John Port­man: busi­ness et ar­chi­tec­tu­re

Endossant le double rôle d’architecte et de promoteur, John Portman (1924-2017) est parvenu à créer des espaces singuliers et de nouvelles typologies dans l’architecture des Etats-Unis à partir des années 1960.

Publikationsdatum
07-03-2018
Revision
13-03-2018

Au nord du centre historique d’Atlanta se trouve Peachtree Center, un complexe polyvalent fait de tubes et de configurations spatiales spectaculaires qui s’étend sur dix-sept îlots1. Il crée un second ordre urbain au sein même de la ville existante, avec ses passages piétonniers aériens qui lient les bâtiments les uns aux autres et avec le centre même d’Atlanta. Le projet, entamé en 1961 avec la construction par Portman de l’Atlanta Merchandise Mart, fut achevé en 1967 avec le bâtiment pour lequel il est le plus connu : le Hyatt Regency Atlanta, dont le vide de 22 étages réinvente l’hôtel atrium, un type d’hôtel qui fut ensuite répliqué dans le monde entier. Portman réalisa ensuite deux autres hôtels atrium, des immeubles de bureaux avec parking, ainsi que des espaces commerciaux et de loisirs, formant ce qu’il appelait une « unité coordonnée », dans laquelle plusieurs fonctions complémentaires sont réunies à une distance de marche d’environ sept à huit minutes2. La clé du succès et de la croissance soutenue de Peachtree Center est le Hyatt Regency qui a servi de labo­ratoire pour l’agence d’architecture et de promotion immobilière de Portman.

Peu après son inauguration, le supplément à l’édition du dimanche de l’Atlanta Journal and Constitution consacré à cet hôtel (connu à l’origine sous le nom de Regency Hyatt House) soulignait l’impact qu’il eut dans l’imaginaire local. Sur la page de couverture, Portman parlait avec beaucoup d’emphase de l’hôtel : « Le Regency est le contraire d’un hôtel classique. Jusqu’à présent, un hôtel de centre-ville se caractérisait par un espace exigu – un petit hall d’entrée bas de plafond, des petits ascenseurs fermés, des couloirs étroits avec une seule fenêtre sur l’extérieur. A l’inverse, le Regency représente une explosion totale de l’espace. Lorsque vous entrez dans le Regency, vous pénétrez dans ce qui est peut-être le seul espace de ce type construit depuis la Renaissance, il y a 500 ans. C’est le plus grand hall d’hôtel de toute l’histoire. Les ascenseurs en verre vous permettent de profiter de la vue jusqu’en haut. Un couloir, ouvert d’un côté sur l’immense espace du hall, vous conduit à votre chambre où vous trouverez un mur entièrement vitré donnant sur le balcon privé. Tout le concept est articulé de façon élaborée autour de l’espace. »3

En 1971, le magazine Fortune consacrait un dossier spécial, intitulé « Les architectes ont leur mot à dire sur une nouvelle conception de l’Amérique », qui commençait par une description approfondie de l’atrium de l’Hyatt, « summum dans l’art de la mise en scène, qui a très vite fait des émules chez les hôteliers »4. L’article établit un lien entre cet art de la mise en scène et le rôle de Portman en tant que promoteur de l’hôtel, insistant sur le fait qu’un sens aigu des affaires était un gage de qualité (ou d’audace) architecturale. En dehors de Portman, le dossier de Fortune mentionnait d’autres acteurs clés qui étaient en train de changer le rapport de l’architecture au développement urbain à grande échelle : le cabinet d’architecture de Houston de Caudill Rowlett Scott ; Archibald Rogers, l’architecte d’une grande partie du Charles Center de Baltimore qui, en termes de stratégie urbaine, ressemble au Peachtree Center ; Robert Hastings, le président réformateur de l’American Institute of Architects ; l’architecte de Los Angeles Charles Luckman, l’un des premiers à avoir conçu un complexe à usage mixte, le Prudential Center à Boston, et qui a associé son agence à un conglomérat désireux de réaliser des affaires dans l’immobilier ; enfin, le promoteur texan Trammell Crow, qui fut l’associé de Portman entre les années 1960 et le milieu des années 1970.

Malgré l’évocation de ces « pionniers », l’article dressait un tableau alarmant d’une architecture inadaptée et confrontée à des forces contradictoires, telles que les conceptions idéalistes de l’architecture, les contraintes excessives imposées par les clients et les promoteurs, les effets d’un urbanisme non concerté, et la spirale des coûts de construction : « L’écart entre le potentiel de l’architecture et ses résultats est à l’origine d’une crise profonde au sein de la profession. »5 Pourtant, pour reprendre les termes de Fortune, le succès des réalisations de Portman semblait combler cet écart.

Dans The Architect as Developer (1976), John Portman et Jonathan Barnett décrivaient la « méthode Portman » qui englobe les sept rôles distingués par Morris Lapidus (un autre grand architecte d’hôtels aux Etats-Unis) : promoteur immobilier, urbaniste, financier, directeur d’hôtel, architecte, décorateur et responsable des achats6. Ce livre est à la fois un manifeste et un manuel, une réflexion audacieuse sur le rôle de l’architecture dans l’environnement urbain, et une sorte de guide pratique pour mettre en œuvre ces nouveaux rapports entre architecture et promotion immobilière.

Comme le montre The Architect as Developer, le milieu des années 1970 fut une période très productive pour l’agence d’architecture, avec des projets en cours de planification ou de construction dans des villes comme Bruxelles, Le Caire, Détroit, Fort Worth, Los Angeles, New York et San Francisco. En plus du Hyatt Regency et du Merchandise Mart, en 1976, le Peachtree Center comprenait un hôtel de 72 étages appelé Peachtree Plaza (aujourd’hui le Westin), une extension du Hyatt Regency, cinq immeubles de bureaux, trois parkings, un complexe commercial et de divertissement incluant le restaurant Midnight Sun, enfin une salle de dîner-spectacle. L’ensemble s’étendait sur sept îlots reliés entre eux par des passerelles.

Dans le même temps, un rapport de l’Urban Land Institute (ULI) montrait que le développement immobilier à usage mixte était « l’innovation la plus importante en matière d’aménagement urbain au cours des deux dernières décennies, comparable en importance à l’évolution des centres commerciaux dans la période qui a immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale »7. Le Peachtree Center était cité comme modèle. Bien qu’il ne fût pas strictement conforme aux normes de développement à usage mixte, n’ayant pas fait l’objet d’un plan préalablement défini, le rapport faisait l’éloge de la souplesse du projet, « permettant une mise en œuvre progressive des phases de développement et un éventail de produits capables de répondre aux opportunités du marché et de faire face aux contraintes économiques. Cette approche de l’aménagement urbain confère au Peachtree Center un caractère évolutif qui n’obéit à aucune définition précise. »8

Portman utilisait bien évidemment un plan, mais un plan à partir duquel il s’agissait d’évaluer constamment les stratégies de développement de Peachtree Center, et non d’un plan définissant une structure figée de croissance. Vue sous cet angle, sa stratégie était une avancée par rapport au type classique de développement immobilier à usage mixte mis en œuvre à cette époque, qui se caractérisait par une feuille de route précisément prédéfinie. La flexibilité déterminant le développement constant de Peachtree Center s’explique en partie par le recours à un système de bail emphytéotique9 pour l’acquisition des terrains, combiné à la possibilité de construire au-delà des limites de propriété existantes. Comme le souligne le rapport de l’ULI : « Grâce à ces dispositions, le développement n’était pas ‹ contraint › par le marché et par les coûts de portage élevés pour les futurs projets d’aménagement des parcelles vacantes. De plus, les promoteurs n’étaient pas confrontés à la difficulté de posséder des actifs non amortissables, le paiement des loyers pouvait être passé en frais, et le site pouvait être contrôlé sans avoir à se lancer dans une procédure complexe et coûteuse d’acquisition de terrains. »10

L’aménagement du premier immeuble de bureaux de Peachtree Center en 1965, au 230 Peachtree Street, mérite d’être considéré dans ce contexte. Le bâtiment fut construit sur deux parcelles de terrain, une que Portman et son associé Trammell Crow avaient pu acheter directement, et l’autre qui avait été obtenue grâce à un bail emphytéotique. Les conditions du bail stipulaient qu’au terme des 99 ans, la partie du bâtiment construite sur la parcelle devait pouvoir être séparée de la partie du terrain acquise. Dans cette perspective, le bâtiment avait été conçu en blocs dissociables, faisant ainsi apparaître cette contrainte11. La disposition formelle en plusieurs blocs articulés, rendue nécessaire par ce plan de financement, serait adoptée pour les autres immeubles de bureau du Peachtree Center.

La structure sous-tendant cette approche de l’aménagement fut révélée dans un organigramme publié à la fin de The Architect as Developer. Le cabinet se présentait en deux branches principales : John Portman and Associates, le cabinet d’architecture, et Portman Properties, l’agence de promotion et de gestion immobilière. Portman apparaissait comme le directeur opérationnel des deux entités. L’agence d’architecture incluait toutes les fonctions nécessaires pour la livraison des bâtiments, y compris l’ingénierie des structures et la direction des travaux. Portman Properties était une structure un peu plus complexe, qui s’apparentait à une société de promotion immobilière, avec plusieurs branches spécialisées dans le développement de projets, le financement, l’acquisition, la gestion de projets, les affaires juridiques, les relations publiques, ainsi que des branches exploitant l’ensemble des propriétés, dont le Merchandise Mart, les hôtels et les lieux de divertissement. Le modus operandi personnel développé par Portman pour gérer ces deux branches principales est décrit dans The Architect as Developer12. Barnett note que Portman était présent à toutes les grandes réunions et négociations des différentes phases du projet, de sa conception à sa réalisation, de la signature des contrats de location à la gestion des équipements, en passant par le financement, la construction, et les relations avec les pouvoirs publics. C’est également lui qui était à l’initiative de tous les projets. Barnett mentionne la façon dont « Portman élabore seul un projet ou un concept immobilier. Puis il le défend, et c’est à ses associés de l’aider à le tester pour vérifier sa faisabilité. […] Portman ne perd jamais de vue son rôle d’architecte, malgré son implication dans la promotion immobilière, le marché, la finance et la gestion ; en maîtrisant le contexte dans lequel il doit travailler, il renforce sa compréhension de l’architecture. »13

Portman initiait et supervisait tour à tour toute la conceptualisation et le développement du projet. A propos de l’hôtel Peachtree Plaza, Barnett fait remarquer que Portman « a lui-même déterminé le concept, la structure et l’agencement des espaces principaux, ainsi que l’aménagement intérieur »14.

Une remarque un peu désinvolte de Barnett révèle le caractère omniscient de la manière de travailler de Portman. En décrivant le somptueux restaurant Midnight Sun du Peachtree Center, Barnett écrit : « Portman s’est lancé dans la restauration parce qu’il était persuadé qu’aucun concessionnaire indépendant ne saurait créer le type d’atmosphère qu’il avait en tête ou appliquer les normes de nourriture et d’entretien une fois que les restaurants seraient en activité. »15 De plus, son expertise se développa dans d’autres domaines. Ainsi, sa société incluait également Peachtree Purchasing, une entreprise créée pour l’achat en gros du mobilier spécifié dans les plans d’aménagement, lequel était également proposé à d’autres clients.16

La planification prenait en considération les différentes étapes du projet architectural et immobilier. Chaque étape était représentée par des phases identiques : étude du projet initial, décision de faire/ne pas faire (ce qui, du point de vue du développement, impliquait l’octroi de prêts), début des travaux, phase d’aménagement, et livraison du bâtiment17. L’alignement des stratégies commerciales et architecturales permettait à l’agence de quantifier les effets de la conception architecturale, et de considérer l’architecture, et cela depuis le Hyatt Regency, en termes de potentiel immobilier et de sa capacité à générer du profit. Barnett explique que les études de faisabilité, traditionnellement réalisées par une société extérieure pour garantir une forme de neutralité, furent également prises en charge par Portman18. Il en alla de même des estimations du coût des bâtiments, qui « sont toujours basées sur le projet architectural, lequel est suffisamment détaillé pour permettre d’avancer des estimations précises. C’est en grande partie grâce à cette précision que Portman a été en mesure de réaliser ses projets non conventionnels. »19

Il est possible de faire une évaluation financière des projets en se basant directement sur la géométrie des « espaces non conventionnels » de Portman – par exemple l’atrium. Mais il est important d’interpréter cette estimation à l’aune de la dimension qualitative et affective du Hyatt Regency Atlanta : grâce à ses effets spatiaux spectaculaires mais aussi de par sa taille, l’atrium englobait ce qui était considéré comme des aménagements extérieurs, en particulier des bars et des restaurants, au sein même de l’hôtel. Cette intégration a connu un succès commercial immédiat, au sens où l’opérateur hôtelier a immédiatement bénéficié de l’activité économique générée dans cet environnement. Et grâce aux passerelles aériennes qui relient le Peachtree Center, faisant partie intégrante de la théorie de l’unité de coordination, le flux des personnes généré par le Merchandise Mart et les entreprises commerciales transitait à l’intérieur de l’hôtel. Cet « effet atrium » s’étendait également vers l’extérieur : les terrains adjacents avaient le potentiel d’être améliorés en raison de la proximité d’aménagements réussis, poursuivant l’intégration d’espaces extérieurs au sein de l’environnement intérieur contrôlé.20

Pour revenir au portrait de Fortune, il ne s’agit pas de dire, pour comprendre ce qu’est véritablement l’atrium, que cet art de la mise en scène est un caprice architectural. Il s’agit plutôt de comprendre les conditions dans lesquelles la conception architecturale s’est trouvée directement liée à sa structuration en tant que projet d’entreprise. Bien entendu, l’architecture a toujours représenté un investissement mais, ici, la fusion de l’architecture et de la promotion immobilière place au même niveau, et cela à toutes les étapes du processus, les activités commerciales et la conception architecturale. Grâce à cette symbiose, la géométrie de l’organisation architecturale a su s’adapter aux indicateurs du marché immobilier. L’atrium ne se limite pas à une « mise en scène artistique » ; il est également au cœur d’une stratégie de transformation urbaine.

Cet article est extrait de Charles Rice, Interior Urbanism : Architecture, John Portman and Downtown America, Londres, Bloomsbury, 2016. Traduit de l’anglais par Sophie Renaut.

Charles Rice est professeur d’architecture à l’Université technologique de Sydney.

 

 

Notes

1    Kelly Morris et Rachel Bohan (dir.), John Portman : Art and Architecture, Atlanta, High Museum of Art and University of Georgia Press, 2009, p. 26. A propos des différentes phases de construction du centre, voir Emily Abruzzo (dir.) Workbook. Official Catalog for Workshopping : An American Model of Architectural Practice. The U.S. Pavilion for La Biennale di Venezia, Biennale Architettura 2010, Atlanta et New York, High Museum of Art et 306090, 2010, pp. 90-93.

2    John Portman et Jonathan Barnett, The Architect as Developer, New York, McGraw Hill, 1976, p. 130. Après la livraison en 1992 du dernier grand bâtiment, la tour commerciale à One Peachtree Center, l’aménagement de Peachtree Center s’est poursuivi, la dernière extension du complexe du Merchandise Mart, aujourd’hui connu sous le nom d’AmericasMart, ayant été achevée en 2009.

3    Atlanta Journal and Constitution, 25 juin, 1967, p. 1-R. Voir aussi la description de Portman dans Portman et Barnett, The Architect as Developer, p. 28.

4    Gurney Breckenfeld, « The Architects Want a Voice in Redesigning America », Fortune, 84, 5, 1971, p. 144.

5    Breckenfeld, « The Architects Want a Voice », p. 146.

6    Morris Lapidus, « The Architect as Developer [review] », Journal of the Society of Architectural Historians, 37/4, 1978, p. 304. Voir aussi Rem Koolhaas, « Atlanta », in S, M, L, XL, New York, Monacelli Press, 1995, pp. 833-859.

7    Robert Witherspoon, Jon Abbet et Robert Gladstone, Mixed Use Developments : New Ways of Land Use, Technical Bulletin, 71, Washington DC, Urban Land Institute, 1976, p. xi.

8    Witherspoon et al, Mixed Use Developments, p. 35. Pour qu’un projet soit reconnu d’usage mixte, il doit contenir « trois usages ou plus permettant de générer des recettes (tels que la vente au détail, les bureaux, le logement, l’hôtel/motel, et les loisirs) ; […] l’intégration fonctionnelle et physique des éléments du projet (et donc l’utilisation intensive des parcelles), y compris les liaisons piétonnières ; et l’aménagement conformément à un plan cohérent » (p. 9). Le rapport poursuit : « le succès de l’aménagement exige la création d’un environnement physique à grande échelle, essentiellement nouveau, afin de résoudre le problème de l’influence exercée par des zones adjacentes. » (p. 12) Les possibilités offertes par cette approche comprenaient « la création de densités plus élevées, un développement plus rapide (en tenant moins compte du développement distinct de chaque usage), la différenciation des produits, une infrastructure partagée, un fort rendement économique, des économies d’échelle, et des impacts variés sur la communauté grâce à la revitalisation » (p. 13).

9    Le bail emphytéotique, ou emphytéose, désigne un bail immobilier de très longue durée, le plus souvent de 99 ans, mais qui peut aller jusqu’à la perpétuité, conférant au preneur des droits et des devoirs comparables à ceux d’un propriétaire.

10    Ibid.,p. 35. Le rapport remarquait ensuite que les « baux sont généralement négociés avec des conditions exigeant un aménagement au cours d’une période donnée (par exemple dix ans) ».

11    Portman et Barnett, The Architect as Developer, p. 27.

12    Ce schéma a changé au cours des années qui ont suivi à mesure que la structure des entreprises de Portman évoluait. Pour les organigrammes du milieu des années 1980, voir Abruzzo, Workbook, pp. 94-95.

13    Portman et Barnett, The Architect as Developer, p. 156.

14    Ibid., p. 163. Barnett a reconnu que ce niveau de contrôle était en contradiction avec la complexité de la gestion de l’agence : « Le calendrier complexe de Portman compromet sa capacité à contrôler chaque détail de la conception, bien que ce soit une difficulté typique des architectes qui travaillent simultanément à un ou deux bâtiments importants. »

15    Ibid., p. 15.

16    Ibid., p. 19.

17    Ibid., pp. 188-9.

18    Ibid., p. 150.

19    Ibid., p. 151.

20    Witherspoon, et al., Mixed Use Developments, p. 5.