«Je so­u­hai­te que la Su­is­se ou­vre la voie, pas qu’el­le fer­me la mar­che»

Adrian Altenburger – responsable du département de technique du bâtiment à la Haute école de Lucerne (Ingénierie & Architecture), président du conseil d’experts SIA énergie et vice-président de la Société suisse des ingénieurs et des architectes – s’exprime sur l’avenir énergétique du pays.

Publikationsdatum
03-05-2017
Revision
04-05-2017

SIA: Le 21 mai 2017, les Suisses se prononceront sur la Stratégie énergétique. L’industrie de la construction ne la soutient pas unanimement. Pouvez-vous nous en donner les raisons?
Adrian Altenburger: Une grande majorité du secteur est favorable à la Stratégie énergétique 2050 – la recommandation de l’organisation faîtière « constructionsuisse » le prouve. En particulier les architectes, ingénieurs et techniciens du bâtiment peuvent, par leurs innovations, poser des jalons, tant à l’échelle nationale qu’internationale. Au-delà de l’aspect responsabilité sociale, ces acteurs de la construction y voient principalement des opportunités entrepreneuriales. L’on constate également qu’ignorance des faits et conservatisme, tant des institutions que des leaders d’opinion, sont proportionnels à la virulence des critiques. Le bon sens devrait imposer aux personnes mal renseignées de s’abstenir de voter plutôt que de convertir leur ignorance en une opposition infondée.

Quels sont les principaux éléments du projet sur la Stratégie énergétique qui sera soumis au vote populaire le 21 mai?
Le projet concret porte sur un premier paquet de mesures qui prévoit, d’une part, d’améliorer l’efficacité énergétique et, d’autre part, d’exploiter les possibilités offertes par la force hydraulique et d’autres énergies renouvelables. Je tiens à souligner que les augmentations de coûts qu’évoquent déjà les opposants au projet ne font pas partie de ce premier train de mesures et se fondent uniquement sur des spéculations. Seul le supplément sur les coûts de transport du réseau à haute tension couvrant la rétribution unique et la rétribution à prix coûtant doit être augmenté de 1,5 à 2,3 centimes le kilowattheure afin de favoriser la production d’électricité issue de sources d’énergie renouvelables. Pour un foyer moyen, la hausse sur la facture d’électricité annuelle n’excèderait donc pas les 40 francs. Ce n’est que dans une deuxième étape, une fois l’efficacité de ce premier paquet de mesures analysée, que le Conseil fédéral entend remplacer progressivement l’actuel système d’encouragement par un système incitatif à compter de 2021.

Concrètement, en quoi la manière de construire changerait-elle, si le projet venait à être adopté?
La Stratégie énergétique pose les conditions cadres pour amener le développement technologique sur la voie de la décarbonisation du parc immobilier. Cela signifie qu’à l’avenir, nous souhaitons exclure les agents énergétiques fossiles de l’exploitation des bâtiments, l’objectif étant d’atteindre un bilan carbone neutre. Si les systèmes énergétiques renouvelables actuels – déjà très attrayants sur le long terme – sont encore perfectionnés et utilisés à plus grande échelle, leur compétitivité s’en verra également améliorée. Mais la question des prescriptions fixées par les cantons me semble plus importante encore. D’ici à 2018, ceux-ci devront définir à l’intention des concepteurs un cadre clair se fondant sur le modèle de prescriptions énergétiques des cantons (MoPEC). Autre point essentiel : la libéralisation du marché de l’électricité, à l’ordre du jour depuis longtemps déjà et qui dynamiserait la formation des prix. A l’avenir, les bâtiments seront de plus en plus souvent équipés d’un système de stockage à court terme garantissant l’alimentation en électricité, lorsque le ciel est couvert, par exemple. Ainsi, quelques grandes centrales stratégiquement situées suffiront à couvrir nos besoins – du moins à court terme.

A propos de libéralisation du marché de l’électricité : les fournisseurs d’électricité, qui subissent déjà l’effritement des prix sur le marché, ne risquent-ils pas d’être soumis à une pression accrue?
Certes. Mais je suis également persuadé qu’à l’avenir le report sur les énergies renouvelables ne renchérira pas l’électricité. En effet, les rayons du soleil ne coûtent rien, l’investissement se fera donc non plus dans les matières premières, mais dans les infrastructures nécessaires à la production et à l’approvisionnement, or celles-ci s’amortiront à moyen terme. D’où l’intérêt des systèmes de stockage en zone périphérique: ils permettent de maintenir au minimum les redondances, intensives en capital. Naturellement, nous continuerons à recourir à la force hydraulique qui est indépendante des fluctuations journalières. Je ne suis pas opposé à ce que des centrales alimentées par des énergies fossiles, hautement performantes, servent exceptionnellement à couvrir les pics de consommation. Les agents énergétiques fossiles ne présentent pas que des inconvénients, même s’il faut prendre en compte l’aspect pollution. Ils n’en restent pas moins une option à envisager dans ces cas de figure. Au lieu de mener des débats idéologiques, nous devrions réfléchir à la meilleure manière d’utiliser les différents agents énergétiques.

La nouvelle loi sur l’énergie prévoit une «consommation propre élargie». De quoi s’agit-il exactement?
Consommation propre veut dire que l’électricité produite localement est, si possible, autoconsommée ou temporairement stockée sur les lieux – moyennant une batterie par exemple. En cas de libéralisation du marché de l’électricité – qui s’accompagnerait d’une tarification dynamique – cela pourrait également s’avérer intéressant économiquement parlant. Si l’autoproduction d’électricité photovoltaïque (PV) – décentralisée et stochastique, c’est-à-dire dépendante des conditions météorologiques – devait être fortement étendue, la consommation propre éviterait les recours inutiles au réseau public et permettrait de maintenir sa fréquence. Les installations PV et systèmes de stockage par batterie, destinés entre autres à l’électromobilité, devraient connaître une forte recrudescence dans les décennies à venir. Outre l’autoconsommation directe, des systèmes avancés de mise en réseau de sites ou de quartiers ainsi que des solutions de contracting gagneront en attractivité.

Peut-on en conclure qu’à l’avenir, la fourniture d’électricité se décentralisera, c’est-à-dire que nous verrons le nombre de grandes installations diminuer, celui des petites, augmenter?
Oui, pour ce qui est de la production d’électricité, une situation hybride se dessine. Les bâtiments ne seront pas tous autosuffisants, ce n’est d’ailleurs pas nécessairement l’option la plus pertinente, d’un point de vue économique également. Il est donc essentiel que le réseau électrique, auquel sont également raccordées les centrales, couvre tout le territoire, que les bâtiments y soient connectés - et, au final, qu’il ne produise pas d’excédents. L’important est de trouver le juste équilibre entre petites installations décentralisées et grandes installations, comme les centrales hydrauliques. Car il faut savoir qu’à long terme, la force hydraulique se rentabilisera à nouveau.

Si le projet est adopté le 21 mai, l’énergie renouvelable sera déclarée thème d’intérêt national. Nos paysages, encore intacts, risquent-ils d’être défigurés par des infrastructures de production d’énergie?
Non, cette crainte est injustifiée. L’énergie renouvelable sera majoritairement produite in situ. Je pense par exemple aux systèmes géothermiques, qui fonctionnent avec des pompes à chaleur, aux installations photovoltaïques posées sur les toits ou les façades des bâtiments. Par ailleurs, la force hydraulique doit être modérément étendue et sa part dans la production d’énergie significativement augmentée sur le long terme. Une transition vers les énergies renouvelables se répercuterait donc davantage sur le bâti que sur le paysage – et partant sur la protection du patrimoine. Lors de l’intégration des installations photovoltaïques, l’accent sera mis tant sur la dimension technique que sur le respect de la culture du bâti.

Nos villes et nos campagnes évolueront quoi qu’il arrive, non?
On peut imaginer qu’à l’avenir nous verrons un champ de panneaux photovoltaïques jouxter chaque terrain de football municipal, ou que ces installations seront posées sur les toits des centres commerciaux. Mais ceci est fonction des zones à bâtir et de la volonté des communes. Au final, la question qui se pose est de savoir ce qui, aux yeux des gens, fait la beauté d’un paysage et fonde la nécessité de le protéger. Naturellement, les zones de détente exigent d’autres précautions qu’une zone industrielle. Il n’en reste pas moins que la notion de « beau » est subjective…

La nouvelle loi sur l’énergie récompense les investissements contribuant à renforcer l’efficience. Les pourfendeurs du projet affirment qu’il soulèverait une véritable marée de subventions.
Contrairement à ce qui se passe dans l’agriculture, la Stratégie énergétique ne s’axe pas sur un système de subventionnement à long terme : les aides sont consciemment limitées dans le temps. Une fois les solutions établies, les subventions pourront être levées. Le premier paquet de mesures vise, comme je l’ai mentionné, une augmentation modérée, à durée définie, du supplément sur les coûts de transport du réseau. Le Programme Bâtiments, financé entre autres par la taxe sur le CO2, qui était jusqu’à présent limité aux seules mesures d’isolation, a été élargi aux concepts holistiques, tels que les rénovations totales. Avec le système d’incitation prévu par la Stratégie, cette « marée » à laquelle tentent de nous faire croire les détracteurs du projet ne devrait se répercuter que modérément - et assez brièvement - sur le marché. Quoi qu’il en soit, il serait peu avisé de vouloir fonder une stratégie commerciale sur cette base. Le Programme Bâtiments n’invalide ni le premier paquet de mesures, ni la Stratégie énergétique dans son ensemble.

A partir de 2035, le système d’encouragement désormais soumis au vote aurait dû être remplacé par le SICE, système incitatif en matière climatique et énergétique. Le Conseil national l’a désormais rejeté.
Le fait que cette mouture du projet a été déboutée ne signifie pas pour autant qu’il ne sera pas appliqué dans les délais prévus. En effet, la votation du 21 mai permettra surtout de révéler clairement un premier positionnement citoyen en matière de politique énergétique. Si l’issue est positive, ce que j’espère, les conditions seront posées afin que les étapes suivantes puissent être déroulées. Le système d’incitation ne devrait pas entrer en vigueur avant 2035, mais, d’ici là, beaucoup de choses vont se passer. Et d’ailleurs, la taxe sur le CO2 ou la majoration du prix de l’essence, deux mesures d’incitation en vigueur à l’heure actuelle ne sont pas fondamentalement remises en question. Ces systèmes d’incitation n’ont donc rien d’inédit. Ce premier paquet de mesures ne suffira pas à atteindre les objectifs à long terme, j’en suis pleinement conscient et personne n’a jamais affirmé le contraire. Je suis convaincu que dans quelques décennies, nous serons rétrospectivement effarés par ce « siècle du carbone ». Il nous paraîtra incompréhensible de n’avoir pas pensé plus tôt à utiliser plus intelligemment ces agents énergétiques fossiles. Tout est question d’évolution.

Que se passera-t-il si le projet est refusé?
Dans un premier temps, rien. Mais nous perdrions un temps précieux et faillirions à l’exigence que nous nous sommes posée: être un pays qui endosse ses responsabilités et qui s’autorise à innover. Lorsque les conditions environnementales se seront brutalement dégradées et que nous serons dos au mur, cela ne fera pas apparaître de meilleures solutions. Personnellement, je serais frustré de voir la Suisse manquer des opportunités qu’elle peut saisir – ou abandonner son rôle de modèle de manière inconsidérée. Sachant que notre problème n’est pas le manque de ressources énergétiques, mais la toxicité du flux de matières – des polluants sont émis lorsque des agents énergétiques fossiles ou nucléaires sont utilisés – je suis convaincu que la décarbonisation et la mise en place d’alternatives au nucléaire relèveront, tôt ou tard, de l’évidence mondiale. Et je souhaite que la Suisse ouvre la voie, pas qu’elle ferme la marche.

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