«La di­men­sion spa­tia­le a tou­jours été une par­tie de la mé­de­ci­ne»

Les mesures liées au Covid-19 ne sont pas des nouveautés. Pour l’historien de la médecine Vincent Barras, si les questions d’hygiène et de santé ont marqué les théories urbanistiques naissantes, la dimension spatiale des épidémies et de la maladie en général a toujours été une partie de la médecine.

Data di pubblicazione
04-05-2020

Espazium: Face aux maladies, il semble qu’il y ait deux réponses possibles: la chimie (médicaments, vaccins) et l’espace (quarantaine, confinement). Dans le cas du Covid-19, il semblerait que faute de traitement, c’est la seconde qui a dû être privilégiée.
Vincent Barras: En réalité, il y a trois grands domaines pour répondre à la maladie. Ceux-ci correspondent à la tripartition traditionnelle de la médecine, depuis l’Antiquité, sur laquelle la discipline repose encore aujourd’hui: la chirurgie et les manipulations (soit tout contact, action par le medium de la main), la pharmacologie (le pharmakon, à la fois remède et poison, soit l’ensemble des interventions du domaine «biochimique» affectant la constitution intérieure du corps), enfin le «régime». Ce dernier terme ne se réduit pas seulement à l’alimentation mais à l’environnement du sujet: l’air qu’il respire, le climat, le territoire qu’il occupe, ainsi que, si l’on veut, en des termes contemporains, les différentes interventions de santé publique.

Ce sont traditionnellement ces trois grands domaines que gère le médecin pour traiter toutes les maladies, qu’elles soient génétiques, chroniques, aiguës épidémiques… Ces dernières peuvent donc aussi être analysées selon une perspective tripartite.

Ces trois domaines correspondent à trois espaces, ou plutôt trois échelles d’espaces.
Oui. Le paysage environnant est déjà en soi un élément de l’événement thérapeutique: pour traiter la tuberculose, on plaçait un sanatorium à Leysin plutôt qu’au fond d’une vallée. Cela permettait de capter l’air et la lumière du soleil, mais le lieu avait également un impact psychique non négligeable.

Le domaine «chirurgical» au sens élargi est celui de la manipulation, de l’espace de contact entre le corps du patient et celui du médecin traitant. Dans la crise actuelle, qui met en péril les poumons des personnes atteintes, on peut y inclure les instruments comme le respirateur, ce dispositif qui relie l’espace intérieur du patient avec l’extérieur, et c’est ce lien sur lequel intervient le soignant.

Enfin, concernant l’ensemble de la «pharmacologie», celle-ci est également une question d’espace, à une très petite échelle: celui de l’organisme et des matières avec lesquelles il entre en contact, du remède qui va l’atteindre au plus intime de sa constitution.

On peut donc considérer que chaque maladie est traitée, historiquement, selon une combinaison, voire une articulation de ces trois domaines: par exemple, les traitements liés à l’espace sanatorial (cure d’air, de soleil et de repos sur le balcon) étaient administrés en même temps que toutes sortes de traitements chirurgicaux (pneumothorax artificiel, …), nutritifs (régime fortifié) et pharmacologiques (sérums antituberculeux, fortifiants, et antibiotiques antituberculeux depuis la fin des années 1940). De manière générale, tous les traitements entrent dans une forme d’articulation spatiale autant que temporelle. Faire l’histoire des traitements consiste donc aussi à s’intéresser à l’évolution, à la modulation au fil du temps de ces réponses.

Dans ce contexte, devrions-nous parler d’une épidémie ou d’une crise sanitaire – à savoir le manque de moyens dans l’un des trois domaines que vous avez décrits?
S’interroger sur cette distinction est utile. Tout d’abord, je crois que nous devrions redéfinir les catégories, ou du moins distinguer dans le langage différents types d’épidémies. Le terme d’épidémie en soi est vague, très ancien, poli par l’usage, et très englobant (on l’utilise pour le surpoids autant que pour la grippe). Il signifie littéralement «sur une terre habitée par le peuple» (epi-dèmos), autrement dit «beaucoup de personnes tombant malades en même temps dans un territoire donné». Mais il faut ajouter une autre donnée, la dimension temporelle, et donc le mouvement des différents «acteurs» impliqués: les corps, les agents contagieux, les moyens de locomotion (bateaux, avions, etc.), les moyens techniques de prévention ou de soin. On pourrait ainsi distinguer, en fonction de la capacité des systèmes sanitaires, un premier type d’épidémies, celui dont le système de santé est capable d’absorber et de traiter convenablement et dans un temps court les personnes qui en sont affectées. Un autre type serait celui où le système ne réussit à absorber les personnes atteintes que dans le temps long – comme le SIDA, qui a fait des dizaines de millions de morts en quelques décennies: en de telles situations, la frontière avec la notion d’endémie devient poreuse.

Dans le cas du Covid-19, nous sommes pour l’heure placés devant l’incertitude. On a certes compris très vite que certains systèmes de santé seraient débordés: les pays qui en souffrent le plus, dans le temps immédiat, sont ceux qui ne sont pas équipés convenablement sur le plan technique pour les cas aggravés. Des mesures ont été prises, après coup, tenant compte du nombre de respirateurs et de places disponibles dans les unités de soins intensifs dans un laps de temps très bref. Mais la suite, compte tenu des innombrables variables en jeu (démographiques, biologiques, culturelles, sociales), s’avère beaucoup plus difficile à penser: personne n’est réellement capable de la prédire.

Pourtant, les réponses à la crise du Covid-19 nous semblent avoir été spécifiquement orientées vers l’espace à grande échelle.
Pas uniquement. Je me référerai encore une fois à l’histoire: on ne connaît pas très bien ce qu’il en est pour l’Antiquité mais, dès le Moyen Âge, les mesures mises en place pour lutter contre la peste – un équivalent, en termes de vagues épidémiques récurrentes, des grippes d’aujourd’hui – sont bien documentées en Occident. Depuis le Moyen Âge, des mesures impliquant des redimensionnements architecturaux à différentes échelles, de l’espace monde à l’espace domestique, sont prises pour lutter contre les maladies: interdictions de voyager, quarantaines, mises à l’écart, confinements, etc. Le politique, même avant l’avènement foucaldien du «biopouvoir», en est le plus souvent l’agent régulateur, s’appuyant au besoin sur la médecine. Que ce soit Philippe VI ou Emmanuel Macron, le Souverain qui décrète l’obligation d’une «distance sociale» exerce un pouvoir qui s’articule avec les directives émanant des médecins.

En 2020, le monde semble découvrir ces mesures. Mais en réalité, elles ont toujours été là. Motivées par des logiques parfois très différentes l’une de l’autre, elles font partie de notre condition à l’échelle individuelle, sociale et politique. Pour la grippe de Hong Kong en 1968 ou le SRAS au début de ce siècle, on ne les a pas prises de manière aussi poussée qu’aujourd’hui, mais toutes ces mesures existent depuis longtemps: chambres isolées, espaces réservés, etc. Ce sont des déclinaisons de principes qui ont été posés au moins depuis le Moyen Âge.

Que doivent retenir les architectes et les urbanistes?
Les professionnels peuvent se persuader que ces questions font partie de l’histoire de la médecine depuis longtemps, elles sont intrinsèques au développement de la discipline, art et science du corps humain, et de ses aléas. On a un peu oublié à quel point les architectes et les médecins ont discuté ensemble de nombreux aspects communs aux deux professions: matériaux, balcons, fenêtres, lumière, espace. La lecture de la thèse de Dave Lüthi «Le compas et le bistouri», portant sur la collaboration intense entre médecins et architectes du 18e au 20e siècle, nous fait réaliser que cette interaction entre les uns et les autres a été très étroite et très importante1.

Qu’est-ce qui vous frappe en particulier avec l’épidémie actuelle?
J’observe que différents éléments historiques sont repris d’un pays à l’autre avec des régularités, des récurrences: le passage aux espaces virtuels, le traçage des cas, modulés et combinés, soumis à des variations locales qui finissent par faire apparaître des situations aux visages très différents d’un pays à l’autre. Or, il s’agit toujours d’une articulation différentiée de trois dimensions très anciennes de l’agir médical.

Une des grandes nouveautés réside essentiellement, à mon avis, dans la manière dont l’information et les agencements politiques se déploient. C’est très impressionnant d’observer la rapidité des mesures, en comparaison avec d’autres épidémies du passé. En 1918, lors de la «grippe espagnole», les pays belligérants ne pouvaient pas admettre leur faiblesse, aussi l’information a été très lente à être diffusée, au contraire de l’épidémie qui se répandait à toute vitesse. On voit que les facteurs de changement, dans la manière dont les pandémies sont comprises, appréhendées et prises en charge, dépendent largement du politique.

Certains commentateurs se sont empressés de tirer un lien entre la densité urbaine et la propagation de la maladie. Quel est votre opinion sur la question?
Il y a plein de contre-exemples: New York est fortement touchée, Hong Kong non. Ma réponse, critique, est celle d’un historien. Les pestes du Moyen Âge ne se sont pas toujours propagées dans des espaces particulièrement denses: entre les villes de Lausanne et Genève par exemple, il n’y avait pas grand monde à l’époque, mais l’absence de «clusters» humains n’a pas empêché l’agent causal (une bactérie, dont on ignorait alors l’existence) de se propager dans toute la région.

Mais l’accélération du mouvement, des transports, semble, pour la pandémie actuelle, en cause. La «grippe espagnole», on l’a su après coup, était causée par un virus extrêmement contagieux; sa propagation à l’échelle de la planète a suivi le rythme des transports de l’époque. Il a suffi d’un seul bateau en provenance de Grande-Bretagne pour propager la maladie et ravager l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest en quelques jours.

On parle beaucoup de mesures à déployer sur les plans urbanistique et architectural. Pensez-vous que les villes pourraient évoluer suite à cette épidémie?
En ce moment, tout le monde y va de son commentaire, signe manifeste que nous avons trop peu de connaissances pour émettre des prédictions fondées.

Il faut se méfier des explications simplistes. L’équilibre formidablement complexe entre épidémie, corps humains déployés dans le temps et l’espace, contexte botanique et géologique, relations entre humains et animaux, semble être déterminant. Il est impossible de conclure, à ce stade, que les architectes et urbanistes doivent s’activer dès demain à élargir les trottoirs.

Vincent Barras est professeur ordinaire et historien de la médecine. Il dirige l’Institut des humanités en médecine qui est rattaché au Centre hospitalier universitaire vaudois CHUV et à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne UNIL 

Notes

1. Dave Lüthi, Le compas & le bistouri. Architectures de la médecine et du tourisme curatif, l'exemple vaudois (1760-1940), Lausanne, Bibliothèque d'histoire de la médecine et de la santé, 2013.

 

 

Illustration 1 : Sanatorium valaisan, Station climatérique de Montana, années 1940. Photographe inconnu. Collections de l’IHM.

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