La rue re­con­sti­tuée

En partant de photographies topographiques réalisées à Berlin-Est en 1952, les auteurs du projet Berlin, Fruchtstrasse am 27. März 1952, parviennent à dresser un portrait architectural, économique et social d’une rue allemande d’après-guerre. Arwed Messmer et Annett Göschner font bien plus que ressortir des archives oubliées. Leur lecture attentive de diverses archives, complétée par une recherche pluridisciplinaire, crée les conditions pour une nouvelle façon d’appréhender et de comprendre la ville, à partir de son évolution historique

Publikationsdatum
26-02-2013
Revision
23-10-2015

Si ces photographies à caractère informatif se présentent aujourd’hui dans un contexte différent de celui pour lequel elles ont été réalisées, le projet berlinois ne tombe pas pour autant dans la catégorie des détournements. Entre l’action du photographe mandaté en 1952 pour répertorier les bâtiments de la ville et le travail final du duo qui ressort de l’oubli les fiches cadastrales, il y a une continuité d’intentions. Il ne s’agit pas d’une redécouverte, comme ça a été le cas pour le travail photographique d’Arnold Odermatt, ce policier du canton de Nidwald dont les images techniques d’accidents de la route se sont retrouvées du jour au lendemain exposées dans des musées d’art contemporain. Le projet berlinois, lui, est certainement plus en phase avec le geste documentaire initial. Avec Berlin, Fruchtstrasse, nous aurions plutôt affaire à une recherche ressuscitée : une exploration qui reprend et complète un travail documentaire inachevé. 

La constitution de l’archive


En plein effort de reconstruction, le service d’urbanisme du Grand Berlin (déjà divisé, mais pas encore séparé par le mur) s’efforce de répertorier ce qui reste de la catastrophe qui aura anéanti plus des deux tiers du centre ville. Certes, Berlin est trop grande pour disparaître, mais l’ampleur de la destruction est telle que la ville n’a toujours pas retrouvé à ce jour sa population d’avant 1945. La Fruchtstrasse fait partie de ces exceptions où la destruction aura été « modérée ». En effet, la plupart des bâtiments sont restés debout. Ce 27 mars 1952, Fritz Tiedmann pose donc son trépied sur le trottoir. Les photos sont faites de telle sorte qu’elles puissent êtres regroupées par deux ou trois sur des fiches. Perdues dans une archive administrative de la RDA, elles vont refaire surface en 2006 quand un autre photographe, Arwed Messner, va les retravailler pour les exposer en 2008 à la Berlinische Galerie. Le traitement numérique des archives permet alors de reconstituer un panorama linéaire de 25 mètres de long. Les bâtiments sont alignés, les perspectives redressées, mais l’illusion de continuité n’est pas poussée jusqu’à effacer l’assistant avec sa mire de géomètre qui réapparaît tout au long du panorama, comme un refrain passant en boucle sur un disque rayé. Le panorama ainsi recomposé est alors complété par un véritable travail d’archéologie du 20e siècle. Annett Gröschner raconte de façon détaillée ce que Tiedmann avait photographié. Car au-delà des bâtiments ce jour là, c’est un véritable fragment de ville (et de vie) qui est saisi sur la pellicule.
Contrairement à Eugène Atget, qui photographiait les rues du vieux Paris à l’aube, quand elles étaient encore vides, Tiedmann arrive à une heure où l’activité bat son plein. Les commerces sont ouverts et les livreurs sont à l’œuvre. Par ailleurs, l’étude de cette rue résidentielle ne se limite pas à l’inventaire de ce qui peut être déchiffré sur l’image. On y apprend qu’elle fut, avant la guerre, très animée, avec plusieurs cafés, dont trois au moins fréquentés par des anarchistes. On monte aussi dans les étages, ou ce qu’il en reste : Annett Gröschner a su retrouver des courriers d’habitants se plaignant de l’état insalubre de leur logement, des bordereaux de livraison de commerçants ou encore des actes notariaux. Tout ce qui peut servir au décryptage du panorama est mis à contribution. Le résultat est un portrait d’une grande richesse, comme s’il était possible, à partir d’une image, de retrouver l’intégralité des instants vécus dans une rue il y a plus d’un demi-siècle. Sans nostalgie et sans non plus chercher à sur-esthétiser l’objet sur lequel ils se penchent, les auteurs du projet dressent le portrait d’un fragment de ville qui se déploie en marge des grands chantiers de la reconstruction.

La ville en chantier 


En 1952, c’est une toute autre bataille qui se livre à Berlin : celle de la reconstruction. Le secteur soviétique et le secteur allié s’affrontent par pelleteuses interposées pour savoir lequel de ces deux modèles permettra de mieux reconstruire la ville. A l’Ouest, on s’efforce de rapatrier le savoir faire moderne qui avait fui le nazisme : les grands du Bauhaus reviennent timidement. A l’Est, on bâtit le socialisme réel à grands coups de Plattenbau1, ponctué par quelques projets sur-médiatisés. La Fruchtstrasse croise perpendiculairement un de ces grands chantiers : la Stalinallee. Œuvre de l’architecte Hermann Henselmann, la grande avenue faite sur mesure pour parader, est bordée d’immeubles d’habitation monumentaux, inspirés du néoclassicisme stalinien. Pour Aldo Rossi (et pas seulement), il s’agira de la dernière grande avenue européenne, ou alors du tout premier grand projet postmoderne dans une ville vouée corps et âme à la modernité fonctionnelle. Théâtrale, la Stalinallee est un décor déterminé par un message à faire passer. C’est donc à l’ombre de ce haut lieu de l’architecture symbolique que se déploie la Fruchtstrasse. Partiellement endommagée, elle matérialise le besoin instantané de vivre. Face au chantier utopique de la ville à venir, elle incarne la ville au présent : celle des immeubles à moitié démolis, dont chaque parcelle à l’abri du froid et de la pluie sera investie par des habitants revenant de l’exode de 1945. Celle des solutions d’urgence, avec la transformation des grands appartements bourgeois en autant de foyers qu’ils en contiennent de pièces (cela, non par esprit de redistribution égalitaire, mais simplement pour répondre à la pénurie d’espaces abrités). Face aux chantiers des avenirs radieux, la Fruchtstrasse incarne la persistance de la ville effective.

L’ancêtre de Street View


Plus globalement, ce projet documentaire n’est pas sans rapport avec les nouvelles applications numériques apparues ces dix dernières années pour répertorier les images des villes. Si le terme Street View n’apparaît dans aucun des textes du catalogue, cette application conditionne la lecture qu’on peut avoir aujourd’hui du panorama berlinois. Aux centaines de milliers de kilomètres parcourus par les google cars (ces voitures dotées d’un périscope, qui réalisent les prises de vue pour Street View), s’opposent les quelques centaines de mètres arpentés attentivement par Tiedmann et son assistant. La grande différence entre les deux serait la « légende ». Street View capture, mais ne voit pas. Archive exhaustive, elle est incapable de donner à comprendre ce qu’elle saisit. Elle est aveugle, comme les passants aux yeux floués pour ne pas être identifiables. Cette opacité des panoramas numériques de google en constitue même un des principaux attraits. De nombreux web-artistes glanent sur Street View des imprévus, des oiseaux surpris en plein vol, des instants insolites capturés à l’insu de ceux qui les perpétuent, mais aussi et surtout à l’insu du dispositif de captation. Tout à l’opposé de l’encyclopédisme googlesque, les quelques centaines de mètres de la Fruchtstrasse s’avèrent universels dans leur capacité à rejouer les clivages qui déterminent la ville à une époque donnée. Car le panorama n’est pas une fin en soi, mais plutôt le point de départ d’une recherche parcourant des champs du savoir différents en quête de sens. 
Le texte d’Annett Gröschner se termine sur un célèbre film de la RDA qui faillit être censuré pour sa vision audacieuse de la famille. Il fallut que le secrétaire général Erich Honecker intervienne en personne pour que La légende de Paul et Paula sorte en salle. De nombreuses scènes de cette comédie sentimentale tournée en 1973 se situent dans la rue du panorama. Les aventures des deux protagonistes se jouent sur fond de destruction des anciens bâtiments, remplacés peu à peu par de nouvelles constructions. Ainsi, l’histoire de la Fruchtstrasse s’écrit transversalement sur des archives photographiques, des carnets de voyages, des procès verbaux, des films populaires, des affiches, et la mémoire – défaillante – de ceux qui y ont séjourné. L’écart entre ces fragments d’archives crée l’épaisseur qui vient à manquer à l’image bidimensionnelle et muette. C’est dans cet intervalle que la vie, plurielle et contradictoire, va pouvoir se redéployer. L’histoire de la Fruchstrasse est celle de la plupart des rues allemandes, qu’elles soient à l’Est ou à l’Ouest. Rebaptisée rue de la Commune parisienne, elle ne compte aujourd’hui que sept bâtiments anciens sur la trentaine répertoriée par Tiedmann. Pour terminer, le contexte politique de cette transformation urbaine s’est à son tour éclipsé. Les avenirs radieux de la RDA, avec leur lot de palais pour le peuple, sont devenus les nouvelles ruines d’une ville soucieuse d’oublier ce que la Seconde Guerre mondiale lui avait laissé en héritage. Contre ces chantiers millénaires qui n’en finissent pas de se succéder, contre le définitif qui se révèle passager, incapable de prendre racine, se dresse alors la chose la plus éphémère qui puisse être : la figure des deux amants (Paul et Paula), traversant au petit matin une rue éventrée, avec la plus grande insouciance. Déterminés par leur seul présent, ils n’ont aucune prétention à la durée. C’est certainement ce qui en fait une légende.

 

Note

1 Panneaux préfabriqués en béton, très utilisés dans les constructions de logements sociaux en Europe de l’Est. Berlin, Fruchtstrasse on March 27, 1952Photos historiques de Fritz Tiedemann
Reconstruction et interprétation Arwed Messmer (images) et Annett Göschner (textes)
Edité par Annett Gröschner, Arwed Messmer, textes de Florian Ebner, Uwe Tiedemann, Annett Gröschner, Hatje Cantz, 2012 / € 38.- 

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