villages palestiniens et les lotissements de colons. Leurs maisons ont des toits de tuiles rouges, celles des palestiniens des dalles. Choix économique puisqu’il permet d’ajouter un étage quand la famille s’agrandit, le toit terrasse n’est pas sans rapport avec les pratiques constructives traditionnelles. Que ce soit en Palestine ou plus largement dans le bassin méditerranéen, c’est une des rares caractéristiques traditionnelles qui n’a pas été abolie par les techniques de construction modernes.  
Les toits de Psagot devenus praticables, se transforment ainsi en espaces de vie et d’échange. Les unités séparées, symboles de l’individualisme familial occidental, s’imbriquent les unes dans les autres. Reliées, elles constituent des espaces partagés. Il est toutefois légitime de se demander si la sociabilité qu’ambitionne la transformation n’est pas exagérée, idéalisant une cohésion arabe, plus fantasmée que réelle. Sans oublier que les colonies constituent des entités sociales beaucoup plus solidaires que le laisse entendre leur typologie. Le caractère démonstratif du projet laisse peu de place à des analogies de ce genre. Evitant tout relativisme, la proposition privilégie une lisibilité quasi caricaturale : elle s’attaque à un stéréotype (la colonie parachutée) par un autre stéréotype (le village arabe solidaire). Le propos cherche à mettre l’accent sur l’écart socio-logique qui sépare les colonies des villages palestiniens. Comment transformer l’architecture et l’urbanisme stériles de la machine de guerre israélienne pour la rendre habitable ? Les questions que posent Weizman, Hilal et Petti sont loin de s’épuiser dans le contexte israélo-palestinien. Elles en émergent, pour déborder très rapidement sur d’autres confrontations, réelles ou figurées. Celles de clivages moins sanglants mais tout aussi radicaux, comme la séparation entre quartiers riches et pauvres, ou la distinction entre populations rurales et urbaines. L’exemple de la colonie de Psagot n’est pas un cas spécifique, mais plutôt un cas de figure qui résume plusieurs aspects conflictuels de l’urbanisme moderne. 

Qu’est-ce qui distingue les colonies israéliennes des gated communities qui prolifèrent partout dans le monde ? Si les séparations, les murs, les miradors et les check points que dénonce Weizman ne choquent plus personne, c’est qu’ils sont en train de devenir la norme des sociétés occidentales, qui, de Dubaï à Soweto et de Ceuta à Tijuana, s’efforcent de répondre par des constructions et des moyens techniques aux profonds déséquilibres qui les constituent.

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