Fai­tes l’amour, pas du com­mer­ce

Editorial paru dans Tracés n°23-24/2014

Publikationsdatum
10-12-2014
Revision
10-11-2015

Les bordels parisiens du 19e siècle aux salons érotiques du 21e, tout semble avoir changé. Les prostituées, jadis exploitées et cloîtrées selon un modèle disciplinaire, seraient aujourd’hui des entrepreneuses indépendantes et autonomes. La prostitution, libérée de son poids moral, serait devenue une activité que l’on pratique de son plein gré, avec son lot d’avantages et d’inconvénients. Aidée par les réseaux numériques, elle serait même sur le point de basculer dans des formes d’exercice qui rendent impossible toute exploitation contrainte. Sur les réseaux sociaux, c’est déjà la prostitution généralisée sans proxénètes et sans intermédiaires.

La réalité est bien différente. La persistance de certaines typologies architecturales témoigne du caractère illusoire du soi-disant progrès accompli. Si les temps ne sont plus les mêmes, les lieux de prostitution, eux, restent invariables. Quant à l’argument de la libéralisation numérique, il tourne court. Les rapports sexuels tarifés restent configurés sur le modèle que leur a donné le capitalisme émergeant du 19e siècle : celui d’une mise en scène sur le thème de l’abondance de la marchandise. Aujourd’hui comme hier, les prostituées sont exposées devant des consommateurs appelés à choisir ce qu’ils vont consommer.

L’architecture de la prostitution n’est donc pas à déduire, tant des lieux qu’elle configure (confinés et circonscrits ou virtuels et extensibles) que des rapports qu’elle instaure. Inchangée, elle consiste à transformer une personne en produit, exportable, exploitable, et en dernier lieu recyclable.

 Loin d’entrer dans des considérations morales, ce dossier préparé par Aurélie Buisson s’efforcera d’opposer ce rapport mercantile, dont nous ne sommes toujours pas débarrassés, aux nombreuses tentatives de libération du désir dans l’espace public qui font surface dans la seconde moitié du 20e siècle. Car le véritable contrepoint au bordel conventionnel n’est pas la prostitution numérique, mais bien la transformation de la ville en terrain de jeu amoureux et érotique, telle que la préfigurent de nombreux penseurs et artistes. 

Face au capitalisme des corps commercialisés, c’est peut-être le cinéma qui a marqué les plus beaux points, en célébrant, contre tous les monopoles sexuels, une pratique libidinale de la ville. Si l’on se jette dans les fontaines, si l’on se roule dans l’herbe, si l’on s’embrasse sur les quais, c’est aussi une question d’architecture, et c’est un peu grâce au cinéma.

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