L’ajus­tem­ent per­pé­tuel

Editorial paru dans Tracés n°07/2013

Publikationsdatum
02-04-2013
Revision
10-11-2015

On a longtemps pensé que l’édification des villes relevait des sciences exactes. Il s’est avéré qu’elle relève aussi des sciences humaines. Pour arriver à cette conclusion, il suffit de considérer avec un peu de recul l’aventure de la construction des grands ensembles durant la seconde moitié du 20e siècle. Dans un élan qui mêlait espoir et besoin, nous avons construit dans toute l’Europe de nouveaux quartiers, un peu comme on empile des briques. En moins de trente ans, c’est-à-dire avant qu’une génération d’habitants en ait remplacé une autre, le résultat de cet énorme chantier s’est fissuré. La cause de cette défaillance n’était pas technique, mais relevait plutôt d’un défaut de conception. Les grands ensembles présentaient tous le même symptôme : une carence avérée de qualité humaine ou, pour dire les choses plus simplement, un déficit d’âme. On s’est vite rendu compte que l’urbanisme fonctionnaliste, cette formule qui avait été appliquée aveuglément, ne pouvait en aucun cas produire de la ville. Elle donnait dans le meilleur des cas des logements salubres, qu’on s’empressait de quitter dès qu’on en avait les moyens. L’expérience a démontré que c’est le départ des classes aisées, bien plus que l’arrivée des plus pauvres, qui est la cause de formation des ghettos. 
L’histoire de la remise en question des grands ensembles est aussi connue. Dès les années 1950, mais surtout à partir des années 1960, des groupes se forment pour travailler sur d’autres modèles moins rigides, plus inventifs. On essaye de corriger la formule. On redécouvre la mixité d’affectation, la théâtralité, l’espace partagé.
Renée Gailhoustet et Lucien Kroll sont tous deux des architectes qui ont pris part activement à ce basculement. La première aux côtés de Jean Renaudie, le second suivant une voie plus solitaire, mais non moins riche en réalisations. Ces deux architectes ont en commun d’avoir compris très tôt l’importance de la singularité dans l’habitat collectif : faire en sorte que chacun puisse s’approprier une partie du tout pourrait être la condition du bien-être collectif. 
Face à l’écrasante uniformité des grands bâtiments monolithiques, ils ont proposé une recherche formelle censée traduire la pluralité des habitants d’un ensemble. Ils se sont surtout efforcés de repenser la hiérarchie et l’ordre strict entre concepteurs, exécutants et usagers. 
Renée Gailhoustet appelle ça la complexité, Lucien Kroll, l’incrémentalisme
L’éclatement de la forme est loin d’être un agrément cosmétique superficiel. Ce qu’il recèle dans les deux cas, c’est l’exigence de repenser la normativité moderne. L’un comme l’autre ne souhaitent pas tant la dissolution des normes que leur passage à une étape plus intelligente, où la norme serait perpétuellement réajustée. Un chantier pour le troisième millénaire, totalement à la portée des technologies dont nous disposons.  

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