La scé­no­gra­phie ur­bai­ne des échaf­au­da­ges pa­ri­si­ens

Faisant preuve d’une créativité manifeste, Antoine Locqueville, directeur associé de la société parisienne Athem, a su faire évoluer sa profession et s’inscrit aujourd’hui comme « architecte de l’éphémère » dans la scène de la communication urbaine grand format.

Publikationsdatum
25-06-2013
Revision
23-10-2015

Pendant ses études d’architecture aux Beaux Arts, Antoine Locqueville découvre avec fascination les grands murs peints dans les rues de San Francisco et de Los Angeles. En parallèle, il fonde en 1985 la société Athem à Paris, afin de développer en France, une offre de création dans le domaine de la communication grand format. 

TRACÉS: Après vos études d’architecture, vous avez choisi de vous consacrer au domaine de la communication visuelle grand format. Pourquoi ce changement d’orientation? Comment expliquez-vous un tel glissement professionnel entre l’architecture et la publicité?
Antoine Locqueville: C’est très simple. J’ai toujours été fasciné par les murs peints. En France, cette histoire de grands murs que sont les célèbres Dubo, Dubonnet, ou encore les Michelin ont été interdits en 1945. La révision de cette réglementation en 1979 a permis leur relance par le fils de la société Dauphin. Je me suis alors aperçu qu’à cette époque le mur peint revenait à la mode, et qu’en plus de cela, il permettait de mettre en relation trois domaines qui n’ont rien à voir les uns avec les autres: les entreprises générales pour la construction et le ravalement, les agences de publicité pour payer les annonceurs et les artistes pour créer. Tout ce petit monde n’ayant pas appris à communiquer ensemble, j’ai pensé que c’était le rôle de l’architecte d’être au centre de toutes ces cultures croisées et de jouer le coordinateur. Je me positionne dans le montage des opérations en organisant des réunions entre le monde de la pub et l’art, le monde de l’art et celui du bâtiment. Cela demande à la fois des compétences en conception et en réalisation. Pour caricaturer ma réponse, on peut dire que je fais le travail des architectes qui entretiennent les façades d’immeuble. Je joue à la fois le rôle de coordinateur, de monteur d’opérations et de pilote.

Les murs peints ont été les premières réalisations de la société Athem. Quand et comment l’utilisation de la bâche de chantier a-t-elle été introduite dans votre activité? Les murs peints ont occupé une place importante de notre activité entre 1985 et 1990 (image 1, image 2). La bâche a ensuite été introduite d’une manière très simple. En 1989, pour le bicentenaire de la Révolution, un afficheur avec qui nous travaillions me dit: «Je voulais vous commander un mur peint sur la Révolution mais l’architecte des bâtiments de France ne veut pas me donner l’autorisation. S’il nous la délivre, c’est uniquement pour un délai de deux mois après affichage». Pour réaliser un mur peint, il faut compter deux mois de travaux ajoutés à un mois de peinture. On a donc décidé de développer un système de toile qu’on appelait « le cadrage de mur peint », c’est-à-dire une toile qui s’adapte au format du mur. C’est ainsi qu’a été conçue la première toile pour la Révolution française, quai de la Râpée. A l’époque, je travaillais avec des peintres muralistes.

Les premières bâches ont été utilisées à des fins artistiques ou culturelles. Comment s’est opéré le passage de la bâche peinte accolée à un mur pignon aveugle, à l’investissement des filets de protection des échafaudages par l’impression numérique au service de la publicité? 
Depuis que la concurrence commerciale existe en France, les annonceurs publicitaires cherchent des emplacements de grande envergure pour placarder leurs affiches. On ne pouvait pas rêver mieux que l’apparition de bâches sur les échafaudages! En plus de ça, le numérique a fait son apparition dans le début des années 1990. Grâce aux nouveaux procédés, nous proposions une offre qui correspondait parfaitement à la demande des annonceurs, constamment à la recherche de solutions pour raccourcir leurs campagnes de communication et alléger les contraintes et les enjeux environnementaux. Néanmoins, il a fallu attendre 1996 pour que le budget du numérique devienne plus rentable que celui de la peinture.
Dans le domaine de la communication, la première toile publicitaire a été réalisée pour la marque Armani, rue de Passy. J’avais vendu un mur peint au client. Il n’était donc pas au courant. Quand il est arrivé sur place, il ne s’en est même pas aperçu!
En 1996, on a donc repris cette technique pour l’habillage de chantier en réalisant la toute première toile numérique. Puis de 1997 aux années 2000, on a commencé à surfer sur la vague de l’évènementiel, avec le phénomène de la Coupe du monde, notamment. C’est en 2001 que le domaine du grand format a fait sa réelle apparition en France. 
Parallèlement à nos activités, on assistait au développement de nouvelles tendances où les architectes s’intéressaient de plus en plus à l’idée du signe et de l’image dans la ville. A cette époque, Gautrand, Nouvel, ou encore Soler se sont amusés à intégrer du graphisme dans la peau de leur bâtiment. 

Vous évoquez l’intérêt des architectes pour l’image. Selon vous, y a-t-il une corrélation entre la démarche de cette génération d’architectes et votre activité?
C’est une excellente question, mais je ne me la pose pas en ces termes. Etant donné que j’ai toujours travaillé sur le thème de la communication dans la ville, je ne considère pas avoir une démarche d’architecte à proprement parler. Je m’intéresse plus spécifiquement à l’impact des signes. Dans cette perspective, nous avons élargi nos recherches et nos travaux au-delà de la toile, dans la problématique générale de la mise en scène de l’image des entreprises.
Par ailleurs, il me semble qu’il y a une véritable rupture, une vraie prétention insupportable de la part des architectes. Ce que je veux dire par là, c’est qu’ils se contentent de livrer une enveloppe. Les programmes de lumière de nuit par exemple ne sont jamais traités. Dans un dossier de permis de construire, on ne demande plus que la partie bâtie. On ne s’intéresse pas à l’emplacement des logos, des enseignes et autres. Seuls l’enveloppe et le corps du bâtiment intéressent clients et concepteurs. Il y a une espèce de regard lointain sur tout ce qui est éphémère et c’est une vraie erreur.

Qu’entendez-vous par «mettre en scène» l’image d’une entreprise?
Les entreprises fournissent un nombre considérable de signes. Leur marque, leur communication, leur information, etc. Les émetteurs de signes ont une particularité commune: vouloir être toujours plus haut et plus grand que le voisin. Si je schématise l’évolution qu’il y a eu de 1960 à 1990, une concession Citroën par exemple, pouvait se satisfaire d’une marque et d’une enseigne posée sur leur toit pour que les gens viennent voir leurs produits. Les clients se contentaient amplement des conseils commerciaux et de la plaquette qu’on leur distribuait. Avec la technologie, la sérigraphie, le numérique et les nouveaux matériaux type adhésif, on a vu apparaître dans les zones périurbaines des grandes villes des surenchères de dispositifs absolument invraisemblables. C’est la raison pour laquelle nous avons tenu à élargir notre réflexion sur le domaine de l’identité visuelle des marques sur un site propre.
Dans la philosophie de notre société, on ne peut pas continuer à communiquer en étant plus laid que les autres. Le trop étant l’ennemi du bien, plus on en met, plus on devient laid ! L’important pour nous, c’est de considérer l’image visuelle de l’entreprise comme sa valeur. Notre enjeu réside dans la manière de mettre en scène l’image de l’entreprise: comment théâtraliser une marque ? Que ce soit sur un site propre ou sur des sites en location. 

Concrètement, comment procédez-vous pour mettre en scène l’image d’une entreprise?
Tel un architecte, on commence par réaliser une analyse des lieux. Puis on axe notre état des lieux sur le paysage environnant et plus encore sur la visibilité. Quelle est la perception d’un signe ou d’une lettre à 30 mètres, 50 mètres, 100 mètres ou un kilomètre? Ensuite, on travaille sur des problématiques de couleurs, de formes, de perception dans le site, en portant une attention particulière sur l’impact des signes dans le paysage. 
Prenons l’exemple du chantier avec la bâche représentant un immeuble haussmanien déformé à côté des Champs-Elysées (image). Dans cet objet qui se déforme avenue Georges V, il y a un effet de volume à l’endroit où il faut. De même pour l’effet de corniche : il est à l’endroit où l’œil accroche de très loin. Nous avons dû demander à l’entreprise de modifier les installations de chantier pour obtenir la forme souhaitée. Nos paramètres d’action sont variables: façade, installation de chantier, échafaudage, baraquement, etc. On travaille sur le volume et la géométrie générale du projet. Cela sous-entend qu’avec notre équipe composée d’architectes, de designers, de graphistes, et d’ingénieurs d’études et de production, nous travaillons sur la seconde peau. Sur l’habillage de façades provisoires.
A travers cet exemple, on comprend mieux le passage d’un simple affichage à la mise en scène, voire à la théâtralisation de l’image d’une entreprise. Nous sommes des hommes de théâtre, des scénographes du chantier. On met en place un décor qui, dans certains cas, va durer une semaine, dans d’autres, cinq à dix ans. On ne revendique pas la pérennisation de notre action, on serait plutôt des architectes de l’éphémère. Des metteurs en scène de l’urbain.

Et logistiquement, comment s’organise une équipe de travail pour concevoir une intervention comme celle de l’avenue Georges V?
Il y a un travail permanent des entreprises, et le rapport entre l’art et l’architecture est constant. Le bureau d’études de production joue le rôle du concepteur, de l’architecte. Il travaille sur l’état des lieux, le dimensionnement, les plans, l’économie des projets, la géométrie. En revanche, sur le contenu, la texture, la démarche conceptuelle, et la matérialité, c’est le choix d’un artiste. Notre collaboration avec l’illustrateur Pierre Delavie est une vraie richesse.

Vous ne parlez que des projets artistiques d’Athem. Pourtant, vos réalisations suivent deux démarches distinctes. Il y a les projets de «décors urbains» d’un côté, tels que le Bleecker, Louis Vuitton ou Hermès (image 1, image 2), et les projets d’affichages publicitaires grand format d’un autre. Quelle est la différence entre ces deux domaines d’intervention?
D’un point de vue commercial, il y a deux univers complètement différents. D’un côté, il y a les commerciaux qui vendent des emplacements. C’est le métier d’afficheur. Le plus facile pour les annonceurs, c’est d’aller faire de la pub dans la presse, la télé, la radio, sur Internet et puis le dernier média, la communication extérieure. De l’autre, il y a ceux qui font du concept. Athem en fait largement partie. Dans ce cas, les annonceurs sont prêts à valoriser l’image de leur entreprise pour communiquer. Chez nous, on se pose la question de savoir comment le bâtiment va vivre par rapport à cet affichage. 

«Comment le bâtiment va vivre par rapport à cet affichage». Pouvez-vous expliciter cette phrase? Existe-t-il un rapport entre votre intervention et le support mis à disposition par un édifice le temps d’un chantier?
Oui. Tout d’abord, on analyse la situation. On détermine ensuite où il est nécessaire d’intervenir, de corriger le tir. Quand je suis devant un immeuble, je suis devant un bloc d’argile et avec mes doigts, il faut que j’en fasse la plus jolie chose possible. Soit en ajoutant, soit en modelant l’existant. Le langage de l’architecture complète celui de la lumière, celui de l’art, celui de la musique, celui de la couleur.
Il n’y a pas une ville qui n’a pas de chantier. Une ville sans chantier est une ville qui meurt. Qui dit chantier, dit blessure dans le paysage. Et quand on se blesse, on met un sparadrap. Maintenant, on fait des sparadraps verts, jaunes, bleus, des qui collent bien, des qui collent mal, des qui font mal quand on les décroche… L’enjeu pour nous c’est que ce sparadrap, à l’échelle urbaine, permette un recollage de la blessure pour la durée du chantier, pendant la durée de l’accident du lieu. Lieu qui peut être à l’échelle d’un immeuble, d’une façade ou d’un quartier. La question d’échelle est importante. On peut choisir de reproduire le faux paysage de l’ancien, le paysage du futur ou de raconter une histoire éphémère qui n’a rien à voir avec le quartier ou l’immeuble. 
Dans le cas de projets conceptuels, nous intervenons directement sur l’espace public. Notre objectif n’est pas de savoir combien de mètres carrés de toile nous avons utilisés. Nous cherchons à susciter de l’émotion chez chaque passant, de sorte que le projet reste pour eux un élément urbain extraordinaire.

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