«La can­di­da­tu­re com­mu­ne pour l’or­ga­ni­sa­ti­on du con­grès de l’UIA pro­met de dé­pas­ser la vi­si­on mo­no­cu­lai­re qui ca­rac­té­ri­se ac­tu­el­le­ment la dis­cus­sion sur l’ur­bain»

Entretien avec Philip Ursprung

Publikationsdatum
30-08-2017
Revision
01-09-2017

Les principaux pôles urbains du bassin lémanique présentent une candidature commune pour l’organisation du prochain congrès de l’Union internationale des architectes (UIA). Dans le cadre de cet événement, la réflexion portera plus largement sur l’architecture et l’eau, et touche donc à l’urbanisation du Léman. Que pensez-vous de cette initiative?
Philip Ursprung : Je trouve l’initiative excellente. Je suis très curieux de cette association entre Genève, Lausanne et la Haute-Savoie. La candidature commune pour l’organisation du congrès de l’UIA promet de dépasser la vision monoculaire qui caractérise actuellement la discussion sur l’urbain. La plupart des citoyens pensent encore que leur ville est un monde à part, un microcosme, qui est dissocié de ce qui n’est pas la ville et qui peut être comparée à d’autres villes, des villes plus petites, plus grandes, plus riches ou plus pauvres. Il y a évidemment une forte concurrence entre les villes pour attirer des capitaux et une population aisée ; par ailleurs, les maires ont aujourd’hui plus de pouvoir que le gouvernement fédéral. Pour ma part, je trouve qu’il est plus intéressant d’étudier l’interrelation entre les villes, le réseau qu’elles tissent entre elles, ainsi que le rapport entre ces villes et l’arrière-pays – l’Hinterland – pour reprendre le terme utilisé par Milica Topalovic. Si l’on considère que la Suisse et ses régions avoisinantes en France, en Allemagne et en Italie forment une seule et même grande ville européenne, avec des zones plus ou moins denses, Genève et Lausanne seraient alors deux régions parmi les plus prospères de cette ville, et la Haute-Savoie son Hinterland. C’est une démarche intelligente d’avoir dès le départ associé la Haute-Savoie, car elle permet de discuter du rôle des frontières communales et nationales, et en particulier de remettre en question la manière dont les villes sont généralement perçues et représentées. J’aime bien aussi l’hypothèse assez provocatrice que le lac est le centre de cette structure urbaine. Placer le paysage au centre de l’analyse est l’occasion d’un changement de perspective.

Pour voir l'ensemble de la série Insubmersible, lire l'entretien de Patrick Heiz de Made in:  «Ce qui était hier l’agglomération est aujourd’hui la nouvelle commune.»

Vous avez très souvent analysé la réalité physique du paysage à partir d’approches symboliques et fictionnelles. Comment cette grille de lecture s’applique-t-elle au lac Léman en tant qu’ensemble urbain?
Le lac Léman fait partie des paysages les plus sublimes d’Europe. Avant l’invention de la machine à vapeur, le lac a été un pivot du développement économique parce que le transport des marchandises se faisait beaucoup plus facilement par bateau qu’à cheval. Tout a changé à l’ère de l’industrialisation, et aujourd’hui, sa fonction est principalement esthétique. Au 19e et au 20e siècles, ce sont des touristes britanniques, et par la suite des artistes comme John Ruskin, Gustave Courbet, Alexandre Calame et Ferdinand Hodler, qui ont façonné l’image que nous avons du lac. Il paraît que les Suisses allemands, quand ils découvrent ce paysage pour la première fois, jettent leur billet retour par la fenêtre du train. Je l’ai moi-même fait dans les années 1980, où je suis resté étudier cinq ans à Genève. Aujourd’hui, le lac est encore une ressource pour l’industrie touristique locale, mais il est surtout une image, une toile de fond spectaculaire servant d’ancrage local à des institutions internationales telles que Nestlé, l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, les Nations Unies et l’industrie bancaire de Genève. La vaste surface bleue du lac, cette cuvette incommensurable bordée par une chaîne de montagnes, alimentée par l’eau qui prend sa source dans les Alpes et s’écoule jusqu’à la Méditerranée, est un symbole à la fois de richesse et de sécurité. Le lac est un symbole des flux de capitaux que la Suisse reçoit et stocke.
Considérer le lac comme un activateur d’urbanisation, et non comme sa toile de fond passive, permet de le soustraire à sa fonction d’image et d’en recoder la symbolique. C’est en cela que je trouve que la candidature au congrès de l’UIA a beaucoup de potentiel. Par exemple, on pourrait imaginer que le lac se transforme en une sorte d’immense Central Park entièrement bordé par un tissu urbain, en un espace de loisirs et de connexion. Une autre approche serait de considérer le lac et ses rives, moins comme un paysage que comme un espace rural. Vu sous cet angle, la juxtaposition de l’urbain et du provincial, de la vélocité des métropoles et de la léthargie de campagnes à moitié laissées à l’abandon, pourrait offrir de nouvelles formes urbaines, où coexisteraient par exemple des espaces de vie très onéreux et d’autres très bon marché. On pourrait imaginer que les étudiants de toutes les universités bordant le lac ne vivent plus dans des logements étudiants exigus près de leur université, mais dans des fermes abandonnées des Alpes françaises qui seraient reliées aux universités par des vedettes rapides. On pourrait imaginer que le cadre de vie idéal des jeunes cadres travaillant dans les multinationales soient non plus le loft, l’espace vide d’une usine désaffectée, mais d’anciennes étables, vestiges d’une industrie agricole en déclin. On pourrait imaginer qu’au lieu de rénover et d’agrandir le Musée d’Art et d’Histoire de Genève, celui-ci ait une extension jusqu’à Thonon-les Bains et qu’il soit relié aux centres urbains par des navettes. Enfin, il pourrait y avoir encore une dernière approche, qui serait de voir le lac comme une zone industrielle. Tout le trafic serait concentré sur le lac, il y aurait des heures de pointe pour les bateaux à voile et des embouteillages autour des ports, pendant que des enfants joueraient dans les rues désertes autour du lac. Et alors, les villas privilégiées sur les rives du lac seraient abandonnées en raison des nuisances sonores constantes et de la pollution. Un aéroport central flotterait au milieu du Léman.

Le paysage serait-il un concept, et la Suisse son pathos le plus radical?
Je dirais plutôt que la Suisse a un rapport pathologique au paysage. Les Suisses ne se sont jamais remis du fait que leur paysage a été inventé par des artistes et des poètes étrangers, comme John Ruskin et Friedrich Schiller. Comme si, fondamentalement, ils étaient dans un rapport d’aliénation par rapport à leurs paysages, qu’ils avaient développé une sorte de schizophrénie spatiale, un amour-haine de leur environnement. Autrement, on s’expliquerait mal pourquoi le Mittelland et une grande partie des régions alpines ont cet aspect-là aujourd’hui. Il est impossible de planifier quoi que ce soit, parce que l’horizon de chaque commune s’arrête à ses frontières. Et la planification à grande échelle est une fonction de l’infrastructure, un sorte de système ferroviaire très dense qui transporte et dépose des passagers dans les pays alentour. Quant aux campagnes, elles sont tombées dans les mauvaises mains de l’industrie agraire, qui les a homogénéisées et hermétiquement fermées. Il y a plus de biodiversité dans les centres-villes qu’à la campagne.

Philip Ursprung est professeur d’histoire de l’art et de l’architecture à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.