La con­fi­ance avant la nor­me: l'­ar­chi­tec­tu­re es­pa­gno­le après la cri­se de 2008

L’irruption de la crise en Espagne a mis un terme à une architecture conquérante et à l’expansion incontrôlée des villes. La période post-krach est marquée par la résurgence de la transformation et du dialogue avec l’existant comme position architecturale.

Publikationsdatum
29-06-2017
Revision
04-07-2017

En 2008, alors que nous dirigions avec l’architecte Carlos Pita la revue Obradoiro du Collège d’Architectes de la Galice, nous avons choisi, dans une démarche exploratoire, de publier des œuvres d’architecture de petite taille. Nous prenions ainsi le contre-pied d’une obsession partagée par de nombreux architectes, celle de construire des projets de grande taille, idéalement des équipements culturels issus de la commande publique. Nous réagissions également au fait que la commande publique en Galice se réduisait drastiquement suite aux dépenses engagées pour le dernier grand étalage de l’architecture d’auteur : la Ciudad de la Cultura de Peter Eisenman à Saint-Jacques-de-Compostelle1.
Cette obsession pour un type particulier de projets, également encouragée dans les écoles d’architecture, a perduré des années sans prise de conscience de l’évolution du marché. Dans le contexte académique, l’application des accords de Bologne accaparait alors toutes les réflexions. Les écoles ont formé toute une génération d’architectes polyvalents, qui a contribué au boom de la construction des années 20002. En 2008, l’arrivée de la crise a laissé aussi bien le monde académique que le monde professionnel sans capacité de réaction, empreints de l’inertie accumulée par ceux qui ne voulaient pas voir et assumer le crépuscule du système qui les avait portés.
Comme d’autres pays, l’Espagne a fait le pari d’un modèle de croissance basé sur la construction et l’investissement immobilier. Ce modèle a été soutenu par la classe politique et les banques au-delà de toute rationalité. La crise de 2008 a paralysé le secteur de l’immobilier et interrompu les processus de construction initiés, laissant en héritage des millions de mètres carrés mal exécutés ou à l’abandon. A l’heure actuelle, nous sommes confrontés à une réalité bâtie qui n’a pas encore été digérée. Nous sommes contraints d’assimiler les échecs du marché immobilier mais aussi les excès d’une architecture d’auteur qui glorifiait l’ego des architectes et des politiciens qui en étaient les promoteurs.
Nous devons en définitive résoudre deux problèmes très différents: l’un est issu du désir excessif de profits au détriment de la qualité architecturale, l’autre est la conséquence d’une expression narcissique exacerbée. Ces deux situations, bien qu’elles soient diamétralement opposées, n’en partagent pas moins le même mépris pour la réalité dans laquelle elles s’inscrivent. Ainsi, les nouvelles constructions ont-elles été intégrées hâtivement, sans réflexion, sans planification, et demeurent pour la plupart étrangères à la réalité du lieu.
La situation actuelle conduit à reporter l’attention vers une architecture mesurée qui, même si elle a toujours existé, a été masquée par les excès de la période précédente. Les enseignements tirés des années post-crise devraient conduire à ce que l’architecture cesse d’être un alibi pour les spéculateurs comme pour les adeptes du geste facile.

Mort de l’auteur


Pendant des années, l’œuvre architecturale finie, autonome, maintenue dans un état de pureté, a été un mode dominant de la perception architecturale. Pourtant, les œuvres autonomes sont des exceptions dans l’histoire. On reconnaît désormais que l’architecture est essentiellement hybride. Précisément parce que son utilisation l’altère, parce qu’elle est sujette à l’usure, on doit s’en occuper et tenir compte des solutions qui permettent de prolonger sa durée de vie. L’architecture est donc envisagée comme un collage, comme une réalité multiple dans laquelle différents acteurs laissent les empreintes de leurs actions.

Lire également: Conversation avec Carlos Quintans, commissaire du pavillon espagnol à la Biennale d'architecture de Venise 2016

Dans le cadre de la Biennale de Venise de 2016, notre proposition pour le pavillon de l’Espagne, Unfinished3, présentait une réflexion sur le contexte espagnol après la crise et montrait des architectures qui ne renoncent pas à assumer un rôle complémentaire, et qui se positionnent comme une étape dans un processus. Par différentes stratégies, ces architectures recherchent des solutions à des problèmes réels et marquent un changement de tendance dans l’architecture espagnole contemporaine.
Les questions abordées dorénavant sont diverses, mais certaines sont récurrentes. L’environnement urbain, considéré comme le résultat d’actions successives d’acteurs multiples est souvent revendiqué comme le point de départ. Les nouvelles interventions ne répondent plus au modèle de l’urbanisme expansif mis en échec par la crise, mais s’insèrent dans l’existant, consolident des espaces déstructurés et développent un sentiment d’appartenance au lieu. Différentes approches s’orientent vers la transformation et l’occupation de constructions obsolètes, abandonnées ou incomplètes. D’autres définissent des stratégies d’adaptation face aux changements. D’autres enfin proposent des espaces génériques pour permettre une multiplicité d’usages au fil du temps. De nombreux architectes cherchent en outre à montrer la beauté résultant de l’addition, du collectif. Leurs travaux brouillent la référence à l’architecte en tant qu’auteur, transformant le projet en une œuvre collaborative.

Le projet, entre reconstruction et reconversion


Aujourd’hui, nous avons besoin de résoudre de nombreuses situations par des approches plus élémentaires, au caractère provisoire, voire même précaire. Le provisoire est synonyme de précaire, comme si cette condition était exempte de toute exigence qualitative. Provisoire ne doit s’opposer qu’à définitif, en aucun cas à correct. Plus que jamais, les solutions apparemment temporaires explorées dans l’architecture de Hans Döllgast à Munich nous reviennent à l’esprit. Sa forme d’intervention fragile distinguait clairement les éléments nouveaux des structures existantes, les complétant par des interventions minimales et en étroite relation avec elles.
Dans certains projets, un contexte économique tendu n’a pas permis d’agir au-delà de la consolidation structurelle élémentaire. Loin des approches défendant le retour d’un bâtiment à un état idéalisé qui peut n’avoir jamais existé, un état sans les perturbations qui accompagnent l’histoire, certains architectes défendent la permanence du vécu par chaque construction, proposant des actions minimales qui conservent l’état de ruine ou montrent sans complexe des parties d’ouvrage dégradées.
Certains ouvrages non finalisés, structurellement consolidés et sécurisés ont immédiatement accueilli des activités. Au-delà d’une vision romantique et inutile des ruines, il faut leur donner un usage, même temporaire. De ce point de vue, il est question de potentiel d’usage, à opposer à une attitude purement contemplative. Il faut avoir la volonté d’occuper les ruines, d’habiliter les procédés permettant la préservation d’une construction autant que son utilisation.
Si la consolidation apparaît comme la première et la plus élémentaire des stratégies d’intervention dans l’existant, l’évidement l’est plus encore. Dans ce cas, la démolition devient un outil architectural, adopté par certains architectes comme méthode de travail dans un processus de clarification du bâti.
Cette période a également permis l’émergence de stratégies de réappropriation qui ont conduit à des solutions d’adaptabilité des bâtiments. Envisager la préservation de l’existant comme une logique opposée au gaspillage conduit à des interventions pleines d’ingéniosité pour arriver à adapter les espaces existants à de nouvelles exigences. Ces interventions sont réalisées avec des ressources économiques souvent limitées, sans efforts superflus et le plus de synergies possibles avec l’existant. Les insertions, les éléments de remplissage dans des espaces déjà construits, sont de plus en plus à l’ordre du jour. Ces insertions complètent l’existant sans l’effacer, par des interventions parfois minimales qui parviennent cependant à modifier et à reconfigurer l’ensemble.
Dans ce contexte, il est important de signaler que la formation de l’architecte en Espagne est basée sur la matérialisation, sur l’expression et la sincérité/vérité? de la construction. Cette formation est en adéquation avec les disponibilités économiques et technologiques du contexte espagnol. Comme cela a été le cas par le passé, cette attitude a permis aux architectes de s’adapter à une situation difficile et complexe. Cependant, à la différence d’autres périodes de restrictions importantes, il existe maintenant des normes externes et contraignantes qui limitent une forme de connivence et d’intelligence dans le travail, source d’une confiance en une connaissance qui ne peut pas être expliquée à travers le type d’analyse propre aux processus industriels.
Ainsi, parmi les propositions intéressantes de l’architecture espagnole actuelle, nombreuses sont celles qui sont à la limite de la légalité, et qui souhaiteraient dépasser cette limite pour offrir de meilleurs résultats. Faire passer la confiance avant la norme. Dans ce contexte, la consolidation de plateformes de revendication comme Recetas Urbanas et n’UNDO qui remettent en question les limites des usages et des normes est particulièrement importante.
A ce titre, le sociologue Niklas Luhmann insistait dans son livre La Confiance (1968)4 sur le fait que la clé du progrès dans nos sociétés est la confiance qui permet d’aboutir à une simplification de la complexité. La confiance est nécessaire, car l’application de règles ne permettra pas d’agir avec agilité sur une réalité qui ne s’y conforme pas.

Carlos Quintáns est professeur au département de construction et architecture de l’Université de La Corogne. Il est directeur de la revue Archives.

 

Notes

1. Le projet de Peter Eisenman a été lauréat du concours international organisé en 1999 par la Xunta de Galicia. Sa surface, 148 000 mètres carrés, est équivalente à celle de la ville historique de Saint-Jacques-de-Compostelle.  Depuis le début de sa construction en 2001, le gouvernement régional a investi près de 400 millions d’euros (le budget prévu étant de 108 millions d’euros) et seuls quatre bâtiments sur six ont été construits. Cette montagne, excavée et construite à nouveau, est toujours en chantier. L’aboutissement du projet selon son ambition initiale est définitivement compromis. 

2. Le nombre de logements construits en Espagne est passé d’une moyenne de 550 000 par an pendant la période 1998-2007, à 80 000 en 2012 (à comparer à la moyenne de 250 000 des années 1990). Sur les conséquences physiques de la bulle immobilière des années 2000 en Espagne voir : Concheiro, Isabel, «Interrupted Spain», After Crisis (Baden: Lars Müller Publishers, 2011) : 12-25, et «The hidden bubble», Trans Magazine Spekulativ no. 25 (2014) : 136-141.

3.  «Unfinished», Pavillon d’Espagne à la Biennale de Venise 2016, primé avec le Lion d’Or. Commissaires: Carlos Quintáns et Iñaqui Carnicero.

4. Luhmann, Niklas, La Confiance : un mécanisme de réduction de la complexité sociale [Vertrauen: ein Mechanismus der Reduktion sozialer Komplexität, 1968] (Paris: Economica, 2006).

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