La pri­son et le dri­ve-in

Editorial paru dans Tracés n°17/2013

Publikationsdatum
03-09-2013
Revision
01-09-2015

Quel rapprochement peut-on faire entre le Sex drive-in inauguré la semaine dernière à Zurich et un projet de prison évolutive aux Pays-Bas ? Présenté dans les médias du monde entier comme le stade ultime du pragmatisme suisse, le Sex drive-in s’efforce d’encadrer une activité qui échappe au contrôle des autorités. Il répond de manière déterminée (et directive) à des questions liées à la sécurité ainsi qu’à la place des prostituées dans la ville. S’il fonctionne, il garantira des conditions d’exercice correctes pour une catégorie de travailleuses plus souvent apparentées à des esclaves qu’à des auto-entrepreneuses. 

Quant à la prison évolutive, elle est le rêve (ou plutôt le cauchemar) d’une architecte-politicienne d’extrême droite. Encore inexistant en Europe, ce type d’établissements prévus pour récompenser ou sanctionner la conduite des détenus existe bel et bien aux Etats-Unis. Le Sex drive-in est une installation légère, certes hyper normative, mais faite de quelques enseignes et panneaux de bois. La prison, si elle venait à être réalisée, aurait l’ampleur d’un quartier. Le drive-in repose sur la conviction qu’il est préférable de gérer, plutôt que de subir les comportements sociaux déviants. La prison part du principe que l’homme peut être dressé, comme une bête. Il peut être amené, par une graduation de la lumière et du bien-être, à devenir meilleur.

Si tout les distingue, la prison et le Sex drive-in ont pourtant un fondement commun. Ils sont, l’un comme l’autre, ce que Michel Foucault appelait un biopouvoir : un pouvoir s’exerçant directement sur le corps, capable de conditionner la conduite d’un individu. En 1975, dans Surveiller et punir, il se pencha sur la prison panoptique de Bentham. L’intérêt de son analyse fut d’aller au-delà des questions carcérales pour déchiffrer dans ce modèle de surveillance certains des principes structurants de notre modernité. L’ère moderne est bien celle du perfectionnement et de la généralisation de toutes sortes de biopouvoirs, qui vont des habitudes vestimentaires à la discipline scolaire, ou encore la santé publique. Vu sous cet angle, le drive-in paraît soudain moins vertueux. Sous des apparences de prise en charge d’une population malmenée, ce qui s’accomplit n’est autre qu’une ségrégation spatiale. Le Sex drive-in n’est rien de plus qu’une tentative de circonscrire la prostitution sauvage afin d’en débarrasser le centre-ville. C’est l’instrument d’un calcul, capable de transformer des individus en éléments chiffrables, quantifiables. La prison elle aussi a cette fâcheuse tendance à essayer de graduer afin d’optimiser des parties du psychisme que l’on n’a pas l’habitude de quantifier, comme l’espoir, la peur. Le biopouvoir est finalement reconnaissable à cela : il impose un raisonnement statistique là où la logique du chiffre n’a pas sa place. 

Parce qu’ils en constituent la lisière, la prison et le Sex drive-in présentent tous deux un intérêt incontestable pour l’architecture : ils rappellent qu’elle peut, mieux qu’aucune autre pratique, conditionner des comportements. L’architecture réaffirme ce pouvoir quand elle spécule sur des prisons, quand elle trie et déplace les marginaux, mais aussi quand elle conçoit des logements ou des écoles. Là est sa force, de pouvoir agir sur le vivant, pour le bien ou pour le pire.