Fu­turs pas­sés, fu­turs prés­ents

Architecture à l'écran

Away from all Suns, Isabella Willinger, 2013

Publikationsdatum
01-10-2015
Revision
22-10-2015

L’architecture est loin des intérêts de la réalisatrice allemande Isa Willinger lorsqu’elle se rend à Moscou, en 2010. Prise d’affection pour les immeubles constructivistes de la ville, elle décide de leur consacrer un documentaire. «Rétrospectivement, dit-elle, je crois que ces bâtiments étaient la seule chose dans le paysage moscovite à laquelle je pouvais me connecter, autant visuellement que culturellement.» Away from all suns (2013) se concentre sur trois de ces bâtiments: l’édifice Narkomfin (1928-1930), conçu par Moïsseï Ginzburg et Ignaty Milinis ; la résidence communale étudiante de l’Institut textile (1929-1930), projetée par Ivan Nikolaev; enfin le complexe formé par l’imprimerie Ogoniok et l’immeuble d’appartements Zhurgaz (1930-1935), d’El Lissitzky, Mikhail Barsh et Georgy Zunblat. Conçus selon le désir commun de contribuer au façonnage de l’homme de l’avenir, d’inventer des formes nouvelles de logement collectif et de révolutionner l’habitat, ces bâtiments se trouvent menacés par l’expansion du marché de l’immobilier et, présentant différents niveaux de dégradation, constituent aujourd’hui les ruines d’un autre futur, tels des fantômes d’une modernité oubliée.
Dans le film, les trois lieux nous sont présentés par trois formidables «guides» rencontrés par Willinger: le musicien Donatas Grudovich, qui vit dans le Narkomfin; l’architecte Vsevolod Kulish, ancien étudiant de Nikolaev, responsable des travaux de rénovation de la résidence communale ; et Elena Olshanskaya, dont la famille occupe un appartement de Zhurgaz depuis trois générations. Ces personnages-guides incarnent non seulement la vie actuelle de ces futurs-passés, selon l’expression de l’historien Reinhart Koselleck, mais aussi trois modalités pour éviter leur disparition. Olshanskaya, présidente de l’association d’habitants du Zhurgaz, défend la conservation du complexe formé par l’imprimerie et les cinq étages d’appartements, l’unique bâtiment d’El Lissitzky à Moscou. Moins connu comme architecte que comme artiste et photographe, El Lissitzky avait imaginé Zhurgaz comme un « gratte-ciel horizontal », mais seule l’une des trois parties originalement projetées a été construite.
L’architecte Vsevolod Kulish représente, quant à lui, la rénovation. Dans le film, on voit Kulish travailler à l’installation d’un ascenseur dans l’immeuble. Son désir de préserver la résidence communale dessinée par Nikolaev s’accompagne de la reconnaissance de certains échecs. En effet, si le film ne cache pas l’admiration de la réalisatrice pour ces architectes constructivistes, il est vrai qu’il est également empreint de critiques. Hélas, la vie ne correspond pas toujours aux grands idéaux. Il aurait sans doute fallu penser par exemple que les immenses fenêtres des édifices, au-delà de fonctionner comme sources de lumière, d’air et de chaleur, seraient difficiles à nettoyer. La résidence dessinée par Nikolaev était destinée à 2000 étudiants, répartis à l’intérieur de 1000 chambres étroites, sur huit étages. Avec le temps, les unités sont devenues plus spacieuses. La vocation collectiviste cède sa place à l’individualisme, et les espaces communs se convertissent en de nouveaux logements.
Le plus intrigant des personnages est le jeune Grudovich. Il vit dans un deux-pièces du Narkomfin, qui fonctionne également comme siège d’un mouvement artistique alliant musique, performance et discours politique. De par son image – la moustache, le chapeau, les vêtements – et ses propos, il pourrait représenter la nostalgie des utopies constructivistes. Néanmoins, le film le présente comme quelqu’un qui a pris le relais des futuristes. «Nous vivons dans le futur», dit-il, en défenseur de l’utopie au présent. Grâce à lui, à son manifeste contre le monde devenu carré, à ses performances musicales dans la baignoire ou sous la neige, le documentaire d’Isa Willinger devient une sorte de film-essai. Les bâtiments constructivistes parlent d’un temps rempli d’espoir, de rêves d’un futur meilleur. Dans la voix de la réalisatrice résonnent alors les écrits de Vesnin, Rodchenko et El Lissitzky, ainsi que l’insensé du Gai savoir de Nietzsche, s’interrogeant sur la mort de Dieu et le détachement de cette terre: «Où la conduisent maintenant ses mouvements? Où la conduisent nos mouvements? Loin de tous les soleils?»

 

Projections

Away From all Suns inaugurera le cycle L’architecture à l’écran, en partenariat avec la Cinémathèque suisse, les cinémas du Grütli et la Maison de l’architecture de Genève.
A Genève, aux cinémas du Grütli, mercredi 18 novembre à 20 h 45.
A Lausanne, à la Cinémathèque suisse, au casino de Montbenon, jeudi 19 novembre à 21 h.

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