La bi­blio­t­hè­que com­me espace pu­blic

Les bibliothèques sont-elles les places publiques de demain? Après avoir répértorié et analysé les réalisations des vingt dernières années, Luigi Failla relève un changement d’échelle dans la conception des bibliothèques, qui intègrent désormais, selon lui, un «paradigme urbain».

Publikationsdatum
03-05-2017
Revision
11-05-2017

L’ouverture d’un établissement culturel nous expose désormais à des défis qui vont bien au-delà des aspects fonctionnels liés à l’architecture et à la gestion du bâtiment. Si, d’un côté, la crise économique nous oblige à reconsidérer la durabilité financière des grands projets, trop souvent en privilégiant des lieux qui se substituent de façon tendancieuse à l’espace public, de l’autre, l’instabilité sociopolitique caractérisant la plupart des villes contemporaines, ainsi que la privatisation progressive des espaces publics, ont de facto accentué la demande de lieux fondés sur une véritable démocratie d’usage.
De ce fait, nombre d’établissements publics, au lieu des services traditionnels, mettent désormais en exergue des appellations telles que lieu de vie, troisième lieu, learning center, piazze urbane, qui sont de plus en plus utilisées pour décrire les contenus fondamentaux de l’espace. Cela témoigne du besoin de la société contemporaine d’avoir des lieux protégés pour les activités collectives ou, au moins, de les justifier comme tels vis-à-vis des citoyens. Ainsi, l’établissement n’est plus seulement utilisé en fonction des règles qui définissaient la typologie architecturale; au contraire, les fonctions traditionnelles deviennent maintenant des instruments qui permettent de viser un objectif différent, d’un ordre relevant plus du social que du culturel, de l’urbain plus que de l’architectural.
La problématique à la base de la question des bibliothèques publiques d’aujourd’hui repose donc sur le caractère paradoxal de certaines observations: raréfaction des grands lecteurs et crise de la lecture publique, mais accroissement de la fréquentation des bibliothèques, surtout en termes d’usagers qui profitent, en premier lieu, des espaces et, ensuite seulement, des contenus culturels; enrichissement des contenus, mais parcellisation des connaissances et distribution de celles-ci dans des espaces virtuels; incapacité de l’homme contemporain à saisir une connaissance dématérialisée qui relève prioritairement d’un problème de design des objets de transmission de la culture et de l’information, pas encore stabilisés dans la forme et l’usage.
Les bibliothèques deviendront-elles des musées abritant les restes d’une technologie (le livre) tombée en désuétude? S’agira-t-il de server rooms fermées auxquelles on accède à distance? Ou bien pourront-elles devenir un dispositif urbain capable de répondre à la perte d’espace public dans les métropoles contemporaines?
Cet article est le fruit d’une analyse qui s’appuie sur différents travaux de recherche et sur une thèse de doctorat en architecture1 dont le point de départ est l’étude de l’architecture des bibliothèques réalisées durant trois périodes de référence (1980 à 2000, 2000 à 2010, 2010 à aujourd’hui).

 

Un changement de paradigme

 


La conception d’une bibliothèque traditionnelle se fondait sur la recherche et l’utilisation des objets de transmission de la culture et de l’information, inévitablement contenus et protégés à l’intérieur du bâtiment. Or, la multiplication des médias, des sources et des sujets produisant et diffusant la culture, ainsi que l’absence de leurs limites spatiales et temporelles due au numérique, modifient non seulement la structure de l’information mais aussi sa nature, en créant de nouvelles modalités d’usage plus discontinues, nomades et participatives.
Si, du point de vue de l’objet, on arrive à établir une sorte d’équivalence entre le livre physique et le livre numérique et à justifier la diarchie entre lecture sur papier et sur écran dont Umberto Eco parlait souvent2, du point de vue de l’espace on comprend bien que la question controversée du digital ne concerne pas vraiment le support mais plutôt les nouvelles pratiques associées aux outils numériques qui se sont désormais consolidés dans les habitudes urbaines des citoyens.
Ainsi, un nouveau paradigme émerge! L’évolution de la bibliothèque n’est pas due seulement à celle des supports de la lecture mais, surtout, à l’évolution de son rôle en tant qu’espace public et à la manière dont s’y inscrivent les nouveaux rapports à la connaissance.
Le rapport devient alors biunivoque: d’une part, les villes ont besoin d’un attracteur social comme la bibliothèque pour les activités collectives et, d’autre part, la bibliothèque a besoin d’intégrer de nouvelles activités urbaines si elle veut survivre aux nouveaux enjeux du 21e siècle.
Du point de vue architectural, cela implique le passage d’une conception fonctionnaliste, fondée sur un programme arborescent, où chaque espace est lié à une catégorie de public et à une pratique d’utilisation bien définie, vers une conception situationniste qui s’appuie sur un paradigme urbain, où l’espace doit assurer des usages potentiellement mixtes à plusieurs catégories de personnes afin de faire cohabiter les différences et les diverses vitesses d’évolution des pratiques urbaines et culturelles.
Postuler la discontinuité comme condition première de l’organisation du bâtiment signifie repenser les relations réciproques entre documents, espaces et usagers. Avant d’évoquer toute suprématie d’un secteur ou d’un pôle, il faut raisonner en termes de mise en relation: ce changement de paradigme déplace le cœur de la réflexion du livre vers la ville.

 

Vers une nouvelle typologie?


L’analyse menée dans la recherche doctorale montre l’existence de trois typologies ou modèles bien définis : une bibliothèque traditionnelle qui fait référence aux modèles de la tradition des années 1980 et 1990 ; une bibliothèque de transition, incarnée dans le modèle à deux niveaux, qui atteint le sommet de son développement durant cette période ; enfin, un nouveau modèle de bibliothèque que nous avons appelé modèle à niveau unique, fortement lié aux dynamiques de la ville et aux règles de la grande distribution commerciale, qui est une alternative culturelle aux lieux collectifs voués au profit.

 

Les années 1980–2000 et la conception fonctionnaliste


Les pratiques d’utilisation d’une bibliothèque traditionnelle reposent sur une notion de recherche, à la fois des objets et des espaces. «Une bibliothèque, disait Louis Kahn, c’est un lecteur qui prend un livre d’une étagère et va vers la lumière pour le lire.»3
Les programmes des années 1980 et 1990 montrent une correspondance étroite entre espaces et usagers au point que les sections de la bibliothèque prennent leur nom à partir du public (espace enfants, salle lecture adultes, etc.) et des documents (espace presse, espace télé, etc.). La bibliothèque devient, ainsi, une juxtaposition de parties fonctionnelles reliées entre elles par des espaces de second ordre.
Toutes les réalisations de cette période font référence au modèle allemand de la dreigeteilte Bibliothek (littéralement, bibliothèque tripartite) et à ses hybridations en Europe continentale. A la base de ce modèle, il y a la prise de conscience de la diversité des usagers de la bibliothèque, dont une partie toujours plus importante commence à s’éloigner des pratiques traditionnelles. La société des années 1980, n’étant pas prête à abandonner le rôle de conservation des bibliothèques, a accueilli favorablement une division de l’espace en parties répondant à la fois aux besoins traditionnels et aux nouveaux enjeux. Ces parties, appelées niveaux par un certain nombre de théoriciens, représentent une sorte de bibliothèque dans la bibliothèque, avec ses propres règles d’utilisation de l’espace, ses types de documents et ses propres usagers.4
En termes d’organisation fonctionnelle, le premier niveau répond aux besoins d’information les plus génériques, il contient l’actualité et les activités culturelles parallèles au livre. Le deuxième niveau répond à une demande d’information plus définie et aux exigences liées à la lecture individuelle. Enfin, le troisième niveau est dédié à la recherche spécialisée, aux services de haute complexité et à la conservation des documents.
Dans le modèle à trois niveaux, la bibliothèque est toujours le lieu des livres: de ce fait, son espace principal reste la salle de lecture. En dépit de la flexibilité annoncée par l’organisation open space souvent utilisée, la lecture du plan type montre une fluidité fictive à cause de la division en sous-zones fonctionnelles définies par le mobilier (on reconnait facilement les étagères en libre-service, les espaces pour la lecture, etc.).

 

Le modèle à deux niveaux


Au fur et à mesure que les pratiques d’utilisation de l’espace se consolident sur la fourniture de services liés à l’information, au détriment du patrimoine et de la recherche, le troisième niveau commence à perdre sa raison d’être à l’intérieur de la bibliothèque. L’analyse menée dans la recherche doctorale montre en effet que 62 % des bibliothèques réalisées pendant la période 2000/2010 ont été conçues selon un modèle, nouveau pour l’époque, que nous proposons d’appeler à deux niveaux (afin de souligner la continuité avec le modèle allemand) où certains espaces précédemment affectés au troisième niveau ne sont plus présents et d’autres sont déplacés dans le deuxième niveau.
Le premier niveau s’éloigne de l’idée traditionnelle de l’espace bibliothécaire et s’adapte aux nouvelles pratiques de lecture et d’utilisation de l’espace, plus liées à la vie quotidienne des usagers. Le deuxième niveau, au contraire, reste caractérisé par une organisation spatiale proche de l’idée traditionnelle de bibliothèque.

 

Le paradigme urbain et la bibliothèque à niveau unique


Depuis une quinzaine d’années, la technologie numérique a annulé les hiérarchies dans le monde de l’information et a permis d’établir une sorte d’équivalence entre les différentes pratiques d’utilisation de l’espace.
La bibliothèque contemporaine vise alors à l’idée de l’universalité. Cette fois, par contre, il ne s’agit pas d’un concept lié à la culture, mais à la possibilité d’adopter des usages mixtes. L’espace principal de la bibliothèque, maintenant dissocié du livre et de la lecture, est un plateau non hiérarchique caractérisé par une série de nœuds spatiaux qui favorisent la perception de l’hétérogénéité de l’espace à travers des discontinuités, des ruptures, des juxtapositions aux limites éphémères, où documents et public cohabitent.
Comme le sociologue britannique Zygmunt Bauman l’affirme, les limites imposent forcément l’acte d’accomplir des choix: les usagers, habitués aux choix réversibles et temporaires de la ville contemporaine (favorisés par le développement des interfaces numériques), accèdent plus facilement aux espaces spontanés qui se basent sur des protocoles ouverts.
Les nouvelles réalisations mettent en lumière l’absence d’une logique séquentielle liée aux pratiques traditionnelles d’accès au livre: la bibliothèque dans son ensemble devient un espace de connexion, composé d’une série de moments spatiaux dont l’architecte n’a qu’une maîtrise partielle. D’une manière générale, on observe une sorte de suprématie nouvelle des espaces dynamiques sur les espaces statiques ou, pour le dire avec Deleuze et Guattari, des espaces nomades sur les espaces sédentaires.
La métaphore de la bibliothèque comme texte, ou mieux comme hypertexte, facilite la compréhension de cette logique d’urbanisation de l’intérieur : l’usager, en lisant l’espace, lui attribue un signifié qui permet de donner un sens aux différents parcours herméneutiques conçus par l’architecte. En parcourant la bibliothèque, on a la possibilité de découvrir des parcours complètement inconnus au début de notre recherche. Ce phénomène, qui représente une évolution du concept de sérendipité, ouvre une réflexion sur les conséquences de la transformation de la recherche documentaire d’un parcours physique à un parcours virtuel.
Le paradigme hypertextuel nous renvoie au paradigme urbain. La conception non hiérarchique et les espaces dynamiques ou nomades sont à la base du développement d’un modèle que l’on pourrait appeler à niveau unique: un lieu devenu liquide et hypertextuel qui évolue suivant un principe situationniste selon lequel, à l’intérieur d’un espace défini, une série d’îles de contenus changent en fonction des usagers qui les utilisent.
La bibliothèque devient ainsi une sorte d’espace fractal recomposé chaque fois par les activités qui y sont réalisées. Au fond, cette évolution est accompagnée d’une prise de conscience du rôle de l’architecture, en tant que forme et volume, dans l’ensemble des dynamiques urbaines.

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